Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Henry War
30 septembre 2021

Le prétexte de l'amour

J’ose enfin le dire uniment : tout le mal de ces mille ou deux mille dernières années provient de ce que c’est presque uniquement l’amour qui a servi de critère de légitimité à toute action humaine : en somme, il n’y a peut-être qu’un seul crime contre l’humanité et sa grandeur, et c’est la religion de l’amour. Tout ce temps, on a considéré qu’un acte était essentiellement bon parce qu’il était exécuté avec l’amour pour mobile, et tout autre examen a été superflu, présentant le caractère suspect d’une élaboration sophiste, le bien étant admis comme censé produire l’impression immédiate et sensible d’une évidence tandis que le mal ou, pour le dire plus justement, le « faux bien », trouverait toujours à se justifier par les raisons argutieuses de l’intellect. Ce disant, on a feint de ne pas voir que la moindre violence, qu’absolument tous les méfaits, que même les actions les plus manifestement infâmes de l’histoire ou du quotidien, ont toujours procédé d’un amour : qu’il s’agisse de l’amour pour sa foi, pour sa famille, pour sa patrie ou pour soi-même, toute cause d’atrocité, si peu argumentée soit-elle et aussi faiblement intellectuelle, n’a jamais résulté, en fait, d’une volonté assumée, ni même d’un prétexte établi par raisonnement, de réaliser une action maligne, autrement dit de faire le mal de manière délibérée. Règle universelle : le mal individuel n’est jamais et intériorisé et conscientisé en tant que mal, il est un moyen d’instaurer ou de rétablir un bien qu’on désire par amour. La guerre, n’importe quelle guerre, naît toujours de l’amour : même le nazi s’était persuadé d’aimer une certaine vision parcellaire de l’humanité, il pensait et agissait contre (les Juifs par exemple) en suivant la foi étrange et controuvée selon laquelle les Juifs constituaient des nuisances à ce qu’il aimait. L’amour, par définition, est la défense d’un bien qu’on estime supérieur et sacré, et c’est pourquoi on tue toujours par amour, et c’est pourquoi tout mal qu’on puisse commettre, on considère encore que l’amour le change en bienfait, et c’est pourquoi le plus grand vice qu’on puisse commettre, c’est de continuer à croire que l’amour est d’office un principe de vertu, parce qu’alors on continue sur ce fond à produire même les plus grands maux, inconsidérément au prétexte qu’un sentiment de sauvegarde les a inspirés.

L’amour ne signifie rien, en général, particulièrement à notre époque devenue inapte à fonder une admiration sur des motifs explicites et pertinents : on aime et on ne sait pas pourquoi, et on ne veut surtout par rechercher en soi-même les causes de l’amour. L’amour est atteinte et donc une bassesse, la pire peut-être ; c’est une faiblesse minable ; il n’y a, en tous cas, aucune raison saine de le supposer une vertu. On ne l’inspecte jamais, on n’en tire qu’un rayonnement flatteur, qu’une sensation irréfléchie de « bonne direction » : eh bien ! qu’on y regarde enfin, puisqu’on en est si sûr, qu’on le questionne si l’on ne craint rien ! C’est une idole comparable au veau d’or, qui reluit, qu’une adulation forcenée et obligatoire a patinée comme un banc dont on suppose la place favorable du seul fait de l’usure du bois produit par toutes les générations précédentes. On dit : « amour », aussitôt le cœur se soulève, on veut croire que ce soulèvement est une marque, un indice, une preuve de grandeur ; mais la haine réalise un soulèvement très semblable qui confirme aussi des inclinations. On a doré pendant des siècles une statue de plâtre sur la base de croyances primitives et obsolètes, et la statue, à force d’ans et d’éons, si fragile à l’intérieur, si pauvre en contenu, se dissout sous le lustre pesant, même si sa vétusté n’apparaît jamais avec évidence sous la couverture qui brille et qu’il est tabou d’inspecter, ce qui brille ici est bien d’or, mais c’est un or factice, un or de fausse valeur, ou plutôt un or dans une société qui surévalue tous ses ors – l’or comme trace de superficialité et de stupidité grégaire, ce qui relève de la concession et de la compromission, le voilà, l’or contemporain. Mais après tant et tant d’expériences déçues, tout ce que notre monde exalte devrait nous inciter au moins à une certaine défiance, au mieux à un souverain mépris. Il est impossible, en ce siècle débile, que les gens soient unanimes à vanter quelque chose et que cette chose s’avère mériter effectivement des égards : cela, statistiquement, n’arrive jamais. Un bœuf ne marche pas après des mets fins, il suit le troupeau vers des pâturages plus abondants ; il suffit que l’herbe soit d’un vert persuasif et que d’autres bêtes s’y dirigent, et cela motive tous ses efforts dans ce sens. On ne verra point un bœuf tenter de manger d’une autre nourriture que celle dont il a l’habitude, à moins qu’on lui en propose une nouvelle, qu’on la lui impose, et qu’on l’affame peut-être ! On a même vu des bœufs, il n’y a pas si longtemps, auxquels on faisait manger d’autres bœufs, sous une forme analogue à leur nourriture habituelle. Il est dans la nature d’un certain bœuf de mal manger, de manger comme une bête ; identiquement, il est dans la nature du Contemporain d’aimer tout ce qui est facile et mauvais. Chaque chose que le contemporain goûte pue : c’est une moisissure à laquelle un palais s’est acclimaté par désir d’imitation et d’homogénéité, comme l’alcool, la cigarette et le Coca-Cola. L’amour, tant adulé, si unanime, signifie surtout qu’il faut s’abstenir a priori de consommer de cet aliment avarié. Un homme, d’emblée, un homme véritable, ne mange pas ce dont se nourrit le bétail : garder toujours cela à l’esprit. Ils aiment l’amour, ils le vénèrent tous sans exception, donc l’amour est un toxique ou un narcotique.

La seule raison qui institua si facilement l’amour comme critère d’action morale, c’est justement sa facilité, le contraire d’un effort ou d’une ascèse : ce sentiment légitime tout, en soi et pour soi, il permet ainsi toute entreprise au nom de ses penchants, et il n’est alors besoin de rien d’autre, avant d’agir en toute décomplexion pour le Bien, que de se consulter sans même se comprendre, que d’approuver ses désirs, que de se trouver un amour. Ainsi, celui qui s’émeut positivement de sa tendance à aimer ne peut plus, dès lors, se croire entièrement mauvais, c’est-à-dire mauvais tout court, il vit agréablement avec la sensation suffisante de se savoir bon, sans même être obligé de se donner la peine d’y réfléchir – car il est clair pour chacun que l’amour est précisément de toutes les passions celle en laquelle on ne doit jamais chercher les causes (ou c’est, dit-on, abîmer sa pureté et faire autre chose qu’aimer, c’est corrompre l’amour que de songer seulement à le motiver) : l’amour, donc, comme excuse à la paresse mentale, comme refus d’explorer l’origine d’une intention, de sonder un acte. En cela, je blâme l’idée qu’il existe un bon et un mauvais amour, un vrai contre un faux, et que, par exemple, les adeptes de l’amour qui en usent comme motif de conflit seraient en fait des amoureux dévoyés : d’abord le peu de méditation qu’on fait par principe sur l’amour ne permet jamais d’en décider de sorte que cette opposition est encore un préjugé pour justifier l’amour quand on suppose simplement qu’il est « juste », mais surtout, tout amoureux ne veut-il pas défendre avec âpreté l’objet de son amour, et n’est-ce pas la consistance même de l’amour que de pousser aux passions ? Quelle différence existerait-il entre une mère qui veut mourir pour son fils, un patriote qui veut mourir pour son pays, et un penseur qui veut mourir pour sa liberté ? – dans toute situation concrète ou quelque opposant devient un péril, il faut bien se représenter que ce « mourir » signifie exactement « tuer ». D’ailleurs, dans tous ces cas, il faut insister sur le fait que l’amour n’est jamais ressenti comme plus ou moins intellectuel, comme plus ou moins éloigné du sentiment « inné », comme situé à des degrés divers du naturel ou au contraire de la spiritualité – il se présente à soi comme étant ou n’étant pas – mais aucun de ces amours ne se distingue fort quand on l’éprouve, aucun n’est nettement perçu, je crois, plus « instinctif » ou plus « naturel » que les autres, et, quand ce serait le cas, je n’accorderais pas encore facilement que l’instinct doive servir de repère moral aux actions humaines. Ce qu’il faudrait pour vérifier si par exemple chacun des amours que j’ai cités précédemment est juste, c’est d’examiner si l’enfant, si la nation ou si la liberté dont il est question mérite bel et bien l’attachement qu’on lui consacre peut-être avec trop de précipitation, d’inconséquence ou d’artifice. Et comment le bien serait-il une simple question de suivre son « intuition » ou de laisser aller sa « spontanéité » ou sa « fraîcheur » ? à ce compte si accessible, le bien ne serait-il pas déjà advenu et largement répandu ? C’est d’ailleurs avec aisance qu’on démontrerait que, pour l’amour de soi qui est certainement de loin l’amour le plus immédiat, toute action favorisant le sujet devient alors prioritaire et légitime, pour ce qu’un violeur même se figure des « besoins » à satisfaire et des « envies » à défendre ! Le crime, par conséquent, deviendrait un bien : et l’assassin ne s’est-il pas aimé, d’une façon ou d’une autre ?

C’est donc définitivement qu’il faut régler son compte à l’amour, cette inconditionnelle bêtise, lui retirer sa dorure et en exposer le plâtre traversé de fissures. Tout ce qu’on admet de noblesse dans l’amour n’est jusqu’à présent que le travestissement de l’or en couches. Grattez cette épaisse et uniforme strate qu’une tradition enjoint à apposer dès le plus jeune âge à la vile et inconsidérée statue du Bien fréquentée comme un obtus pèlerinage, il ne reste qu’un support terne et rabougri, fragile et piètre, un vestige d’une tradition, qui fit assez illusion à des anciens qu’on doit reconnaître aujourd’hui là-dessus plutôt benêts et superstitieux. Certes, tout devient doré avec l’amour brossé au pinceau sous les yeux, on se sent tout de suite mieux, des tendances deviennent des héroïsmes, des sensations sont changées en confirmations, et des humeurs sont confirmées en morale, on accède bientôt à une grandeur usurpée. Ce sont autant de sentiments qui nous devraient être suspects : nulle vérité n’est agréable ou facile, chaque fois qu’on prend plaisir à découvrir une chose parce qu’elle est aisée, c’est un faux. Le vrai philosophe est snob empiriquement : sa conscience du difficile pour atteindre à des vérités immaculées le détourne avec fiabilité et par expérience des contrefaçons. Cela crée du plaisir ? C’est aisé à entendre ? Cela touche mes contemporains ? c’est donc bien du plâtre, en réalité.

Ce qu’il faut interroger surtout, c’est si l’amour, contrairement à ce que suggère la doxa, n’est pas au contraire systématiquement le point d’origine d’une action mauvaise, et si, de façon apparemment « paradoxale », la réflexion ne mène pas avec infiniment plus de certitude à des actions bonnes. On m’arguera qu’il existe quantité de réflexions biaisées qui conduisent à des pensées absurdes d’où naissent parfois les actes les plus odieux, et c’est juste, ne serait-ce que parce qu’un esprit ne peut tout entreprendre ; mais qu’on regarde si l’amour, qui par tradition, lui, ne réfléchit pas du tout (ou bien c’est au risque, dit-on, qu’il devienne autre chose), n’a pas infiniment plus de risques de se fourvoyer en erreurs terribles ! Qu’au moins l’auteur d’un acte mauvais se sente tenu à se justifier par des arguments, c’est ce qu’il ne parviendra pas facilement à faire s’il lui faut des raisons solides, mais comment répondre à qui fait le mal pour l’unique et irréfragable raison qu’il a « senti » qu’il fallait l’exécuter par amour, au même titre que toute raison d’amour est une raison sans argument ? Il paraît évident que le penseur rassis, même s’il est coupable d'idiotie, présente au moins plus de chances de ne pas se tromper que l’amant éperdu, car il a au moins quelque argument opposable sur quoi fonder l’action, mais l’amour vaut moins qu’un argument contourné, car il refuse à se justifier par principe. D’ailleurs, il faudrait vérifier si, dans l’hypothèse d’une faille logique, d’une pensée mensongère, d’une forme spécieuse ou d’un argument captieux, ce n’est point encore une façon d’amour contenu dans la démonstration qui fait dévier et égarer la réflexion ; et songer alors : un amour de quelque chose ne s’y est-il pas insidieusement mêlé pour en détourner la vérité ? Je crois qu’à ce procédé on distinguerait quantité de biais à l’intelligence où le sentiment se commet en raccourcis et en grossièretés qui sont autant de corruptions induites par un soupçon d’amour.

En faisant de l’amoureux le parangon du bien, l’humanité a pris en somme la direction la plus douteuse et injustifiable du point de vue moral, la plus contraire à l’effort, au point qu’on devrait reconnaître, plutôt que nos proverbes benêts, qu’une action effectuée avec amour est très probablement une action mauvaise, une action dont il faut particulièrement se méfier, au lieu que l’amour serait un gage de bonté ou un signe de vérité. D’autant qu’une action mue par l’amour flatte surtout l’amour-propre, et c’est ce sentiment tout personnel qui produit le plus de satisfaction en l’homme, du moins avec le plus d’immédiateté et de force, le sentiment d’avoir de bonnes pensées plutôt même que des pensées justes. Se savoir bon conforte infiniment mieux et plus vite que de se justifier, que de s’expliquer, que d’argumenter sa bonté, travail délicat qui oblige à passer par quantité de développements compliqués dont le sentiment seul n’a pas ou n’a guère besoin. Faire telle chose par amour, c’est la faire sans raison, c’est-à-dire la fonder probablement moins bien que toute autre action : se souvenir de cela, et pas uniquement dans les occasions où l’on ne se sent pas usé de réflexions, fatigué ou préoccupé. Le maintien de ce prétexte de l’amour, en des temps de découragement où l’homme aspire à la tranquillité des pompeux adages, est une cuisante retombée dans l’enfance humaine, dans un puéril lointain de sa généalogie, à l’époque des semi-primates qui ambitionnaient des miracles et affectionnaient des credo en raison justement de leur étonnante absurdité : il faut l’abandonner si l’on aspire à mûrir ! Il n’est plus temps de nourrir les billevesées de nos aïeux ; on a tant boursouflé le veau de reluisances dorées qu’il présente dorénavant une mine ridicule ; n’alimentons plus le bœuf en nous-mêmes : le catéchisme de l’amour doit cesser ; il ne faut plus qu’y demeure un moindre doute, un bénéfice-du-doute. C’est à ce prix qu’on forgera l’amour sur des fondements assainis et ainsi qu’on établira une ère nouvelle au sein d’une histoire qui ne connut à peu près jamais rien que cette erreur ou ce mensonge comme guide suprême c’est-à-dire comme critère moral. À présent, qu’on instaure l’amour comme admiration rationnelle, justifiable, émulative. Assez des rogatons qu’on ramasse et qui ne valent pas, pour tout héritage – une table rase.

Publicité
Publicité
Commentaires
Newsletter
Publicité
Derniers commentaires
Publicité