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Henry War
10 octobre 2021

L'art d'avoir toujours raison, Arthur Schopenhauer, 1864, ou Origine de la mauvaise foi

L'art d'avoir toujours raison

Cet opuscule est une liste de procédés de la mauvaise foi exaspérante et stérile. Tout ce qui, dans un débat, ne vient pas au fait et détourne de l’exercice méthodique de la raison, tout ce qui éloigne de l’objectivité et ne cherche que des effets d’adhésion pour soi ou de rejet pour autrui, y figure en énumération systématique avec terminologie latine et exemples, provoquant l’agacement lié au souvenir de toute controverse où quelqu’un a préféré détourner le sujet de la recherche sincère et impartiale de la vérité – expérience commune, désespérante routine à notre époque de l’effort suffoqué. L’origine de cette tendance ne se situe pourtant guère dans quelque stratégie ou tactique préparée, ni dans quelconque machiavélisme assumé et conscient, ni dans n’importe quel entraînement rhétorique ; elle est à distinguer presque exclusivement dans la volonté de « garder la face » quand on se sent en position de la perdre : il s’agit alors de déplacer l’enjeu de la polémique non sur la vérité qui s’échappe et dont on se devine lentement démuni – ce qui peut revenir à se savoir dépossédé de tout jusqu’à soi-même –, mais sur l’interlocuteur qu’on veut démettre, par urgence ou par vengeance, de son air de domination, de sa prestance, en laquelle on suppose le souhait de nous réduire, de nous vaincre, de nous annihiler, au lieu seulement d’annuler logiquement et impersonnellement notre thèse.

Or, pour arriver à une telle conception du débat et notamment à une si grande crainte de passer pour faible et d’être défait sur le plan de la vérité, on doit ressentir une fébrilité préalable qui est comme un ridicule intérieur qu’on redoute de révéler. Quelqu’un qui s’inquiète de son image au point de déraisonner n’a pas foi en lui et ne se préoccupe pas tant de sa profondeur que de sa superficie : il veut conserver son apparence de solidité et d’éternité de jugement, mais il n’a cure de déplacer ses vues dans le domaine de l’exactitude pour affiner ses opinions ; c’est, en somme, un être de positions, là où la vérité, tant qu’on n’est pas, par sa puissance acquise, comme destiné à être partout victorieux, consiste toujours en une guerre de mouvements, car on ne saurait, je pense, être sage avant d’avoir longtemps réformé ses avis – c’est une évidence qu’on sent par l’expérience et qu’on préfère donc dissimuler par bravade. Voilà pourquoi toute tentative d’écrasement en-dehors de la sphère rationnelle, c’est-à-dire toute volonté autre que de se perfectionner dans l’appréciation du vrai, me paraît toujours un indice et même la preuve d’un doute intime, ce doute qui, lorsqu’on est acculé à la faute, tient à se précipiter hors d’affaire par une violence qui ne respecte pas les règles du jeu. Ainsi, chaque fois qu’on se croit dépassé par son adversaire, on commet une triche, à la fois par frustration de ne pouvoir rivaliser et par souci d’infliger au « physique » la blessure qui sera la contrepartie de son propre orgueil blessé. Il faut se sentir – donc vraisemblablement pas tout à fait se savoir – inférieur pour recourir à l’abus comme en une partie de cartes l’on n’est tenté à l’anti-jeu que lorsqu’on se trouve perdant et impotent à l’emporter par d’autres moyens. Il faut ainsi craindre beaucoup plus de soi-même que de l’autre pour en arriver à l’extrémité de la mauvaise foi dans une controverse, il faut trouver par exemple qu’on est mal à l’aise, qu’on n’a pas les compétences requises, il faut en avoir vaguement conscience, du moins percevoir sa limite, et jouer alors un jeu de duperie selon des raisons alternatives c’est-à-dire des procédés spécieux. On peut prétendre cependant avoir raison pour quelque intérêt vénal lié à la fois à l’estime-de-soi qu’on tient à forcer et à l’image publique qu’on a patiemment bâtie sur quelque vantardise, mais c’est au risque, sur un tort bien démontré, que tout s’écroule ensemble et qu’on passe enfin longtemps pour ce qu’on est, c’est-à-dire un simulacre ou un fanfaron. Mais au contraire, on gagne toujours à être modeste au sujet qu’on ignore ou qu’on connaît peu, parce qu’on s’épargne ainsi de s’enfoncer dans des embarras dont on ne saurait sortir sans honte et par des biais difficultueux, encore doit-on au préalable être en mesure de reconnaître la différence entre ce qu’on sait et ce qu’on ignore, ce qui implique au moins de savoir quelque petite chose, distinction qui n’est pas du tout évidente au Contemporain parce qu’il n’entend plus, à force de tout méconnaître, ce que signifie la certitude d’être expert en tel domaine, par conséquent c’est faute d’être bon en un seul sujet que, se croyant égal en tous, il panique à l’idée d’être défaussé d’une seule connaissance, ce qui revient soudain pour lui à être reconnu universellement nul. Autrement dit, si le Contemporain manque de distinguer ses savoirs (de ses lacunes), c’est parce qu’il n’en possède pas. C’est, en somme, parce que j’ai acquis la connaissance de spécialités qui suffisent à me valoriser d’un côté que, sans hésitation ni douleur, j’avoue sur-le-champ ce qui me fait défaut, n’ayant pas l’usage de recourir à des tromperies pour atteindre à des succès que je priserais peu et qui m’humilieraient les sachant de faible valeur cependant que je me sais sur maints autres sujets en pleine capacité de triompher justement parce que j’y suis plus propre qu’aucun autre. En quelque sorte, les victoires que je me devine sur des sujets où j’excelle compensent maintes défaites que je puis avoir sur d’autres de façon que je n’en tire aucune façon d’humiliation – une voix en moi me dit alors, au moindre soupçon de vexation : « Mon adversaire l’a bien emporté ici, mais sur plusieurs autres sujets il ne rivaliserait pas », et voilà, s’il était besoin, qui suffit à me consoler d’une infériorité que, puisqu’elle n’est que ponctuelle, je ne redoute plus d’admettre volontiers (même si cet aveu d’incompétence ne m’empêche pas de signaler parfois ce qui manque à mon contradicteur pour prétendre à me dominer).

C’est ainsi que je ne crains guère de me tromper ; j’apprécie plutôt – c’est apparemment désarmant – qu’un interlocuteur m’enseigne clairement l’endroit de mes insuffisances, le lieu où je manque mon argumentation, parce qu’un tort ne me nuit pas tout entier et parce que je me sais plus valeureux et plus complet à ne pas avoir peur de me révéler et d’apprendre – en somme, je surprends l’ennemi, pareil au chien qui se sait d’emblée vaincu et qui, ne voulant pas risquer de combattre pour sa défaite certaine, se met sur le dos et ne montre les dents qu’à la dernière extrémité (mon cocker procédait ainsi avec cette sorte de désarmante amitié, et il n’a jamais été mordu, même par un chien belliqueux et massif). Je ne ressens ainsi nulle humiliation à indiquer que j’ignore quelque chose ou que je suis moins fort sur tel sujet particulier, et c’est parce que je ne m’avance jamais en me faisant plus puissant et imposant que je ne suis. Même dans mes domaines de spécialité, j’admets fort que je puisse être temporairement supplanté, si bien que je n’appréhende pas négativement qu’on m’enseigne là-dessus ce que je ne connaissais pas. C’est ainsi qu’une controverse n’a pour moi jamais rien qui puisse m’abaisser, je me crois même une certaine hauteur à admettre hautement ignorer quelque chose et vouloir l’apprendre de celui qui m’objecte ; je ne me sais nulle réticence à changer d’avis ou à émettre des réserves sur mes propres opinions quand je me sais les improviser ou quand je doute de leur bien-fondé ; j’expose toujours plutôt mes failles que je ne les dissimule, et c’est à peine si je comprends qu’on puisse s’offusquer d’avoir tort. Oui, mais voilà : ce siècle est puéril, il se sait foncièrement et presque constamment tort faute d’avoir jamais dûment appris une chose, et tout ce qui s’y présente est une consternante somme d’approximations qu’on veut faire passer pour sûres afin de ne point se donner la peine d’en rechercher davantage les fondements. Aujourd’hui, l’objection efficace ne blesse pas seulement l’égo, mais elle heurte par avance la patience parce qu’on se désespère d’avoir à multiplier ensuite des lectures fastidieuses (j’ai maintes fois constaté que toute lecture documentaire est devenue fastidieuse au Contemporain) pour pouvoir répondre ultérieurement à son détracteur : on préfère se contenter toujours de ce qu’on croit savoir, c’est moins fatigant, et si l’on prétend manquer de temps à notre époque, c’est que le temps libre est devenu affaire de pur divertissement et nullement d’édification quelconque. Un contradicteur, outre qu’il nuit à votre image quand celle-ci constitue la possession morale qui, longue à bâtir, est votre bien le plus précieux, vous engage toujours à des travaux supplémentaires, et, en vous révélant votre insuffisance, réalise sur vous une contrainte qu’on ne voudrait jamais permettre à autrui, qu’on juge une impudeur, une façon de viol de l’intimité, de désagrément en tous cas, qui approche la nuisance et qui devrait pour cela être illicite. Souffrir un opposant oratoire, c’est souffrir tout court : or, voilà ce qu’on ne permet plus en un siècle de droits policés ; ainsi autant, face à une si outrageuse délinquance, avoir recours aux plus grandes disproportions de la pensée et de la parole, ce que, croit-on, la violence subie permet. On rend ainsi l’impression d’un dommage au moyen d’une rétorsion plus infecte encore comme une manière de légitime défense, parce qu’on sent bien qu’on risquerait, autrement, de disparaître. Oui, mais ce sentiment de fragilité précède de loin une véritable agression qu’on aurait effectivement reçue : il ne s’agissait que de trouver une raison !

Ainsi, la mauvaise foi, je le répète, n’est pas calculée ou délibérée, elle ne se définit pas comme une technique élaborée de la parade dialectique, elle n’est pas davantage le fruit d’un enseignement que ne le serait, aux antipodes, quelque glossaire méthodique de la franchise ou de la vérité, mais c’est spontanément qu’elle s’impose comme un rempart, comme une riposte démesurée, comme une contrepartie cinglante dont la superficialité troublée est masquée par l’effet immédiat de violente rancune. C’est que la mauvaise foi tâche à prévenir par déloyauté un péril induit à la structure même du Contemporain plutôt que, comme l’opposant se le figure à l’imitation de son propre ressenti s’il est sage, à la forme malléable de sa pensée : il ignore, cet opposant, que la pensée de son rival n’est ni perfectionniste ni ductile, mais qu’y toucher et que l’étendre revient à la travailler et à la rompre, que c’est y introduire une tension, et que c’est l’échauffer durement que d’y intervenir et la manipuler. Car un vrai philosophe, lui, ne se soucie guère de l’identité de son interlocuteur, il n’en a cure, seules ses pensées l’intéressent avec ses objections, et jamais il ne croit blesser une personne en lui opposant ses raisons puisqu’il suppose que, comme lui, seules ses pensées sont engagées qu’il a flexibles et mutables. Or, ce penseur détaché, si sagace soit-il, n’est pas toujours apte à comprendre que le Contemporain avec qui il s’entretient, ne disposant guère de profondeur, n’use quasiment que de mauvaise foi parce qu’il est en constante détresse de se découvrir entier, parce que ses vertus sont toujours usurpées et feintes, parce qu’il ne dispose d’aucune défense, parce qu’il est désarmé face à toute critique et parce qu’il n’envisage pas même le moyen qu’il aurait de lutter contre ce qu’il ressent comme sa réduction totale, hormis une variété de morsure. Cet homme moderne est acculé, se sent tout entier menacé, en péril dans son être et pas seulement sur tel petit sujet dérisoire parce que ce sujet est analogue à tout ce qu’il croit le mieux savoir, alors il exprime la hargne des désespérés qui souffrent d’être sans capacité et dont la frustration implique l’excès parce qu’ils craignent autrement d’avoir de quoi réfléchir pour finir par s’en vouloir de leur incompétence. La mauvaise foi est ainsi à peu près une improvisation, jamais un calcul, en quoi dresser la liste des procédés de mauvaise foi est assez inutile, car elle suppose qu’on serait assez pertinent pour apprendre les stratagèmes biaiseux du mensonge alors que les franches astuces de la vérité ne sont pas plus difficiles à acquérir et n’induisent pas, au surplus, l’inconfort intérieur de se sentir en faute ou en tort. En somme, il est plus aisé de songer à une méthode qui ne laisse aucune répartie à ses opposants plutôt que de chercher par quel propos contourné et auquel on n’adhère pas on peut parvenir à gagner l’illusion d’avoir emporté une escarmouche – contournement risqué du reste, car si l’adversaire réussit à y répliquer, il faudra s’aventurer plus loin dans un système auquel on ne croit déjà pas et qui nous fera probablement déraisonner en excès patents, de sorte qu’il sera impossible à quelque terme de faire admettre qu’on y adhère sans susciter une impression de bizarrerie, impression qui caractérise la mauvaise foi déjouée. C’est pourquoi la mauvaise foi consciente et volontaire est un pari où l’on a beaucoup à perdre.

Ici, Schopenhauer prétend qu’à défaut de pouvoir, dans l’instant d’une dispute, identifier si l’on a tort ou raison, on peut transmettre au moins quelque profitable illusion de persuasion, pour l’adversaire ou pour l’audience, au moyen d’effets travaillés et prévus, et que ce livre a pour dessein de les rendre explicites et évidents, que ce soit pour en user ou s’en défendre. Mais je doute que ni l’idiot ni le sage ait besoin de les trouver ainsi classés (ad remad hominemad personam, apagogè, instance, pétition de principe…), car l’idiot ne saura les apprendre comme repères de sagesses, et le sage n’ignore pas comment les signaler spécieux c’est-à-dire idiots : c’est prêcher ou des sourds ou des convaincus. Et voici donc un répertoire qui, pourtant joliment docte et compendieux, ne sert à personne, reproche que, du reste, l’auteur lui-même a la finesse et l’audace d’adresser à Aristote à cause de ses Topiques dont il juge, s’agissant des topoi dont le philosophe antique dresse une longue liste rébarbative, « qu’il est plus facile d’en remarquer le respect ou la violation dans un cas particulier que de se souvenir du topos abstrait applicable en ce cas : de là vient justement que l’utilité pratique de cette dialectique est mince » : pourquoi Schopenhauer n’a-t-il su appliquer à lui-même cette critique avisée qui convient à son essai ? C’est vrai qu’on y retrouve la plupart des actes captieux de la sophistique tels que souvent on les entend sans pour autant les croire travaillés ni intentionnels (se figure-t-on qu’un sophiste pense, dans l’instant d’une difficulté : « Je vais, à cet instant critique du débat, être délibérément de mauvaise foi en recourant à tel procédé déloyal ! ») ; vrai aussi que l’auteur y adjoint parfois un bref « guide de désamorçage » à dessein d’y obvier, mais je ne sache pas que ces indications permettent de les annuler des conversations quand même tout débateur actuel serait lecteur de Schopenhauer, et je ne crois pas que les gens soient aptes, ou même l’aient jamais été, à tirer avantage d’un livre pour en transposer les leçons dans l’existence, de sorte qu’ils ne sortiront pas plus raisonnables d’une description systématique de la mauvaise foi, en ce qu’ils préfèreront l’estimer applicables à d’autres pour qui le profit serait plus grand que pour eux-mêmes ; ils ne s’empêcheront pas non plus d’avoir « toujours raison » par n’importe quel moyen mordant, et ils ne jugeront pas avec plus de lucidité qui est, dans un débat, celui qui détient la vérité la plus grande et remporte le conflit, notamment par l’analyse de celui que l’emprunt à telle irrégularité logique, classifiée dans cet opus, disqualifie.

En somme, on trouve certes un peu d’auto-complaisance autobiographique et pédante en ce relevé des ruses pour triompher tout en ayant tort, et il ne se peut qu’un lecteur avisé n’y discerne une sorte de malin plaisir de Schopenhauer à montrer combien le vice en rhétorique peut-être rentable et délicieux, plutôt qu’un souhait d’édification à inciter à débattre avec à-propos et vertu : la focalisation est assez nettement du côté du tricheur, et, quand l’auteur paraît s’offusquer du vilain procédé qu’il explique, il n’incite le plus souvent à le contrecarrer qu’en recommandant le recours à la triche opposée – c’était nettement un matois bonhomme que ce Schopenhauer qui n’ignorait pas, au point d’en dresser une classification, tous les trucs par quoi, à défaut de certitude ou de triomphe objectif, il se savait, en présence d’un piètre adversaire ou d’une mauvaise audience, pouvoir gagner dialectiquement une controverse, quelle que fût ses arguments. C’est ainsi l’ouvrage plutôt anecdotique d’un régal de vilénies, pas si assumé qu’un Machiavel, mais tout de même assez pour faire vibrer en soi la fibre de l’agacement, puisque c’est désormais de nos jours que la controverse est bâtie de pareils insupportables enfantillages, et puisqu’on ne tarde pas à s’apercevoir que la théorie ainsi explicite de la bêtise et de la hargne rencontre, chez nous, le constat non de l’exception, mais de la normalité.

 

À suivre : De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts, Quincey

 

***

 

« Car la plupart des gens pensent avec Aristote : ha men pollois dokei tauta ge einai phamen [ce qui semble juste à beaucoup, nous disons que c’est vrai] et il n’est pas d’opinion, si absurde qu’elle soit, dont les hommes ne s’emparent avec empressement dès qu’on a pu les persuader que cette opinion est communément reçue. L’exemple agit sur leurs pensées comme sur leurs actes. Ce sont des moutons de Panurge, qui suivent le bélier de tête, où qu’il les mène : il leur est plus facile de mourir que de penser. Il est bien étrange que l’universalité d’une opinion ait tant de poids pour eux puisqu’il leur suffit de s’observer eux-mêmes pour constater qu’on adopte des opinions sans jugement propre, et seulement en vertu de l’exemple. Mais s’ils ne le voient pas, c’est qu’ils sont dépourvus de toute connaissance d’eux-mêmes. – L’élite seule dit avec Platon : tois pollois polla dokei [le grand nombre a un grand nombre d’opinions], c’est-à-dire : le vulgus a dans la tête une foule de sornettes, et s’il fallait en tenir compte, on aurait beaucoup à faire. Pour parler sérieusement : la généralité d’une opinion n’est pas une preuve, et même pas un indice de la vraisemblance de son exactitude. Ceux qui l’affirment doivent admettre 1) que l’éloignement dans le temps prive toute généralité de sa valeur de démonstration : sinon, il faudrait qu’ils rappellent à la vie toutes les erreurs qui ont jadis passé pour des vérités : par exemple le système de Ptolémée, ou qu’ils rétablissent la catholicisme dans tous les pays protestants ; – 2) que l’éloignement dans l’espace a le même effet ; sinon, la généralité de l’opinion chez les adeptes du bouddhisme, du christianisme et de l’islam mettrait l’esprit en embarras.

Ce qu’on qualifie d’opinion commune est, à bien l’examiner, l’opinion de deux ou trois personnes ; et c’est de quoi nous pourrions nous convaincre si nous pouvions seulement observer la manière dont naît une pareille opinion commune. Nous découvririons alors que ce sont deux ou trois personnes qui ont commencé à l’admettre ou à l’affirmer, et auxquelles on a fait la politesse de croire qu’ils l’avaient examinée à fond ; préjugeant de la compétence de ceux-ci, quelques autres se sont mis à admettre également cette opinion ; un grand nombre d’autres gens se sont mis à leur tour à croire ces premiers, car leur paresse intellectuelle les poussait à croire de prime abord, plutôt que de commencer par se donner la peine d’un examen. C’est ainsi que de jour en jour, le nombre de tels partisans paresseux et crédules d’une opinion s’est accru ; car une fois que l’opinion avait derrière elle un bon nombre de voix, les générations suivantes ont supposé qu’elle n’avait pu les acquérir que par la justesse de ses arguments. Les derniers douteurs ont désormais été contraints de ne pas mettre en doute ce qui était généralement admis, sous peine de passer pour des esprits inquiets, en révolte contre des opinions universellement admises, et des impertinents qui se croyaient plus malins que tout le monde. Dès lors, l’approbation devenait un devoir. Désormais, le petit nombre de ceux qui sont doués de sens critique sont forcés de se taire ; et ceux qui ont droit à la parole sont ceux qui, totalement incapables de se former des opinions propres et un jugement propre, ne sont que l’écho des opinions d’autrui : ils n’en sont que plus ardents et intolérants à les défendre. Car ce qu’ils détestent chez celui qui pense autrement, ce n’est pas tant l’opinion différente qu’il affirme, mais l’outrecuidance de vouloir juger par lui-même ; ce qu’eux ne risquent jamais, et ils le savent, mais sans l’avouer. Bref : rares sont ceux qui peuvent penser, mais tous veulent avoir des opinions et que leur reste-t-il d’autre que de les emprunter toutes cuites à autrui, au lieu de se les former eux-mêmes ? Puisqu’il en est ainsi, quelle importance faut-il encore attacher à la voix de cent millions d’hommes ? Autant que, par exemple, à un fait de l’histoire que l’on découvre chez cent historiens, au moment où l’on prouve qu’ils se sont tous copiés les uns les autres, raison pour laquelle, en dernière analyse, tout remonte aux dires d’un seul témoin :

« Dico ego, tu dicis ; sed denique dixit et ille :

Dictaque post toties, nil nisi dicta vides… »

[Je le dis, tu le dis, mais cet autre l’a également dit : après tant de dires, on ne trouve plus que des on-dit] » (pages 47-49) 

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