Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Henry War
12 octobre 2021

Du Voyage

Ce que le Français par cautèle a exclu de son rapport au Juif, il l’a quand même conservé de son rapport au gitan. Le gitan le désinhibe, révèle son intérieur, l’extravertit et l’exacerbe : la méfiance rentrée et rancuneuse du citoyen tranquillement bourgeois remonte en lui aussitôt qu’il voit un camp de caravanes, et sa mesquinerie sourde se déploie avec d’autant moins de honte qu’il sait que cette anormalité sera temporaire ; l’intrus quitte bientôt la place, ce n’est pas quelqu’un avec qui il doit composer pour vivre, pour qui il se sent tenu de s’adapter, ni qui intègre le moindrement son environnement ; il ne sera jamais de son entourage, de sa présence, il ne se sent pas de la même civilisation ni de la même race, voilà pourquoi le Contemporain retrouve son naturel pour en parler : il n’a pas à rendre les hypocrites efforts du quotidien pour se faire apprécier, en quoi consiste environ tout l’effort dont il est capable – loin de cet effort, il est enfin presque tout à fait vrai. Certes, on trouve rarement le Français aussi décomplexé que quand il parle du manouche. La vieille société commère et calmement féroce reprend le discours de rumeurs et de calomnies avec sa voix guindée d’exclusion et mesquine de jugements hâtifs, elle dit ses « droits » avec une hauteur de privilégiés qu’on dérobe, elle recouvre ses ataviques réflexes de morgue et de condescendance face à ceux qu’elle considère en parasites asociaux, face à toute « étrangeté » de son ordinaire. Ce lui est même involontaire et presque insensible, cette retrouvaille du banal oppresseur amusé qu’elle fait en elle-même : et ainsi, tout le beau monde antisémite, distrait et « responsable », se reforme et se manifeste avec, bien sûr, sa « légitimité de Français », oui mais comme ce n’est plus de Juif qu’il s’agit, alors c’est acceptable (du reste, les Juifs, il y en a qu’on connaît, tandis que les gitans…). Que c’est laid tout ça… C’est là qu’on voit que la misère morale vaut encore moins que la misère économique. Le Français est crasseux dans son inculture, crasseux dans sa philosophie, crasseux jusque dans le sentiment. Il vit bien pourtant, et il n’a guère à craindre de ses familles un peu rustres qui s’esquivent en perpétuelles fuyardes. Il pourrait, au régime de facilité où il vit, user au moins un peu de son temps libre pour relativiser ses angoisses : ce serait une sorte de divertissement, aussi, de songer à la faible quantité de problèmes dont il affecte de se préoccuper…

J’exagère, croyez-vous ? Sur les gens du voyage ? Une petite médisance de ma part, et gratuite encore ? Ah ? Allez donc trouver, rien qu’en campagne, un petit camp de romanichels qui ne soit pas obligé de quitter sous sept jours un aménagement clandestin qu’il s’est niché entre deux arbres sur un terrain vague sans gêner personne ! Pensez-vous qu’ils s’en vont parce qu’en touristes ils ont assez visité la région ?

Quoi ? Que dites-vous ? Ils n’ont qu’à occuper les parkings réservés ? Ah ! le voilà le digne Français, le Français typique, le Français de souche qui revient, qui émane, qui émerge : ce Français-là est le drame de la France ! Vous n’y échappez donc pas non plus ? Mais puisque je vous dis qu’ils ne gênent personne ! Et comment le saurais-je ? Si je le dis parce que je n’y habite pas, peut-être ? C’est ce que vous pensez ? Il vous faut encore une preuve ? Allons ! Voilà l’anecdote :

Il y a moins de deux ans, un de ces camps minuscules et inoffensifs constitué de trois caravanes s’installa au bout d’une route de mon lotissement peu construit. J’étais le plus proche voisin de ces gens plutôt craintifs que discrets, gens qui, partout où ils vont, se savent surveillés, se sentent menacés, se devinent comme tenus en respect. Je crois qu’ils prenaient leur électricité du boîtier d’un terrain invendu, mais j’ignore où ils tiraient l’eau. Ils n’occupaient qu’une petite portion de chaussée publique, pas même un morceau d’herbe privé, à un endroit sans passage où l’on n’avait pas besoin de les contourner, un tronçon en impasse. Plus tôt, ils s’étaient placés en contrebas sur le trottoir, à la file dans un virage où personne ne marche : ils avaient pourtant bien fait de déménager, ici au moins ils n’avaient aucune chance d’importuner les conducteurs, de les obliger même à un léger écart. Ils n’étaient certes pas invisibles : ils étaient cependant anodins.

J’aimais à rencontrer leur mine modeste, sympathique, pantoise, leur air à la fois affairé et désœuvré, leur assemblée taiseuse où sortaient des enfants, à saluer sincèrement les pères en passant qui me rendaient des expressions étonnées, à me sentir accueillir ce voisinage comme l’habitant d’une terre étrangère qui se sent de la curiosité et du devoir face aux nouveaux-venus. Quelque chose remonte en moi, à la figuration d’un temps de pionniers bienveillants qui ne se rencontre plus du tout, chacun ici, même la plupart des jeunes, ayant acquis son fier avantage autarcique. Il y a peut-être, c’est vrai, une imagerie trompeuse de l’ancien nomade en soi-même qu’en moderne confortable on apprécie de réincarner pour le plaisir du scénario ; sans doute alors est-ce encore un simulacre et un rôle, mais je jure que je n’en sens rien, moi qui ne manque pourtant jamais de me sonder. Particulièrement, ce sentiment de camaraderie vers l’inconnu me vient de mon dégoût pour l’ordinaire : tout ce qui change vraiment, en bien, en mal, parmi cette morne conformité, me paraît une respiration, une évasion, un soulagement, comme une colline au milieu de la plaine rase et atone. Sans m’imaginer des fantasmes idiots comme des amitiés à la guitare au coin du feu, je me représente, là, par la proximité de ces gens, une espèce de dignité, au contact d’un peuple libre dont l’héritage m’oblige, en loin, à quelque profondeur. Et même si je les connais peu – je ne puis le nier –, ces tsiganes ne m’ont jamais donné l’impression d’être invasifs ou méchants : ce sont là des tsiganes de campagne, plutôt effarés et prudents qu’imbéciles ou que fourbes, pas organisés, pas du tout « en bande » comme on dit, paisibles ou farouches, vendant des paniers, semblant vivre de peu, resquillant plutôt que ne trafiquant, aspirant surtout à ne pas se faire remarquer, et tout ce qu’ils volent peut-être par nécessité est peu de choses sur nos aisances, des fruits aux étales, un peu d’électricité et d’eau, et encore, sait-on au juste ? – ce que, tous, nous pouvons payer ou amortir sans dommage pour ce si petit monde et pour nous croire pardonnés de leur avoir confisqué la terre entière, vaste et sauvage, sans les innombrables clôtures que nous y avons apposées. J’aime bien ces gens que j’ignore, je me réconfortais à les voir veiller tard près de ma demeure ; il me semblait alors qu’ils étaient comme des gardiens, je n’aurais pas été en peine de venir leur parler ; je leur ai trouvé toujours de l’honneur, y compris dans la plus notoire et indéniable infraction.

Deux jours après leur venue, un matin que je rentrais de mes courses hebdomadaires, une riche voiture était stationnée devant leur camp. C’était monsieur le maire. Encore un maire. Le précédent avait dépêché un huissier parce que j’avais proprement taillé sa haie communale qui crevait étouffée sous les ronces et les lierres et qui débordait jusque chez moi – c’est comme ça qu’il m’avait accueilli, le précédent maire, (on avait été forcé à la fin de reconnaître que j’avais fait du bon travail, et depuis je me charge d’entretenir cette haie vive et classée qui, juste devant chez moi, est manifestement d’une plus belle vitalité qu’ailleurs). On m’avait dénoncé, aussi – je n’ai jamais su qui. Je n’étais pas encore un « voisin », bien que ma maison fût déjà construite. J’étais nouveau, un intrus provisoire, je suscitais la fameuse méfiance du Français. De passage. Une sorte de gitan aussi, jusqu’au jour de mon acceptation. On vous montre dès le début qu’il faut vous « plier aux règles ». Mais quand on vous connaît, c’est différent. La société française des privilèges est celle qui est implantée depuis longtemps et que chacun connaît très bien. On devient malhonnête par affinités. Vos amis « comprennent » et vous devenez ainsi une sale crapule respectée.

Donc le maire était stationné là devant les manouches. Je sors de mon garage, et j’écoute. Je n’ai plus les mots exacts, mais ça disait, assez fort pour que j’entende, qu’il fallait partir, et les gitans promettaient que ce serait pour le lendemain matin.

Et le lendemain matin, les gitans n’étaient plus là.

Pourquoi était-on allé les évacuer ? Qui donc les avait dénoncés eux aussi ? On m’aurait demandé, à moi, j’aurais permis qu’ils restent sur mon trottoir, je le jure. Mais ça n’aurait servi à rien, je pense ; ce serait devenu une procédure, ça aurait attiré l’attention, une loi française serait venue les déloger de mon hospitalité certainement illégale. On m’aurait accusé moi-même de recel, que sais-je ? pour avoir invité des nomades à séjourner devant mon jardin. Je serais devenu moi-même une sorte de gitan plus que complaisant : louche, inconscient, une espèce de zadiste, quelqu’un comme ça…

Alors ils sont seulement repartis. Ça n’a pas tardé. Ils ont dû séjourner deux autres jours ailleurs, peut-être davantage, avant d’être chassés encore ou avant le moment où ils savaient qu’on allait les chasser de nouveau. Il est vrai que ce sont gens qui ont souvent la fierté, comme ils sont nomades, de refuser d’occuper nos camps de concentration bitumés que nos touristes en camping-car délaissent eux aussi. Je ne crois pas qu’à leur place j’accepterais cette aumône qui est souvent très peu salubre, ne serait-ce qu’en idée : à quoi bon être libre et du « voyage » si c’est pour vivre la promiscuité en enclos ? Vous avez droit de trimarder, de payer des péages, ça oui, tant que vous êtes nulle part c’est-à-dire sur la route, tout va très bien, on vous accepte, être mobile n’est rien et ne gêne personne. Mais dès qu’il faut vous arrêter, c’est l’hôtel coûteux ou une sorte de prison étroite avec des murs et des miradors. J’entends assez, moi, en particulier au cœur de la campagne, qu’on préfère emprunter cinquante mètres carrés d’une terre isolée dont nul n’a besoin et que personne n’entretient ni ne réclame. Mais il y a les maires. Et surtout, il y a ceux qui passent un appel au maire, ceux qu’on ne connaît jamais et qui sont « dans leur droit », les gens de la bonne morale immorale, les gens du légal illégitime. Ceux-là ne savent pas qui vous êtes, par conséquent ils n’ont pas à faire l’effort de vous comprendre. Ce n’est pas leur problème que vous soyez là sans vouloir déranger quiconque. Seulement, il y « a des lois », les « lois de la République » : est-ce qu’en Roumanie, il n’y a pas des lois aussi ? Vous n’en savez rien, vous, vous n’avez jamais été en Roumanie, quelle drôle d’histoire ! Oui mais eux payent un loyer. Voilà : tous les gitans comme vous n’ont qu’à payer un loyer, après on verra. Leur loyer et puis leurs taxes, c’est leur droit à eux, après qu’ils ont payé tout ça, de vous insulter avec dédain. Alors oui, un Français est tolérant par nature, il admet toutes singularités et consent à la liberté qui figure d’ailleurs dans sa devise et son drapeau, il est évidemment un partisan des Droits de l’Homme et même il se sent un de leurs fondateurs, c’est comme « inscrit en lui », il est vraiment quelqu’un qui accepte très bien toutes les différences, vraiment, mais c’est juste à condition qu’on fasse toujours à peu près comme lui !

Un Contemporain né du confort peut-il pousser sa médiocre compréhension de la vie humaine jusqu’à envisager un mode de vie alternatif associé à une mentalité qui n’est pas en conformité essentielle avec la sienne ? Par là, je veux dire : peut-il comprendre une altérité sans automatiquement juger péjorativement ce qui, particulièrement sur son territoire, paraît absurde et déplacé en termes de repères et de références ? A-t-on souvent vu de nos compatriotes ne pas rapporter à soi, pour le déprécier aussitôt, un système de pensées qui fût foncièrement étranger ? Tout ce qu’un Français serait tenté d’attacher de valeur et d’intérêt à un être « incompatible » tournerait à son désavantage, car il ne sait plus examiner avec détachement, il n’y songe même pas, car s’imaginer à la place d’autrui, c’est se figurer soi-même qu’on pourrait être autre, et cette perspective est une remise en cause, ouvrant du moins à un questionnement sur son rapport au monde et son mode d’existence. Le Contemporain ne veut pas avoir à choisir qui il pourrait être parmi un éventail exhaustif d’exemples et de situations mais il veut se persuader que sa vie est déjà le fruit du meilleur des choix possibles, et pour cela il doit déprécier d’emblée et sur le fondement de mœurs très relatives ces bizarres existences dont il ne pourrait supporter qu’elles lui eussent échappé : il ne sélectionne pas, il élimine. Ainsi, il a toujours fait tout juste ce qu’un devoir lui dictait, devoir toujours inhérent au mode de vie préexistant qu’il avait déterminé, et toute altération à ce paradigme conditionnel de valeurs le crispe à la réfutation d’emblée, parce que cela l’atteindrait comme une erreur de conscience, comme une faute de considération, un vice intrinsèque par lequel il aurait manqué de concevoir une alternative. D’une certaine façon, il faut qu’il n’ait pas eu le choix, et pour cela il faut que tous les choix qu’il a pris se limitent à un petit nombre de possibilités évidentes d’un point de vue moral : ainsi est-il tout à fait quiet, sa conscience est pure, pure de toute représentation d’altérité. C’est pourquoi le gitan lui restera toujours « l’autre », celui qui pourrait s’adapter, celui qui devrait imiter, s’assimiler, s’intégrer, celui qui souffre d’un handicap ou qui n’a pas fait ses preuves, à l’instar du demandeur d’emploi et de tous ceux qui n’ont pas « réussi » selon les critères standardisés. Concevoir une volonté qui diffère, concevoir une existence sujette à des codes qui ne dépendent pas uniquement d’une tradition dans un certain pays natal, concevoir que jusque chez soi il pourrait y avoir de l’altérité foncière, c’est difficile à admettre pour un peuple sans philosophie qui préfère constater autour de lui des accomplissements de son propre rapport au monde. Le rêve ici s’inscrit toujours dans la continuité d’un usage – le contraire est une amorce de douleur, une esquisse de regret ou un remords qu’il faut balayer avant même la pointe. Ne pas s’éloigner des « bonnes manières ». Il n’y a toujours qu’une juste façon de faire, et c’est celle qu’on poursuit, soi, même sans y avoir pensé. Tous ceux qui s’en écartent assurément n’ont pas compris quelque chose ou pâtissent de certains vices. Le paria, le réprouvé, l’incompris, est toujours un être « défectueux ». Il faut que son état soit mérité, et sur lui retombe le fruit de sa mauvaise conduite, pour que la société prise en modèle soit sauve. S’il se plaint, c’est à lui-même que revient le blâme : il n’a rien à redire des autres, les autres majoritaires n’ont pas à se remettre en cause. Ils « accueillent », eux, c’est-à-dire que leur argent chiche ménage un espace réservé entre deux édicules malodorants. Cela apparemment suffit à lever leur culpabilité, presque comme si le Français avait personnellement prêté une chambre de sa maison à un manouche. Vraiment, le Français est d’une mauvaise foi atroce, et son esprit ne contient que de l’ordinaire sans honneur : il est habitué à sa turpitude, alors et il ne la sent plus.

Mais il se sent fort aussi, tout soudain, quand il a appelé le maire, parce que son initiative a éloigné le danger de son foyer et de son voisinage. Le héros ! Sa femme est certainement fière. Il en fallait des comme lui, personne n’aurait osé ! Certes, il y a des actes qu’il vaut mieux pour sa dignité ne jamais oser : mieux vaut encore certains hommes sans acte. Dans mon lotissement, il doit se trouver un homme vraiment très brave pour importuner tous ses nouveaux voisins de la façon la plus légale qu’il sache ; c’est quelqu’un qui est perpétuellement « dans son droit », quelque chose comme un « dénonciateur civique », sans doute. On lui doit la conservation des chères habitudes et des traditions françaises, le maintien des règlements municipaux votés, le respect des procédures administratives, et ce, depuis bien avant l’occupation allemande. C’est un citoyen français, voilà. Il passe à côté d’un camp de pauvres clandestins, et il se dit : « Tiens, comment vais-je pouvoir régler la situation ? » Il sait que la loi lui donne raison, alors il ne se retient pas. « Je vais passer un coup de téléphone au maire. » Parce qu’il n’agirait pas lui-même, naturellement : il y a des élus pour ça : et pourquoi autrement paierait-il des impôts ? Pas assez courageux quand même : ça délègue et ça dénonce. Il se permettra certainement de hausser la voix, parce que c’est « inacceptable »… auprès de la secrétaire de mairie. C’est pour ça que le maire ne tardera pas : pas que ça lui fasse plaisir, au maire, mais il est menacé dans sa légitimité, il « faut », alors il vient vite. Il a « le droit » aussi pour lui, il sait les recours, les embêtements qu’il peut causer, avec les insistances humiliantes. Un gitan, ça n’aime pas plus qu’un autre voir son campement entouré de gyrophares aux yeux du monde. Alors ça fuit quand on lui demande. Ça demande un délai, parfois, et puis ça disparaît. Ça cherche son coin de paradis, dans le passé peut-être, que ça ne retrouvera jamais, comme un Indien d’Amérique. C’est une vie de chienlit au milieu d’hôtes qui ne sont plus des hommes. Une désespérance. Rien de mieux à faire que d’ignorer ceux qui vous environnent. C’est pour cela certainement qu’ils s’isolent. Ils préfèrent ne pas nous connaître davantage ; ils ne veulent pas être contraints à assumer le mépris de leur époque, de ce temps ignoble qu’ils préfèrent traverser. Ne pas chercher à savoir qui les opprime, c’est, inconsciemment, leur générosité sacrificielle, à eux.

Oui, mais que ferai-je, moi qui me sais entouré par ça, l’Européen diverti ? Il n’est pas illogique, je pense, de me trouver de l’affection pour ces parias qui s’efforcent par faveur à nous ignorer, quand je suis chez moi un paria qui n’ignore aucun des hommes de la société dont il est censé appartenir. Ma générosité, à moi, c’est plutôt de continuer à feindre qu’il puisse exister une alternative à ce grossier Français de vile souche, tout empli de préjugés et d’humeurs et qui refuse de réfléchir, par paix de son esprit médiocre. Comment ainsi ne compatirais-je pas au sort de ceux qui ont le malheur de devoir partir, quand j’éprouve tant celui de devoir rester ? Sans doute sommes-nous l’un et l’autre de ceux qui s’envient en loin, sans jamais oser risquer l’aventure de changer de cadre : ils regardent peut-être à mes fenêtres, la nuit, à mes canapés et à mes lustres dont ils envisagent la commodité et le profit, comme j’observe leurs feux de camp en considérant la bravoure de n’être jamais obligé de tolérer plus d’un ou deux jours la bassesse du Contemporain qui les environne. Être un sain vagabond, sans grands besoins, indépendant comme poète, vivre aux lumières du soleil et de la lune, se méfier ou se rire de tout, passer sans censure, et, tant que le monde est vaste, pouvoir quitter la place sans la crainte d’un attachement, comme un mercenaire qui ne redoute nul sacrifice et dont toute la propriété est infime et donc inatteignable – passer, libre, avec toute la relativité du siècle en la conscience, comme un simple et provisoire Témoin du temps.

Publicité
Publicité
Commentaires
Newsletter
Publicité
Derniers commentaires
Publicité