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Henry War
26 octobre 2021

Les braves gens ne courent pas les rues, Flannery O'Connor, 1955

Les braves gens ne courent pas les rues

Portraits colorés et cruels de la mesquinerie ordinaire, de la perversion des mœurs, de la dépravation commune, de l’immoralité hargneuse d’un siècle accoutumé trop vite au confort jusqu’à la mauvaise foi, ce recueil de nouvelles, dont le fatidique est conforté par l’absence de chute, exprime la sudation âpre et pittoresque d’une corruption humaine. Il fallait certainement la verve d’un auteur du sud des États-Unis pour parvenir à ce déploiement de désespérance artiste, où une espèce d’ardeur climatique exhausse les passions et les fait culminer à un haut degré de banale perfidie. Dans ces intrigues, les êtres sont laids, vils, irrécupérables, cupides à n’importe quel âge, et personne n’est sauvé, la foi est toujours escroquerie ; c’est la description d’une humanité monstrueuse et peut-être de rien d’autre qu’une humanité strictement normale. Chaque effort de style est une pointe qui s’inscrit dans l’intention d’un sarcasme ou d’un coup, mais vérace et insidieux, révélateur, au comique grotesque, au ridicule grave par conséquences ; rares sont les effets esthétiques qui ne s’appliquent pas à une forme de dénigrement – parfois des paysages seulement, pour lesquels l’auteur conserve manifestement de l’affection et de la tendresse, sont dépeints par contraste et par touche avec beauté et pureté. Mais les moindres espoirs humains, caractères, pensées et actes, sont systématiquement laminées et désenchantés, au point que les nouvelles sont assez prévisibles : tout est une déception lourde dans le monde d’O’Connor, tout idéal a fui ou ne sert que de prétexte, rien d’heureux ne peut advenir, aucune surprise hormis une cinglante ironie. Les personnages ne font que conserver des impressions qu’ils poursuivent mécaniquement, comme dans la mémoire des enfants demeure une poignée d’images vives, et c’est seulement la sensation capricieuse qui, incitant à les reproduire, mène des envies et perpétue des mœurs. Sans profondeur, incapables de se connaître si malhonnêtes qu’ils sont, extrêmement nuisibles à autrui et à toute continuité de valeur dans une société qui aurait besoin non d’exemples mais seulement d’homogénéité pour se conduire, tous incarnent la stupide brutalité de l’anodin, le morgue réflexe du troupeau habitué à ne pas réfléchir et à ne rien relativiser. Ils constituent un vacarme d’égoïsme intérieur qui déforme la vérité et abîme le monde ; ils fondent le bruit lancinant des hommes qui ne s’y entendent plus intrinsèquement et réciproquement, qui ne disposent plus de la sérénité et du détachement pour s’écouter, sans plus d’accès à une forme de sagesse ; ils méritent les maux qu’ils reçoivent car infligés par d’autres comme eux, leurs semblables : rien que des automates stylés, déshumanisés et partiellement ou totalement crétins, des aliénés. Ces personnages vraisemblables, sans éthique, aux convictions toujours intéressées, aux horizons raccourcis à des avantages mesquins, dont toute morale est amputée de l’essentiel et réduite à des conventions, fondent leur doctrine sur leur superficielle image et sur le profit personnel, inconstants et piteux ; ils incarnant les proverbes auxquels ils résolvent leur existence et avec lesquels ils s’expriment, se répètent et rassurent. Toutes leurs résolutions sont mensonges ou faussetés accordés à une mode, ils se contentent de penser avec la voix populaire, la voix hideusement médiocre de leur temps progressiste et grégaire, la voix universellement inavouée des monstres ordinaires et déculpabilisés qui refusent de s’admettre bien tranquilles et sans souci.

C’est à cette peinture crue qu’O’Connor destine ce recueil, représentation fauve d’une Amérique à la bêtise immorale, hypocrite et malsaine, typiquement piètre et néfaste ainsi que contagieuse, mais je prétends que ce n’est pas, à la différence d’un Roadl Dahl dont le style lui ressemble, par volonté d’humour piquant, même si l’on peut provisoirement s’amuser de ces caractères sordides. La façon dont ils se rapportent à la normalité honteuse exclut la légèreté et le seul divertissement, on ne se détache pas de ces êtres révoltants qui évoquent un voisin dont l’auteur révèle l’imbécile perfidie : le mal est quotidien et répugne. Il y a une juste haine chez O’Connor, une dureté, un dégoût immense et une exclusion. Une lourde entreprise de déni et de scandale sourd de ces récits qui n’ont pas l’ingéniosité pour excuse, qui ne se complaisent à aucune littérarité badine et primesautière, qui ne se vouent pas à l’astuce et au piment, qui ne consistent pas en spiritualité d’épate et de clins d’œil. On ne saurait lire, je pense, ces nouvelles avec une satisfaisante complétude en se focalisant seulement sur des effets d’exagération et de distance. Les passages ponctuels de style pittoresque, où curieusement se distingue une façon de négligence, comme des inaboutis volontaires, linéaments singuliers de coloration forte qui conserve quelque chose d’impossible ou de flou, style personnel de l’indistinct, idiosyncrasie de la note, produisent un art d’une certaine discontinuité, insistant sur le poids et sur la masse, sur la pesanteur, sur l’atmosphère brute, effet d’indécision des contours et profondeur de l’air, que j’ai trouvé assez semblable chez William Faulkner.

Or, ces récits, hormis pour le rendu particulier d’une composition brûlante au service de cette vision sombre, hormis en somme pour un impressionnisme, sont à mon avis d’un intérêt assez faible, sans intrigue, sans développement pertinent, sans construction très préméditée : on croit un auteur qui, sur une histoire délibérément sans génie, abandonne sa plume aux portraits en actes de mœurs déliquescents et suivant une logique irrémédiable. O’Connor semble souvent partir d’une situation issue d’un souvenir qui est plutôt un bain d’ambiance, puis elle allonge et dilue cette sensation comme une lumière, sans illusion de tentative d’intrigue, comme de ces myopes qui veulent insister sur la clarté sans vouloir définir des traits et des faits. L’exigence est en reste, l’exigence d’une intelligence « mâle », en dépit d’une sensibilité versée au cynisme. Ces nouvelles manquent de nouvelles, elles existent à l’état de principe mais guère à celui de réalité, ce sont des textes qui parlent d’une mentalité, mentalité sous-jacente à la banalité, d’un puissant éblouissement des mœurs salis, mais ne relatant presque rien, paraissant s’épuiser dans l’invraisemblance d’une théorie de la grossièreté morale dont les personnages sont les victimes consentantes. Ces portraits turpides ne présentent pas l’avantage d’une véritable mise en scène, ils sont exposés dans l’infamie de leur si peu d’événement, le lecteur est enfermé d’emblée dans la roture de leur ignominie, sans élévation, au point qu’on peut s’interroger s’il aurait mieux valu en faire des essais ou de purs portraits, plus efficacement que de faux acteurs de récits. C’est ce que contient ce recueil de plus lassant, la réitération d’un type humain dont on présente les variétés d’un unique univers, mais sans véritable distanciation artiste, sans du moins de ces reculs ou implications qui eussent fait de chaque nouvelle une superbe pièce de joaillerie, qu’il s’agît d’une perfection sur l’ordinaire ou sur l’extraordinaire. C’est un peu morne et inachevé, sans révélation, enseignement tacite et peu leste, insuffisamment subtil et, quoique rédigé avec le style maîtrisé de l’étouffante chaleur, c’est d’une spontanéité évoquant l’impréparation des plumes ardentes qui n’ont pas beaucoup plus à dire qu’une ou deux idées sans cesse retournées qu’on élance. Il n’y a pas de supériorité dans ces nouvelles, du moins pas d’écrasante puissante littéraire : on y trouve bien du Steinbeck, en effet, mais Steinbeck tient plus longtemps sa force évocatrice et il réalise, lui, de véritables intrigues qui laissent durablement un goût de bien plus parfaites compositions.

 

À suivre :  Monsieur de Bougrelon, Lorrain

 

***

 

« — Tiens, tiens ! marmonna Mrs. Cope, en lançant derrière elle une grosse touffe de chiendent. Elle l’extirpait comme un fléau envoyé par Satan pour détruire sa propriété.

— Du fait que c’était une parente, nous sommes allés voir le corps, dit Mrs. Pritchard. On a vu le bébé par la même occasion.

Mrs. Cope n’ajouta mot. Elle avait trop l’habitude de ces histoires à catastrophes ; elle disait que ça la mettait sens dessus dessous. Mrs. Pritchard, elle, faisait allégrement des kilomètres pour aller voir un mort. Mrs. Cope changeait toujours de sujet et parlait de choses gaies, mais cela provoquait la mauvaise humeur de Mrs. Pritchard, et la fillette s’en était aperçue.

De la fenêtre du premier, elle imaginait que le ciel livide tentait d’enfoncer le mur de la forteresse pour y faire irruption. De l’autre côté du champ, les arbres aux feuilles desséchées faisaient un entrelacs jaune et gris. Sa mère avait toujours peur que le feu ne prenne dans ses bois. Lorsqu’il faisait beaucoup de vent la nuit, elle disait à la fillette : « Mon Dieu, prie pour qu’il n’y ait pas le feu, il fait un tel vent ! » L’enfant qui lisait marmonnait quelque chose, ou ne répondait pas – c’était devenu une vraie manie chez sa mère. Les soirs d’été, lorsqu’elles s’asseyaient dans la véranda, Mrs. Cope disait à l’enfant qui se dépêchait de lire parce que le jour baissait : « Lève-toi et regarde le coucher de soleil, c’est magnifique. Tu devrais regarder ça ! », et la petite fronçait les sourcils sans répondre, ou jetait un coup d’œil par-delà la pelouse et les deux pâturages, sur la ligne grise des arbres dressés comme des sentinelles ; puis elle se replongeait dans sa lecture, impassible, ou bien, par pure méchanceté, elle marmonnait : « On dirait un incendie. Tu ferais bien d’aller faire un tour et sentir un peu. Il y a peut-être le feu dans tes bois. »

— Dans le cercueil, elle le tenait dans ses bras, continua Mrs Pritchard, mais sa voix fut couverte par le bruit du tracteur que le nègre Culver sortait de la grange. La remorque y était accrochée, un autre nègre était assis à l’arrière, et ses pieds, à chaque chaos, se balançaient presque au ras de terre. Le tracteur passa devant le portail qui donnait sur le champ de gauche.

Mrs. Cope tourna la tête et vit qu’il n’était pas passé par le portail : Culver était trop paresseux pour descendre l’ouvrir. Il faisait un grand détour, aux frais de la patronne. « Dis-lui de s’arrêter et de venir ici », cria-t-elle. Mrs. Pritchard décolla son dos de la cheminée et fit de grands gestes, mais il feignit de ne pas entendre. Elle alla, en courant presque, jusqu’à la pelouse et cria : « Descends, j’ te dis ! Elle veut te parler ! »

Il obéit et se dirigea vers la cheminée, avec, à chaque pas, un ample mouvement de la tête et des épaules, pour donner l’impression qu’il se hâtait. » (pages 142-143)

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