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Henry War
6 novembre 2021

Dialogue du nègre et du marchand

Monsieur, j’ai parachevé une œuvre, et voici ma récolte. Il fait des mois que j’y travaille, et c’est tard que j’ai découvert qu’il règne ici un étrange régime selon lequel, pour vendre son produit, il faut passer par des marchands comme vous, qu’autrement il n’existe guère de client pour acheter directement de la culture. J’en suis exactement là de mes renseignements, n’en sachant pas plus, et je vous demande quelles sont vos conditions.

Voyons. Tout d’abord, j’examinerai votre marchandise, de façon à vérifier qu’elle ne fera pas honte à notre maison.

Cela s’entend. Je n’y ai rien à craindre : c’est le fruit d’un labeur approfondi.

Et trop approfondi peut-être. On ne tolère pas facilement que la qualité soit bien au-delà de ce qui se vend, aussi peut-être faudra-t-il un peu réduire la vôtre. N’importe, nous vous conseillerons.

Je n’entends pas cette énigme, mais je m’en remets à vous. Quoi d’autre ?

Si nous acceptons votre récolte, nous vous paierons au moment de la vente au client.

Pardon ?

Et en proportion du prix de la vente.

Vous voulez dire que jusqu’à alors j’aurais travaillé pour rien ?

Exactement. Mais soyez honoré déjà si nous l’acceptons. C’est une grande faveur que nous vous faisons.

Excusez-moi : vous ne me donnerez donc rien pour la tâche que j’ai déjà accomplie ? Je ne serais point récompensé pour l’ouvrage qui m’est imputable, tandis que je toucherais selon la vente où je ne suis pour rien et pour laquelle je vous délègue les pouvoirs ?

Nous ne donnerons rien pour l’ouvrage et rien pour la récolte. Tout au mieux vous céderons-nous une avance pour les ventes à venir.

Voilà qui est singulier ! Je ne me figurais pas que sous ces latitudes civilisées, un régime comme celui-ci était permis ! Et à quelle proportion des ventes, je vous prie, me paierez-vous ?

8% de tout ce que nous vendrons.

Je vous demande pardon ?

8%. C’est la moyenne. Nos concurrents sont au même prix, vous ne pouvez passer par d’autres conditions. Nous avons convenu des taux en confrères, et vous n’y pouvez rien.

8% ! 8% !! 8 !!! J’aurai donc presque tout fait, toute la récolte, tout le travail harassant hormis un peu de mise en forme, tout, le restant ne consistant qu’en un peu de transformation, de transport et de publicité, tout cela pour me défausser soudain de 92% de mon dû !

C’est ainsi et il faut s’y résoudre. Aussi, nous payons une fois l’an.

Une fois l’an ! Et tout le produit de ce que vous vendez de mon œuvre le reste de l’année, puisque vous en disposez, pourquoi refuser de me le rendre aussitôt ?

Une fois l’an. C’est convenu. Vous ne trouverez pas mieux ailleurs. Ici, tous les contrats sont ainsi faits, et le législateur admet que tout est bien et conforme au droit, parce que personne ne s’en plaint, qu’il n’y regarde pas, que nous vendons en priorité sa récolte et refusons quantité d’autres producteurs.

8% ! Mais 8% de quelle valeur ? C’est ce que je vous demande à présent.

8% du prix que nous aurons décidé. Il fait trois ou quatre décennies que nous avons reçu le rôle exclusif de fixer un prix unique, attendu qu’il nous est apparu élémentaire, à nous autres marchands, qu’on ne tient véritablement un marché que lorsqu’on est seul à en déterminer les prix.

Extraordinaire ! Et comment saurai-je la quantité que vous aurez vendue ?

Nous vous dirons ce nombre, il faudra nous faire confiance. Nous n’avons pas obligation de passer par un bureau extérieur.

À la bonne heure ! et vous serez très sincère, ça ne fait aucun doute ! Et ainsi, pour synthèse : je ne serai pas payé pour le travail que j’ai fourni, on m’obligera de déposer ma récolte chez quelqu’un qui en conserve 92% des profits, et cet homme, qui fixe les prix, qui ne me règlera après la vente qu’une fois par an, encore qu’après avoir menti comme il voudra sur le nombre, estime que je serai logé à bonne enseigne et que j’aurai grand tort de me plaindre ? Est-ce bien cela ?

C’est bien cela. Vous dites les choses tout comme elles sont.

Et comment, selon un tel marché, appelle-t-on quelqu’un comme moi ? Attendez. Ne dites rien. Ne dit-on pas : « un nègre » ?

C’est cela. Mais nous préférons user aussi d’autres termes plus respectueux.

Peuh ! N’importe la forme pourvu que le fond demeure. Et si donc on m’appelle, moi, votre « nègre », je crois bien savoir comment vous nommer…

Comment, je vous prie ?

Ne devrais-je pas vous appeler « maître » ou bien « Monsieur le traiteur d’esclaves » avec tout mon respect ?

Non pas. Ce n’est pas l’usage, sauf le respect.

Alors comment vous appelle-t-on dans cette contrée ?

On nous appelle « éditeurs », et l’État nous respecte bel et bien comme bienfaiteurs de culture, parce qu’il n’a pas idée de la façon dont on traite les auteurs en esclaves, étant bien vrai que l’esclavage chez nous est officiellement aboli et qu’on n’use jamais de ce mot… Mais enfin, abrégeons. Alors, n’avez-vous pas hâte de nous montrer votre récolte ?

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