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Henry War
8 novembre 2021

Avec les yeux de l'esprit

Que discernent-ils ? Que distinguent-ils ? Que perçoivent-ils vraiment ? Mais peut-on bien savoir ce qu’ils voient quand ils regardent avec les yeux de l’esprit ? Ils prétendent à la communauté des sens, ils appellent cela « humanisme » pour se sentir universels car ils aiment la grégarité et ne conçoivent pas la différence fondamentale des choses induite par le regard, mais tout dément cette infatuation : il n’est pas un seul sujet où je ne les prends en défaut, en contradiction, où je ne les confonds sur la réalité que nous observons. Alors en quelle chambre obscure vivent-ils continûment ? Jusqu’à quel point leurs contrastes sont-ils assombris, nivelés, égalisés, par un truchement d’irréflexion et de préjugés ? Qui osera dire encore que le monde présente pour eux toute la finesse subtile et dégradée qu’elle révèle quand je l’examine, moi ? Si la conscience est lumière, à quel degré de ténèbres sont-ils rendus, et combien d’obstination déploient-ils toujours pour dissimuler qu’ils ne voient rien, pour feindre qu’ils n’ont pas besoin de lunettes et qu’ils se débrouillent assez bien quoique sans pouvoir accommoder ? Ou croient-ils que le défaut de netteté est un attribut de l’univers ? Supposent-ils que c’est authentiquement que tout est fouillis, sans ligne nette, sans possibilité de figurer des contours fermes et précis ? S’ils projettent leurs pensées sur ce qui les environne et si cet environnement, conséquemment, reflète et concrétise leur substance intellectuelle, à combien d’approximations intolérables se résolvent-ils constamment et sans même la moindre supposition de la matière véritable dont l’univers est finement fait ? Combien d’ombres et de flou, combien d’uniformité et de griseur écrasent les étranges aplats colorés qui les entourent ? Où vivent-ils si le fond d’eux-mêmes se reflète sur leur entourage ? Comment n’auraient-ils pas peur, en effet, de tout cet indiscernable autour d’eux, si menaçant ? Comment ne se sentiraient-ils pas étroitement enfermés, et jusqu’à mordre, dans une telle limitation des perceptions de leur intelligence ? Et voilà pourquoi ils vocifèrent, pareils aux chiens acculés : ils ne trouvent partout que des murs, des murs lourds et opaques, des murs sinistres et inquiétants, des murs de leur esprit !

Ah ! comme il est vertigineux de penser que partout où nous regardons, eux et moi, nous ne sommes pas d’accord sur la nature même des choses où mon cristallin s’étrécit : ils marchent dans un décor sans dimensions, sans profondeurs, sans solutions de continuité, ils avancent les bras en défense de tout obstacle contre quoi ils pourraient buter, et c’est avec force répugnance qu’ils consentent à faire un pas dans une direction, et particulièrement dans celles qu’ils n’ont pas déjà arpentées pour y avoir été contraints, tandis qu’avec de bons « yeux d’esprit » tous les univers paraissent également favorables dès qu’ils ont l’attrait de la nouveauté. Chaque jour, je les surprends à tituber où je ne trouve aucune embûche ; chaque jour, je vois l’errance où ils vaguent quoique sans cesser de quérir la stabilité, pourtant rien ne bouge pour moi, tout est trop homogène justement comme ils l’ont toujours souhaité. À ces regards, un bureau n’est pas un bureau, un travail n’a rien d’un travail, une pensée pas une pensée, un homme le contraire d’un homme : à peu près rien de ce sur quoi nous promenons nos sens n’est semblable, les choses ne sont pas ce qu’elles sont, il suffirait rien qu’un instant d’inverser nos consciences et de plonger dans nos perceptions pour le reconnaître d’évidence. Déjà, ils parlent de grandes douleurs qui sont mes soulagements, ils voient des difficultés où figurent mes loisirs, ils craignent ce que j’admire. Je jure que c’est plus qu’une métaphore : leur monde, tel qu’ils le perçoivent avec tous les implicites qui fondent l’observation, n’est absolument pas le mien ; je sais déjà que nous nous opposons sur la couleur et la forme des choses, et l’on ne doit plus prétendre qu’il ne s’agit que d’une différence humaine, d’une simple et anodine différence de personnes au sein d’une humanité commune ; non, nos sens n’ont presque plus rien de similaire, ce n’est ni une relativité de conception ni une divergence de point de vue, ce n’est pas quelque chose de la nature d’un sentiment spontané, nous ne sommes d’ailleurs jamais d’accord au-delà de la plus dérisoire superficie. C’est plus loin, bien plus profond, c’est souterrain et inaliénable, ce n’est pas une différence humaine, je veux dire que ce n’est pas une différence parmi des attributs humains, c’est une différence de race, une différence d’état, de constitution, d’essence, c’est tout ce qui confirme la scission presque génétique de l’espèce en deux : parmi ces deux sortes d’êtres, se trouve un mutant, on ne les réconcilie plus sur ce qu’il y a. Quand je décris le contemporain, quand je raconte sa vie et sa norme, quand je l’explore avec tant de justice que, aujourd’hui encore, une lectrice s’est sentie envahie d’une bouleversante sensation de révélation, je dois me placer hors de moi-même, je dois produire exactement le même effort qu’un Jack London écrivant Croc-Blanc, je me sers de spécimens cohérents aux comportements connus, je fais ni plus ni moins de l’éthologie, je n’ai aucunement besoin – ce serait même contre-productif du point de vue de la vérité – de me prendre pour exemple, tout au contraire : je me représente un autre que moi, un autre avec ses lois que je réprouve et qui me dégoûtent assez, un autre banalement mesquin et que je suis tenté de qualifier d’inhumain en raison même de sa bassesse propre à sa congénération, et c’est toujours ainsi que j’en parle le mieux, avec exactitude, de la façon la plus objective et incontestée : devenir lui, le comprendre, c’est sortir de moi. Et tout ce que j’achoppe encore à me figurer au moyen de pareils transferts, parce qu’il s’agit de bonds aussi sympathiques que virtuels, c’est ce que le contemporain peut voir quand il regarde quelque chose avec le pauvre esprit qui est le sien, c’est la façon de brume tiède, de soupe indistincte, d’embrouillamini passé en mode de vie, qui doit nécessairement conditionner et entretenir toutes les pesanteurs et toutes les inerties de son obscure personne. Et je songe, par exemple, en un éclair affolant, que puisqu’il ne se sent pas méprisable, c’est qu’alors il n’a pas la moindre idée, pas la plus petite notion, de ce que c’est qu’un grand homme : de là, s’imaginer la qualité pour lui d’un être estimable, et enfin parvenir à entendre le principe de ma stupéfiante théorie : il voit tel homme comme un Dieu où vous ne voyez qu’un rat indigne et stupide. Et tout ainsi, tout : un bureau, un travail, une pensée, etc, etc, etc.

Nous ne vivons plus du tout dans le même univers selon nos sens même : il faut donc admettre que nous ne sommes plus de la même espèce. Ce problème est résolu, réglé, démontré. Il y a autant de similitudes entre moi et eux, autant de convergences de sensations et d’idées, qu’entre un chêne et un labrador. La conclusion, je crois, ne souffre plus aucune contradiction, à quelques vétilles près : je viens de prouver la foncière division de l’humanité. Et si j’ai eu tort de l’avoir prévue dans un autre article, c’est uniquement parce qu’elle a déjà commencé.

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