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Henry War
9 novembre 2021

Comment l'écrivain contemporain vit de la littérature

« Actuellement, mes revenus d’auteur correspondent à une augmentation de 40% environ de mon salaire normal sur mon activité annexe. Dans ces revenus, il y a les droits d’auteurs ainsi que les bourses d’écriture ainsi que les rencontres en médiathèque ou établissement scolaire. Cela m’a permis de diminuer mon activité principale sans perdre de salaire et me précariser (problème que les Féaux soulèvent à juste titre sur leur site). Mais l’accès aux bourses m’est garanti par le nombre de tirage de mes contrats (un des critères de sélection des dossiers) et l’accès aux subventions par mon nombre de ventes ou de revenus d’auteur pur.

[…] Pour les bourses de créations, ce sont au contraire le seul moyen d’être payé sur la création de l’œuvre et de se libérer du temps en s’assurant un revenu, le tout avec pour seule obligation la finalisation du projet. C'est à dire le manuscrit. Si ce dernier n’est pas édité, tant pis. Il n’y a pas d’obligation de résultat marketing mais bien de création sans que l’éditeur entre en ligne de compte. Si le manuscrit aboutit à une parution, il importe peu qu’il soit un succès commercial. Mais ce sera un plus pour l’auteur. Les bourses de créations n’engagent pas à des représentations quelconques, c’est du temps garanti avec salaire pour un élan artistique. Celle du CNL par exemple est de 30.000 euros l'année, c’est plus que ce que je gagne à ***... pour écrire un texte qui ne sera peut-être jamais publié et qui ne répond à aucune commande, aucun appel à projet, ça me paraît très correct en termes de création artistique et peut correspondre à mon travail de ***. Les droits d’auteurs (même à 30%) ne couvrent le salaire horaire de création qu’avec un nombre astronomique de ventes... C’est un peu le paradoxe d’être payé pour un travail qu’on ne fait plus tout en n’ayant pas été payé pour celui qu’on a fait. La bourse permet cela... et parfois les à valoir de certains contrats mais un à valoir se rembourse (sur les droits d'auteurs), pas la bourse d’État. »

***

Ainsi fut la réponse – éloquente – que je reçus à ma demande d’explication lorsqu’un écrivain me suggéra des réticences au sujet des éditions Les Féaux ; en substance, voici ce qu’il dit : si le tirage, comme chez Les Féaux, n’est pas garanti au moins à 1000, impossible de monter un dossier de subvention pour toucher de l’argent public, régional ou départemental, et par conséquent impossible de vivre de l’écrit ; or « il faut bien vivre ! » Notons la foncière stupidité, pour ne pas dire l’iniquité flagrante, instruite par des édiles hors de toute connaissance d’art, du critère d’accès aux subventions : il faut avoir vendu beaucoup pour y prétendre, autrement dit il faut avoir eu du succès pour obtenir un argent dont on a besoin surtout quand on n’a pas encore eu de succès. On savait déjà que les banquiers ne prêtent qu’aux riches, et voici que non seulement à présent on leur donne (et l’on sait que les grandes maisons d’éditions perçoivent aussi beaucoup de subventions du CNL), mais ce critère n’est pas établi par un investisseur rapace, par un capitaliste cupide aux doigts crochus, non : par nos administrateurs publics, avec notre argent, l’argent de nos impôts ! Le livre vit donc là-dessus, exactement comme une entreprise du BTP, pour un contrat public, multiplie ses prix par deux ou par trois. Il n’y a plus que l’argent public qu’on va quérir et soustraire, parce que c’est un argent qui n’appartient à personne, parce que personne en tous cas n’y regarde de près, parce que ce n’est qu’une ligne sur un budget à répartir et distribuer. Par exemple, sait-on qu’un collège ou un lycée paye un écrivain, avec les sous du ministère, environ 300 euros, 300 hors défraiements supplémentaires, pour qu’il intervienne trois heures et réponde à des questions d’élèves d’une façon qu’un professeur un peu instruit pourrait réaliser, lui, sans même réclamer d’heures supplémentaires !

Alors voici quelle fut ma réponse à l’explication de mon correspondant dont, du moins, le mérite indéniable se situe dans la franchise, même s’il s’agit, en l’occurrence, d’une franchise blasée et éhontée :

« Les bourses de créations sont pour moi une espèce de charité octroyée par des organismes publics qui n’ont d’intérêt que pour se donner l’air intéressés par la "culture" – ce sont des alibis même plus ou moins politiques. Les agriculteurs (laitiers) ont aussi de ces allocations, mais ce sont des palliatifs à un système qui a besoin de subventions pour vivre parce que les vendeurs et les acheteurs refusent de revoir leur mode commercial : c'est une perfusion. Et je ne parle pas, évidemment, de la façon dont des régions ou des départements, qui n’ont aucune compétence artistique, deviennent tout à coup des "mécènes" qu'on doit remercier pour leur générosité, souvent après vérification que le projet entre bien dans une certaine catégorie (parler de la région, notamment), sans parler du piston bien connu. Rien que d'imaginer l’imploration d’une espèce d’aumône, avec dossier de projet et formulaire Cerfa, me répugne assez de vilenie. »

J’ajoute que ce système d’opportunisme constitue une forme de fonctionnariat détestable où le Public, parce qu’il constate tacitement l’incurie du Privé, compense l’indigence d’une calamité au lieu de réformer ses injustices, notamment l’indignité des contrats d’édition. L’État soutient ainsi les éditeurs en atténuant la visibilité de leurs turpitudes, comme à l’inverse maintes associations font le travail qui devrait incomber à l’État et rend ainsi moins évidentes ses inconséquences en les faisant partiellement disparaître. Il n’y a nullement lieu de penser qu’un auteur qui recourt à ces aides, comme mon correspondant, favorise la création littéraire : il ne favorise que sa propre situation sans corriger la déplorable condition des écrivains, il conforte même cette néfaste conjoncture en appelant l’État à le pallier ponctuellement et fort superficiellement, mais pas fondamentalement. On n’a pas vu que la voiture électrique était vendue par les fabricants à de bien meilleures conditions depuis que l’État apporte des boni aux acheteurs pour les acquérir, et l’on ne vit jamais qu’une servitude fut abolie alors qu’un État se contentait d’indemniser les esclaves à la façon d’un pis-aller et comme une lâcheté.

J’espère au moins qu’à travers l’expression d’un autre écrivain que moi, dont le ton témoigne tristement – quoique en m’innervant une grande irritation – d’une habituation immorale à un régime abject, on comprendra mieux le scandale que je dénonce depuis des années, quoique, jusqu’à présent, sans réaction de quiconque : c’est un régime qui, pourtant dirigé par des fortunes, impose la débrouille à ses « protégés » aux frais même du contribuable. Je ne devrais pourtant pas me plaindre, à ce qu’il paraît, de l’indifférence générale à un tel traitement : il est vrai qu’un écrivain n’a pas l’avantage de l’adorable minois d’un matou qu’on poste en photographie sur Facebook, ni le privilège de figurer au titre des effets du réchauffement climatique parmi la liste des espèces en voie de disparition dont la cause suffit à émouvoir et à mobiliser des foules. Certes, mais à bien y regarder, il n’est qu’une raison pour que l’écrivain ne figure pas sur cette liste : non parce qu’il n’est pas un animal, puisqu’il est bien contraint de s’abaisser en-deçà de son rang d’hommes comme on l’a vu, mais c’est uniquement que l’écrivain, lui, sans qu’on s’en soit aperçu ou sans qu’on ait pris la peine de s’y intéresser, a déjà disparu.

 

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