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Henry War
16 novembre 2021

Ce dont on se soucie vraiment

Ce dont on se soucie vraiment provoque toujours indignation et colère, inquiétude et volonté active de remède, toutes les variétés d’émotions vives et scandalisées, chaleur, irritation et emportement, qui mettent en branle, autant d’impressions de plaies profondes et indéniables de nature à motiver l’agitation personnelle par l’éperon agaçant de la douleur ou par l’aiguillon galvanisant de la vexation. Tout au contraire, les causes qu’on juge secondaires ne nous laissent que superficiellement émus, nous font adopter des poses ostentatoires et jouées, en appellent à notre intellect plutôt qu’à nos viscères, nous rendent affectés et patients, distanciés et doctes, où la conversation est plutôt une parade extérieure qu’une véritable appropriation. C’est que le mal qu’on éprouve implique nécessairement et oblige au combat, tandis que celui qu’on ne sent pas, on doit se contenter de l’extrapoler et de l’abstraire, et il se présente à nous environ comme une mondanité sociale, comme une morale déconnectée, comme un long et peut-être intéressant débat plutôt que comme une action urgente et impérieuse. Il suffit pour le vérifier de mesurer par exemple comme on distingue les réactions d’un contemporain face à la question de la hausse du salaire et face à la ruine de nos arts : le premier sujet lui provoque aussitôt une controverse nerveuse et fébrile, le second le fait réfléchir avec élégance mais lui permet à peine l’occasion d’un sourcil interloqué se prolongeant, au mieux, en ouverture alambiquée vers des sujets plus ou moins connexes et espérés. En somme, on doit à juste titre considérer en changeant d’échelle que l’unité de mesure d’une réelle préoccupation nationale, c’est la disposition d’une majorité d’habitants à s’indigner avec une franche passion d’un certain « sort » au lieu d’en disserter de façon flegmatique. Et ainsi, l’entreprise édifiante qu’il faudrait mener dans chaque pays pour vérifier le degré d’élévation et d’engagement de ses citoyens, c’est le recensement et l’analyse de ce qui exaspère le plus, à partir des sujets les plus répandus dans une société : il ne s’agit pas même d’interroger à voix haute un peuple toujours prompt à mentir sur de telles questions afin de se montrer concerné et responsable, mais on doit pouvoir simplement, en ce but, s’appuyer sur les ondes électroencéphalographiques des cobayes qu’on interroge ou auxquels on présente des images correspondant à ces différents thèmes. De la sorte, en France, on trouverait que le contemporain est : désespéré d’une maladie bénigne qui ne tue rarement que des vieillards ; excédé des enfreintes à sa morale ordinaire et étriquée, enfreintes qui ne se pratiquent d’ailleurs quasiment plus et dont il suffoque de choc lorsqu’il en apprend l’occurrence quelque part sur son territoire ; importuné et courroucé par sa hiérarchie quand elle ose une fois lui demander quelque chose d’un peu difficile ; soucieux du temps qu’il fait et de celui qu’il fera au moment de ses vacances ; et, surtout, suprêmement dérangé par le report de matchs de football de ligue 1 et plongé dans des affres d’angoisse à l’idée que son téléphone portable connaisse une panne de réseau même de courte durée. En revanche, que ses arts soient réduits depuis presque cent ans à du divertissement petit et insipide, végétant dans la stupidité ambiante et homogène ; que l’état des sciences ne permette plus de savoir où se situent le mensonge et la vérité ; que tous ses services publics se retrouvent réduits à une insondable inconséquence dénuée de la faculté à dégager des effets et des causes ; qu’on ne discerne plus, à son époque, un homme plébiscité qu’on pourrait de loin qualifier de sage par l’observation approfondie de sa cohérence et de ses apports ; qu’il soit impossible de rencontrer non seulement une personne qui ne soit pas dans la pratique de sa profession un déplorable amateur, mais aussi un être qui s’interroge parfois sur le sens des vertus et qui produise des efforts adaptés pour les atteindre ; que sa société périclite et dégénère au point que sa jeunesse soit devenue incapable de se présenter à l’oral en respectant les formes vagues et conventionnelles d’un discours et par exemple l’usage d’un esprit de suite et l’utilisation de phrases coordonnées et subordonnées ; et, enfin, qu’il ne subsiste plus rien en lui qu’avec justesse on puisse qualifier de patrimoine ou d’héritage élevé, plus rien qui évoque un legs, plus rien pour attiser de l’admiration ou de l’amour, plus rien même dont on trouverait un fondement ou une profondeur – tout ceci ne lui est que d’une faible et relative importance, à le voir si froid à s’en étonner, si lent à le concevoir, si peu disposé à apposer sur de tels constats une volonté active au lieu de cet air neutre qui signale toujours chez lui qu’il ne comprend pas et qu’il n’a point l’intention de comprendre, notamment en comparaison avec la mine outrée et apoplectique qu’il prend chaque fois qu’on lui annonce que, pour son mauvais travail et son peu de réflexion, ce n’est pas tout de suite que son patron lui accordera une augmentation. La vérité de notre contemporain, c’est qu’à moins qu’il lui suffise d’avoir l’air concerné pour se croire humaniste, il se moque en fait des choses nécessaires et urgentes, des choses publiques, des choses éthiques, des choses où se joue un certain état de grandeur, toutes choses qu’il range dédaigneusement du côté de la « littérature » et de la « philosophie », fatras d’intellectuels, qu’il méprise d’avance pour ne pas savoir lui-même s’en servir. Ces sujets pour lui sont uniquement décoratifs, ils le sont même un peu péniblement, et il ne voit pas quel impératif il y aurait à les considérer au point de s’en faire du souci, de s’en ronger les sangs, de réclamer instamment une amélioration. Cependant, il exige avec férocité de quoi acheter un écran moderne, il l’ordonne même et le monde entier sent bien là-dessus combien il y aurait de péril à ne pas lui obéir, mais quant à la décadence des esprits et des institutions, ce n’est rien, c’est, disons, une préoccupation légitime comme n’importe quelle autre mais on peut bien attendre un peu pour la résoudre, on en discutera d’ailleurs après telle série télévisée plus impérieuse et hiérarchique, ailleurs, plus tard, quand le moment sera venu d’être au seuil de ne plus pouvoir s’apercevoir qu’on manque de tout ce qui faisait naguère un homme et son sens de la dignité, de la responsabilité et de la hauteur, et ce moment, bien sûr, se reconnaîtra facilement à… se reconnaîtra à… à… à… Bon sang ! mais ce moment, c’est maintenant !

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Commentaires
H
Je vous remercie bien, décidément, pour vos soutiens.
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L
Bonjour Monsieur,<br /> <br /> <br /> <br /> Je vous lis depuis quelques semaines et je pense de plus en plus que vous méritez une présence médiatique à l'instar des Zemmour, Ménard, Finkielkraut, Onfray et consorts. Quel dommage que vos propos soient cantonnés à un blog très confidentiel !
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