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Henry War
21 novembre 2021

Toute sentimentalité est désoeuvrement

Toute sentimentalité est fondamentalement le fruit d’un désœuvrement : on écoute son « cœur » uniquement quand on n’a rien d’autre à entendre, ni projet immédiat, ni distraction prioritaire, ni source de déconcentration cardiaque, et non, comme on suppose stupidement, selon la possession ou l’absence de « cœur », ni selon qu’on est tendre ou dur, bon ou méchant, empathique ou froid. Seul le temps dont on dispose pour se consulter, ainsi qu’une permission voire qu’une incitation donnée à ces atermoiements par une certaine morale ambiante, fait toute la différence du sentimental à l’impassible, et non pas une origine de nature ou de tempérament. Le simple fait de s’attarder sur soi implique un abandon qui ne se rencontre pas chez ceux qui ont fait de la vie une incessante occasion d’agir ou de se préparer à agir, et c’est pourquoi on trouve souvent les gens actifs peu disposés aux effusions et aux épanchements, non qu’ils aient le mépris ou l’absence du « cœur », mais ils n’ont simplement pas de temps à y perdre, car en tant qu’appesantissements – regret, projet ou procrastination –, les considérations sentimentales sont secondaires dans l’ordre de leur vitalité, ils n’ont pas envie d’y réfléchir, ils ont besoin de les vivre ; or, la sentimentalité disparaît presque aussitôt qu’elle est convertie en actes (celui qui veut embrasser quelqu’un, s’il est foncièrement actif, opère bientôt une tentative bien préparée, et si cet essai échoue il ne la renouvellera pas, par goût intrinsèque et par philosophie habituelle de ne pas réitérer ce qui n’est pas couronné d’effets, c’est-à-dire d’être toujours le plus efficace possible). On n’est triste ou heureux, on n’est même amoureux, que quand on a le temps de se complaire à l’introspection et de se fantasmer un noyau d’atteinte en-dehors de la force réelle et vive qu’on déploie pour réaliser une conséquence relativement immédiate. Frédéric Moreau en témoigne parfaitement, lui qui ne s’éprend de Mme Arnoux, dans L’Éducation sentimentale, que parce qu’il se situe à un moment de sa vie où, précisément, il sent poindre un ennui inédit et s’imagine l’opportunité d’une rencontre alors qu’il n’a justement rien à faire : juste avant la fameuse rencontre – le « Ce fut comme une apparition » –, on devine qu’il se fabriquerait bien, là, un problème nouveau pour s’occuper et se trouver un « cœur » d’homme à se savoir percé. Il sait cette imposture ; du moins s’il s’écoutait mieux, s’il se comprenait, s’il tâchait à ne pas s’illusionner sur l’origine de ses élans, il saurait, car nous qui l’écoutons et le comprenons mieux que lui-même à travers la sagacité magistrale de son créateur, nous savons, de l’extérieur, ce qui a motivé sa sentimentalité, nous savons comme il se méprend, comme il défaille, comme il s’aventure, non parce qu’il est spontanément subjugué mais parce qu’il a tout spécialement envie de l’être, nous savons que c’est l’absence de projet qui lui fait emprunter la voie tortueuse de ce « cœur » qui s’écoute ; nous savons quel malentendu est au commencement de cette mascarade sentimentale – j’admire chez Flaubert cette extrême vraisemblance. Et je crois que, si Moreau refuse à se comprendre, c’est parce que celui qui croit s’adonner et se livrer se doute toujours un peu qu’il se détourne d’une ligne de conduite active et mature au lieu d’écouter sa raison qui lui commande ou de préparer un acte ou d’admettre des raisons de se résoudre et de tirer le meilleur parti d’une situation impossible ; il entretient aux tréfonds de cet entêtement aveugle et sourd quelque chose de délibéré ; il estime en loin qu’il peut remplir une fenêtre vide de son existence par des jérémiades agréables et valorisantes, à moins que, comme certains, il se serve juste de l’intimité pour se défouler, pour se purger de passions encombrantes comme l’enfant qui pleure parce qu’il est fatigué, anticipant l’après où il sortira lavé et soulagé et se fabriquant tout de même un prétexte de malheur pour s’estimer, auquel cas c’est à peine si l’on peut dire qu’il est heureux ou malheureux, il n’use de l’affect que comme moyen de cure pour évacuer un excès honteux, à peu près comme on se masturbe après l’abstinence. La façon la plus efficace de ne pas pleurer n’est certainement pas de ne pas penser au sujet du mal, c’est de penser à ce qu’on va faire pour y remédier au lieu de se dépeindre en victime impotente, c’est de songer que, décidément, l’effusion de chagrin est inutile, ridicule, faiblesse, déraison, vice puéril en tant que passivité improductive, et surtout de le savoir si intimement, en étant à ce point imprégné de cette considération, que l’appréhension d’une larme vous cause aussitôt un tort moral, une impression de culpabilité, d’indignité et de bêtise, de grossièreté même, comme de lâcher un pet même sans compagnie. « Mais cette intériorisation serait inhumaine ! » : c’est bien vrai pour l’heure actuelle, mais uniquement parce que le modèle automatique qu’on estime accompli pour l’homme est un être défectueux, un héritage impensé, une créature incomplète jouet de ses passions, au même titre que la méchanceté est bien humaine comme le souhait du crime ou le goût du viol, mais on peut quand même, n’est-ce pas ? tâcher de se guérir de ces tendances plutôt que de les admettre d’office nécessaires en tant qu’elles constitueraient des « caractéristiques essentielles », par conséquent « souhaitables », de notre « condition », à la même enseigne que toute sentimentalité et que l’amour. « Mais l’homme sans passion serait un robot ! » : c’est ce qu’il faut accepter et même désirer si le robot vaut mieux que l’homme (ce que justifie Asimov dans maints récits). Et quoi ? Qu’on y réfléchisse bien, et l’on trouvera qu’à cette définition un psychotique ou un dictateur est en général un homme de suprêmes passions, un homme qui ne se contient guère, un homme qui épanche sa sentimentalité dans le monde en des proportions gigantesques, un vrai parangon d’homme amoureux qui ne renie aucun de ses désirs ! Non, ce monde peu considéré du pathos est largement surestimé, surévalué, transcendé depuis des siècles au-delà de toute réflexion, au-delà de tout bien effectif et mesurable, au-delà de toute démonstration majoritaire de ses bienfaits, et c’est même à réfléchir si notre humanité aurait eu beaucoup à perdre – sans parler de l’existence de Jésus, cet adepte de l’amour prétexte à toutes les soumissions – à n’avoir pas connu Roméo et Juliette, cette tremblotante bluette que d’ailleurs presque personne n’a vraiment lue et qui recèle une matière étrangement absurde et idiote, quand on y songe et la regarde avec un œil curieux et impartial d’étranger à une pareille connivence. Passions : on pourrait, je crois, sans perte considérable, se débarrasser de ce fatras inutile, de ce bazar irréfléchi, de ce mauvais aloi de bonne conscience fabriquée, sauf à insister sur ce que, sans cela, on ne serait certes plus si détestablement humain (pour périphraser un titre de Nietzsche), et parce que décidément on aurait – mais quel dommage ! – « l’inconvénient » de ressembler à quelque robot supérieur. Seulement, comme on a toujours coutume de se vanter des manies qu’on ne veut pas guérir ou dont on n’arrive pas à se débarrasser, on a trouvé le moyen valorisant de s’en contenter, de s’en parer et de s’en attribuer une gloire au lieu d’une honte : « Pourquoi as-tu mal agi ? Pourquoi n’as-tu pas pensé avant d’agir ? — Si j’ai mal agi et avec absurdité c’est par amour ! Je n’ai fait ce qu’il fallait ni réfléchi à cause de l’amour ! » : et quel tour « pardonnable » prend votre méfait tout à coup ! Quand un homme est trop faible pour se corriger, il prétend que son défaut lui sied bien, lui sied même tant qu’il est une qualité : ainsi le christianisme a-t-il durablement changé les passions en vertus parce que ceux auxquels il s’est adressé, notamment la femme (le christianisme est plus qu’aucune autre une religion de femmes sentimentales, une religion d’incontinence des passions, comme la Passion du Christ), étaient trop faibles pour s’interroger sur leur tempérament irrépressible, ils ne voulaient pas se corriger de leurs pulsions, de leurs penchants, de leur pente de désirs bruts, ils en ont alors fait un mérite, et non seulement un mérite : un mérite institué ! Ils ont appelé ça « générosité » et « abnégation » alors qu’ils ne voulaient que laisser couler ce sirop suave, innommé jusque-là, qui montait en sève dans leur poitrine, débordant si irrésistiblement que cela devait être, qu’il ne se pouvait que ce ne fût, une vertu, et auquel il fallait trouver toute une nomenclature plus commode que cette conception grecque de catharsis, de purgation, mal hygiénique, répugnante et louche comme un déploiement ignoble et salutaire de sanie. Ce qu’il en advint, ce fut peu à peu une prévention unanimement favorable à l’égard du caractère effréné des passions, qu’on s’empressa de classer arbitrairement en « bien » et « mal », tout bien étant à généraliser sous le titre honorifique « d’humanité » comme critère discriminant pour se targuer d’être et de valoir un peu plus qu’un homme ordinaire, en l’espèce : un homme complètement « humain ». Or, on est bien forcés de reconnaître – ce n’est pas un hasard – que pour atteindre à l’« honneur » de se fonder en parangon d’émotions épidermiques émanées d’Amour, les candidats dont il s’agit, les moines et les prêtres, avaient singulièrement le temps de leur inactivité, temps suprêmement désœuvré, hors du travail du siècle, de se créer toutes sortes de stupides problèmes, d’imaginer de vains dilemmes, de proposer à leur entourage maintes situations fictives où l’on devait avoir la patience et le loisir de choisir par exemple entre Dieu-qui-fut-directement-le-Fils ou entre un prophète qui fut le-Fils-par-l’intermédiaire-du-Saint-Esprit. Ces gens, parmi lesquels on compte évidemment la caste fonctionnaire des officiants, n’avaient nulle difficulté pratique à résoudre : ils ne faisaient simplement rien, leurs pensées étaient volontairement et résolument détournées de tout usage temporel, ce leur était précisément une obligation de ne pas se mêler du concret, sous peine de blâmes et de châtiments, cela leur était défendu ! On comprend alors bien toute l’opportunité qu’il y eut à promouvoir des désœuvrés comme exemples et à inventer autant de sciences spirituelles comme la casuistique et le trinitarisme (rien que le mot « spiritualité » s’est changé par leur usage en un massacre de l’intelligence toquée), plutôt que de juger logiquement que ces hommes, parce qu’ils vivaient d’un immortel et béat ennui, ne pouvaient être admis que comme malades, au même titre que les monomaniaques qu’on préfère excuser de leurs folies et qu’on croit plus généreux d’abandonner à leurs troubles obsessionnels, troubles qui présentent, et ce n’est point une coïncidence, la plupart des attributs de la prière. Car agir rend raisonnable, détourne des fantasmes infantiles, de l’excès de complaisance et de mortifications vaines, et incite à la mesure tangible du bien, l’inaction rend sensible à ses passions et impose son lot de malheurs fictifs, d’irréalités illusoires, à dessein d’entretenir l’estime-de-soi ; et c’est logique : quand on sait par répétition ce qu’on peut faire pour améliorer son sort, on ne s’oublie pas à se répéter in petto son bonheur ou son malheur à la façon d’un Pater Noster. Et notre époque en sait bien quelque chose, elle qui, si sentimentale et mièvre, n’a jamais eu autant de temps pour s’appesantir sur elle-même, et qui, même au travail, ne fait à peu près rien qu’attendre le repos et les vacances, elle chez qui l’acception du mot « pensée » se distingue essentiellement de la « réflexion » et qui n’entretient presque plus aucun rapport avec le fait de réfléchir : plutôt se « vider l’esprit ». Un psychologue habile qui ne voudrait pas seulement, comme aujourd’hui, abonder son cabinet d’une patientèle nombreuse, le présenterait ainsi en toute franchise, aussi simplement qu’un diététicien sincère conseillerait de ne plus manger à celui qui veut maigrir : « Vous êtes triste ? Déprimé ? Faites une chose difficile au lieu de vous parler toujours en vain, n’importe quoi ! Quelqu’un qui est triste, ce n’est presque plus jamais à cause de sa situation, c’est que, faute de préparer à manger, il se repaît sans cesse de ses propres malheurs qu’il vomit et redévore. Il y pense et repense : son attention sur ce mal n’est distraite par rien, il ne fait rien d’assez préoccupant pour s’en dégager, il n’en est pas investi, pénétré d’une intention d’acte, lui qui pourtant n’est pas capable, comme on sait, de plus d’une action à la fois, et donc de plus d’une pensée. Qu’il commence une action, une vraie, une seule ! À défaut de se sentir heureux, ce qui ne vaut sans doute pas mieux pour l’intelligence, il cessera de se sentir un motif de plainte par l’inconsidération de ses douleurs, de celles qu’à force de chercher on finit par inventer ; il sera utile, vous deviendrez raisonnable, vous vous accommoderez de difficultés plus concrètes, équilibrées et justes, qui vous fixeront un but extérieur plutôt qu’un perpétuel mal-être entretenu comme une démangeaison ; c’est la voie par laquelle on distingue la fatuité et l’enflure de toutes peines, par laquelle on se dégage du prurit qu’on infecte à force de grattements et de rongeages, « toutes » sans exception, toutes au philosophe reculé apte à reconnaître sa vie le jeu intéressant et dérisoire en quoi elle consiste. » À ce conseil médical sensé, j’ajouterais, moi, qu’un grand malheur de l’homme contemporain, le plus ridicule de ses malheurs, c’est peut-être de ne plus disposer du loisir que pour se livrer à l’exploration et à l’extrapolation de son malheur. Son malheur inhérent et risible, en somme, c’est de n’avoir de malheur que la part où il a l’occasion de se plaindre, que la portion congrue et réservée de sa liberté désœuvrée, c’est de n’avoir plus d’absolu malheur dont il pourrait indiscutablement arborer l’outrage, c’est de n’être, en sa haute faveur, en ses privilèges inédits, en son bonheur objectif de diverti, plus que celui qui se lamente davantage parce qu’il ne mesure pas ce qu’il devrait faire de ce temps inespéré, de cette durée devenue si vaste et superflue, de cette éternité de farniente, hormis se trouver atteint de quelque chose ou tâcher de se fabriquer, du néant, une intériorité affective qui, dévastée d’ennui et de non-événements, n’existe plus et ne se justifie par rien.

 

Post-Scriptum : J’ai songé à une situation, et je pense qu’elle entretient avec tout ce qui précède un étroit rapport, ne serait-ce qu’en tant qu’illustration éloquente : un policier m’arrête au bord d’une route, et, pour une raison que j’ignore, à l’aide de collègues armés, il me tabasse de toutes ses jambes et matraque, me brise au sol, j’entends plusieurs fois mon corps se rompre sans pouvoir m’opposer. Comment résister au désespoir et au sanglot qui montent alors en moi tandis que je mesure l’injustice de ma mort prochaine et devine que ces messieurs, après ma fin, prétendront encore que c’est moi qui les ai agressés ? Comment ? Je ne vois qu’un moyen : concentrer le peu de forces qui me restent, jusqu’au dernier souffle, pour attraper une cheville et y planter mes dents : rien que ce projet minuscule et vain, j’en suis sûr, dérisoire mais concret, m’empêcherait de succomber à l’appesantissement de l’observation dernière du malheur et de me laisser aller à implorer vainement une abaissante et illusoire pitié. Faire pour ne plus pleurer ou se plaindre, se fixer un but actif où tout amour et toute plainte disparaît dans le projet et dans l’acte.

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