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Henry War
24 novembre 2021

Écrire pour des écrivains

C’est curieux, il ne me vient plus à l’esprit que je pourrais écrire pour des lecteurs. D’une certaine manière, mais aussi de manière certaine, je méprise le lecteur qui n’est pas écrivain, qui ne lit pas comme lirait un lecteur relativement apte à écrire. Si je le méprise, c’est parce que je l’ignore, et si je l’ignore c’est parce que je ne le comprends point : ce lecteur pourtant banal, pourtant majoritaire, m’est un mystère, et ce que je ressens d’indignité en lui m’est plus qu’un embarras, plus qu’une gêne, plus qu’une honte : un fardeau et une désespérance. Toutes mes représentations d’un lecteur resté passif au point de ne jamais se soucier de procédés de style, ou, disons, d’intentions d’écriture, de tout ce qu’en somme on pourrait ranger sous l’appellation générale de « philologie », me paraît à présent le contraire même d’un lecteur, une aberration pitoyable et révoltante, une déchéance ignoble, et pas seulement d’ailleurs le contraire d’un bon lecteur ou d’un lecteur performant : le contraire d’un homme, le contraire de la dignité humaine, une sorte de sous-humain. Je ne vois même pas comment on peut lire sans tâcher de comprendre la personne qui a écrit et le texte qui est écrit. Cette veule contemplation sans délibération, sans examen, sans aucun travail, cette insouciante oblitération de l’intelligence et des facultés de l’esprit, ce mépris des enjeux même de toute littérature, de toute transmission, de toute distance et de toute analyse, en un mot : de tout art, cette inarrêtable jouissance sans mémoire et sans recul, toute d’yeux et sans cervelle, qui aspire et vampirise la création de façon abjecte au regard des exigences de la composition et du sens des œuvres, qui les utilise presque exactement comme des supports masturbatoires où seule quelque visualisation pratique a de l’importance, ce dédain mêlé de vanité intérieure, de relativisme d’un mépris abjecte pour tout ce qui distingue et réussit, au prétexte qu’on a dépensé de l’argent pour acquérir un livre, ce désintérêt du grand minimum de gratitude qu’on doit à un travail soigné en lui accordant son attention véritable et sa critique fondée sur des arguments précis, tout ceci dorénavant, toutes cette paresse et cette idiotie animale, atterrante, régressive, primitive, je l’entends comme une pauvreté sidérante et coupable du lecteur contemporain à demi bestial, comme un vice haïssable de consommateurs accoutumés à bouffer au lieu de déguster, comme la grossièreté et la vulgarité omniprésentes dissimulées sous des airs rassurés de « lecteurs », comme un vice répugnant, comme une avidité d’obèses dévorant avec une malpropreté insupportable le buffet du menu « à volonté », comme le témoignage représentatif de tout ce que les gens font aujourd’hui des choses qu’ils achètent et dont ils se débarrassent froissées sans nul soin et tâchées de la bave éjaculée de leur plaisir – façon d’assimiler la fonction littéraire à celle de la pornographie facile : quand j’écris « livre » et l’oppose à « littérature », ce premier terme signifie presque exactement pour moi « film porno » – en somme, comme l’antithèse de l’art. Qu’on consomme de l’art, même en quantité, sans y accorder l’attention propre aux spécificités de la création artistique, voilà qui me sidère et m’afflige, voilà qui me blesse dans mon humanité, dans tout ce qui me relie à autrui, dans toutes mes empathies heureusement atténuées et disparues, aussitôt mortes-ressuscitées ; j’y vois un déshonneur immense, une effarante stupidité, une réduction volontaire des attributs intellectuels ainsi qu’un irrespect foncier pour l’artiste qui s’est, en principe, au moins donné la peine d’un labeur totalement ignoré de celui qui ne pense en contrepartie qu’à profiter de son divertissement et d’images. Cette appropriation d’une œuvre artistique à des fins débilitantes me dégoûte comme une perversion, comme une souillure, comme une profanation et comme un viol de sacré. Je crois que tout individu se définissant comme artiste doit, au fond de lui, répugner à ce public bête et si négligent qu’il ne lui confierait pas son fils à garder. Il me semble, conséquemment, qu’aucun auteur vraiment impliqué dans son art ne peut souhaiter écrire pour ça. C’est logique : le restaurateur gastronomique a des scrupules à servir sa nourriture élaborée à des bouffeurs de charcutaille ; mais l’industrie alimentaire, elle, s’en moque et incite le plus largement possible les consommateurs, bons et mauvais, à dévorer sa vile pitance.

            Ainsi doit-on reconnaître un véritable artiste contemporain à ce qu’il se désintéresse de l’immense majorité de son audience. Il n’y en a plus guère : un auteur contemporain, c’est celui qui, typiquement, proclame : « J’adore aller à la rencontre de tous ceux, stupides et populaires, qui me lisent. »

            Il n’y a, en vérité, aucun avantage, aucun mérite, aucune valorisation pour l’artiste de bon aloi, à être apprécié par une foule de notre époque. L’artiste, comme il ne juge des éloges que par la véracité et la technique de la critique qu’on lui adresse et dont il est spécialiste, devine très bientôt la « pertinence » et la « justesse » de son lecteur, et il ne tarde pas à savoir, à force d’extrapolations, ce que vaut cette adulation baveuse, cette moite sympathie d’enthousiasme si mièvre, cette confortable vanité de se persuader d’être esthète, d’avoir « du goût » ou du moins de savoir sans faillir dépenser son argent, témoignages qui ne lui sont d’aucun bénéfice, d’aucun profit, ne lui apportant jamais le moindre matériau propice à son perfectionnement, et il n’ignore plus qu’un mauvais travail lui vaudrait le même engouement pourvu qu’il portât sa signature et reçût sa caution ne serait-ce que par « ce qu’il coûte ». Ce ne sont pas même des critiques, il leur manque l’objectivité professionnelle dont tout artiste a besoin pour accomplir son art en saine émulation, ce ne sont le plus souvent que de banales impressions fugaces et peu motivées, des épanchements et des vantardises, moins que des synthèses, moins que des fiches de lecture, l’opposé de l’effort minutieux qu’il produit quand il œuvre : il espère perpétuellement, en vérité, une œuvre critique sur son œuvre artistique. Il a ainsi conscience que seul un autre artiste peut deviner l’effort et la singularité de son art, fût-ce un artiste-lecteur ; il n’est que ce lecteur-ci qui, pour lui, soit un véritable lecteur, au même titre qu’il connaît bien des confrères qui ne sont pas des artistes, la grande majorité. Même, la stupidité habituelle avec laquelle le public relativise la qualité d’une œuvre est en soi une preuve, je dirais même la preuve foncière, de son dilettantisme, de son incompétence, pour ne pas dire encore mais plus justement de son inconscience, c’est-à-dire à la fois de son défaut de sérieux et de sa lacune d’être, en général et pour tout. Nul artiste ne peut aisément tolérer qu’une personne au jugement si médiocre et défectueux, en particulier dénué à ce point de sens critique et de raison artiste, acquière une part de son travail : la perspective a pour lui quelque chose d’atroce, d’insoutenable, de monstrueux. Je crois que c’est pour cette raison qu’un artiste, tôt ou tard, répand une œuvre inaboutie parmi ses meilleures : il espère être justement rabroué rien qu’une fois par des intelligences ou des délicatesses, escomptant que la différence sera remarquée, qu’un lecteur blâmera cette fois-ci sa nette imposture, mais comme cela n’arrive pas, il peste de la bonasse indulgence temporelle qui se fond en lui, s’il n’a pas l’intégrité qu’il faut, en un immense à-quoi-bon, en un zut terrible. Ainsi, la profonde solitude d’un artiste ne signifie pas qu’il a renoncé à toute possibilité d’être estimé par des dignités, par des confrères, par ceux qui savent, mais seulement qu’il suppose très improbable cette alternative parce que, dans son expérience et malgré sa visibilité, elle ne s’est quasiment jamais réalisée.

Pour lui, les maîtres ne sont plus : pauvre de lui !

De toute manière, même littéralement seul et désespéré, l’artiste ne saurait se contenter ou se satisfaire d’œuvrer pour des foules indissociables et unanimes : le repère qu’il prend alors, à défaut d’une émulation étrangère, c’est sa faculté propre, c’est son plus haut jugement de lui-même. L’écrivain véritable se lit s’il ne connaît nul autre écrivain à sa mesure. Il n’est d’ailleurs pas si rare, dans l’histoire des arts, que l’artiste se sache sans concurrent, ou ne se sache pas de concurrents, faute de s’être fait connaître de lui ou jusqu’à lui. La rareté des artistes est telle, à notre époque, qu’on peut mesurer un vrai d’entre eux à sa capacité à dire, sans vanité : « Nous ne sommes plus qu’une poignée. Il ne faut pas compter sur maintes révélations. »

Ainsi ne cherché-je pas mon lecteur : je cherche mon écrivain. Ainsi également suis-je, réciproquement comme lecteur, à la recherche infatigable d’un grand écrivain à honorer de ma critique. Il me semble, jusqu’à présent, que tous les auteurs en vie que j’ai commentés, par leur silence et leur déni de mes articles méticuleux, ont tiré de la contrariété d’une rivalité imaginaire au lieu de sentir la compagnie d’un des leurs. Ils n’ont pas entendu la rareté littéraire du lecteur consciencieux, du philologue diligent, du commentateur perspicace qui présuppose un auteur. Ils ont pris ombrage de ce qu’ils n’ont entendu et tiré de l’article qu’une manière de valorisation à leurs dépens.

Mais ils ne m’ont pourtant jamais nié non plus. Ils croient, je suppose, garder avantage de mon obscurité, ce pourquoi ils ne répondent point, ce qui constitue chez eux un témoignage de stupeur qui ressemble à une variété de sidération : ne rien pouvoir contredire ni accorder, ne pas vouloir le faire faute de le pouvoir, rester dans l’état d’indécision qui évoque la prostration, puis oublier vite ce qui s’apparente à un choc ou à un coup, du moins à une nouveauté difficile à intégrer, fût-ce une lumière, fût-ce l’espoir d’un éclat dont on redoute la déception, c’est une preuve, en somme, de la réalisation d’un effet aussi terrible qu’inattendu. Car il existe maintes appréhensions qui se figent en imagination et qui, quand elles paraissent sur le point de se réaliser et investissent le champ du réel, même positives, même s’agissant d’envies de partage et de grandeur, se muent en dénis, et ses approches doivent être réfutées, comme on le ferait d’un Messie. Notre époque est si impropre à toute hauteur que celle-ci est invraisemblable : or, c’est bien le moins qu’un auteur soit un spécialiste de la vraisemblance ; il espère donc cette venue mais il n’y croit pas ; il fixe avec amertume dans le passé pour contempler ce qui est perdu et mort, mais il refuse de reconnaître les signes de la résurrection lorsqu’ils se présentent à lui, et, particulièrement, lorsque ces signes ne disent pas de lui tout le bien immaculé qu’il voudrait s’attribuer et mériter d’un sauveur. L’écrivain se fait d’un allié une conception suave incompatible avec la pensée qu’un ami ne se limite pas à l’affection et aux confortations, mais qu’il conseille, dément, et corrige.

Le problème de l’écrivain, même vrai, c’est-à-dire demi-vrai pour ce que j’en ai trouvé jusqu’à présent, c’est qu’en dépit de sa nostalgie tant exposée et appesantie de la littérature, sa mentalité est restée contemporaine : il aime à se plaindre, ce qui lui confère une importance, et n’aspire guère à trouver de remède actif à ses élégies – l’élégie est la forme d’art où il épanouit son style avec aisance. Pire : quand il peut soupçonner qu’il rencontre un écrivain peut-être, il le réfute, ce qu’il fait, avec bien plus de facilité qu’en luttant verbalement avec esprit, en n’y accordant qu’une attention brève, puis l’oubliant. Il ne faut pas qu’il existe un actuel Flaubert, et il ne faut pas qu’un actuel Flaubert trouve une incarnation si apparemment anodine que celle d’un homme contemporain revêtu d’aucun symbole rattaché à une mystique. Tout plutôt que sa manifestation ordinaire, tout – vieillard moribond de forte raucité, polyhandicapé chassieux et muet, être minoritaire issu d’une contrée de hautes souffrance et altérité – plutôt que la simple apparence d’un homme avec son intelligence probe et perspicace, mais sans nette particularité physique, ni cigares, ni favoris, ni redingote, ni tribune politique, ni démence larvée. Je crois que l’écrivain d’à présent s’est tant étourdi et mystifié de dossiers légendaires – avec anecdotes et photographies pour alimenter ses thèses romantiques et puériles de surhommes – qu’il refuse de serrer la main, la main bien réelle, celle-ci, trop réelle et prosaïque pour lui, d’un individu qu’il ne trouverait pas dessiné dans l’espace en noir et blanc ni arborant dès l’abord une position et un verbe impressionnants de combat livresque : il préfère les signes, avec ce que cela suppose de folklore et de stéréotype, aux preuves, qui supposent un examen attentif et neutre. Même, je prétends qu’il n’a pas besoin de l’existence de l’objet qu’il désire : il n’a besoin que de ce désir, car la réalisation même du désir l’obligerait à un changement de routine, à une considération et à une construction distinctes de cette plainte lancinante à laquelle il est habitué et qui fait en grande partie son style mué en idiosyncrasie et même en identité : il sait qu’il est le désir, que sera-t-il sans désir, si le désir se réalise ? Il l’ignore, et cela l’effraie – de disparaître dans l’après.

 Il y a presque toujours aujourd’hui, dans le souhait persistant d’une chose, la volonté inquiète que cette chose ne se présente jamais, en une fixité d’esprit qui réfute la mobilité du monde, parce que si celui qui attend se croit raison dans cette posture, il sait qu’il prend grand risque de se trouver tort dans l’opinion contraire, celle où il découvre : il faudrait bien alors que l’attente fût terminée, mais il ne possède rien hormis l’attente ; tout son projet, tout son être, consiste en l’attente, car il s’est construit un personnage aussi bien public que privé sous ce thème. C’est ainsi que le Contemporain, celui que l’écrivain véritable a beau dénigrer mais dont il partage souvent au moins cet attribut d’un arrêt ou d’une pause, ne désire pas la venue de ce qu’il désire, répugne à la provoquer, car alors il lui faudrait changer de lutte vers un processus plutôt qu’en demeurer à un état, et il pressent inévitablement la difficulté de se mouvoir dans des sphères inconnues et de bâtir au sein d’un univers devenu au moins partiellement favorable et propice – la défaveur du milieu était son perpétuel prétexte à l’inaction, du moins à une action exclusivement fondée sur la peinture réitérée et routinière d’un constat d’affliction, action sans puissante énergie ni dépassement de soi, hormis les soins de la variation et du style. En somme, son contentement n’est pas de supposer qu’il puisse exister une littérature et d’œuvrer pour qu’elle se réalise, mais c’est d’épancher son mécontentement en souhaitant qu’il soit longtemps justifié de façon que rien dans l’avenir ne vienne le démentir. C’est ainsi que, si un vrai écrivain surgissait tout à coup d’entre ces humeurs définitives et sombres, son apparition constituerait un cruel embarras existentiel à cette dénégation qui n’est valorisante que tant qu’elle demeure une prophétie, c’est-à-dire un constat de sûre correspondance avec la réalité. Ce n’est donc pas tant qu’il n’y a pas effectivement d’écrivains talentueux à notre époque, c’est que les meilleurs écrivains, à qui il appartient de les désigner, n’ont aucun intérêt, pour la conservation de leur position « d’anciens », pour la crédibilité qu’ils veulent continuer d’entretenir comme devins de la fatalité de notre décadence artistique, et pour leur rengaine paresseuse qu’ils aspirent à maintenir, de les reconnaître en les consacrant, d’avouer ainsi leur manque de « prospective », et enfin de se trouver au devoir d’ébrouer leurs sempiternels discours, notamment en rivalisant, ce qui les inquiète beaucoup plus qu’on ne peut croire tant ils se savent, en loin, au fond, perclus de rhumatismes littéraires, quoique jolis, quoique suffisants à l’illusion de leurs lecteurs.

Mais pour ceux dont j’ai réalisé la critique et qui l’ont lue, ils ont jugé déplacée cette façon d’écriture qui ne ment pas sur leur œuvre, qui ne joue pas la complaisance des adulations ordinaires, qui place le ton ordinairement servile et simpliste du commentaire affectif à côté même de la question, loin du principe qu’elle se propose, et même totalement hors sujet. Ils se sont vus rigoureusement et assez froidement jugés, et, au lieu d’y trouver une réjouissance dans l’émulation et la justice d’un pair, ils se sont crus supplantés, ont pensé que la critique, là, ne servait que de prétexte à les rapetisser ou à se substituer dans la mémoire des lecteurs à leur propre travail, qu’il s’agissait d’un pur exercice d’épate, en dépit de sa troublante exactitude, et c’est pourquoi ils l’ont parcourue sans l’examiner. Le style même assez inédit de ces analyses, ciselé, ouvragé, vérifié pour être un rapport sans tache et non ponctué des pédanteries de concept ordinaires à un certain milieu, qu’on mesure comme il est un risque, une finesse rare, comme il traduit une littérature, et comme il prouve un engagement ! Pourquoi ne l’ont-ils pas seulement remarqué en artistes, quand même mes conclusions seraient fausses, ou, pour le dire sans fausse modestie, partiellement fausses ?

Non, il faut en venir au fait : ils ont perdu là, à cette épreuve et en cette matière précise, la légitimité de se prétendre artistes. Car l’artiste quête l’artiste, pas le public ignare et laudatif, pas la critique du journal le plus lu, avec le plus d’abonnés, avec le plus de lapidaires éloges. Cet exercice, en l’occurrence, ma critique, les a reconnus pour ce qu’ils ne sont pas : c’est qu’ils n’ambitionnaient pas une critique de confrère, élevée et noble, surplombante comme un artiste perfectionniste en réclame toujours pour perpétuellement progresser, ils désiraient ce qu’ils ne méritent pas, c’est-à-dire la critique de tout le monde, qui flatte sans rien dire, qui ne fait que stagner, la claque commune et superficielle, une espèce de position établie, une confirmation de statut qui valorise ; ils voulaient qu’on les institue auteurs en parlant d’eux – d’eux ou de leur œuvre, n’importe quel –, et alors ils aurait répondu, en gens qu’on idolâtre un peu, même avec humilité, qu’ils avaient lu ce qu’on avait dit d’eux, ils auraient signalé leur présence, en manière de rendre une sympathie. C’est d’ailleurs pour ça qu’ils se plaisent à répondre aux interviews qu’on sait, si flatteuses et inutiles, si bonasses et doucereuses, avec leurs réponses de normalité sur l’inspiration et quantité d’autres inepties qui n’ont rien à voir avec le labeur : c’est qu’en fait ils n’ont pas besoin d’exceller, ils ont seulement envie d’une désignation sociale c’est-à-dire qu’on les reconnaisse pour ce qu’ils produisent, comme des emplois fictifs en quête de légitimité, comme naguère des ostéopathes ou des homéopathes. Ce ne sont décidément pas des artistes. Ce sont des métiers, et ils réclament qu’on remarque leur métier. Indéniablement, ça valorise, de s’entendre dire : « Vous faites quelque chose quand vous exercez votre métier », ils en doutaient, apparemment. Ils ont tout l’air de souhaiter essentiellement qu’on les indique par le nom et les usages du métier. Le blason avec l’insignifiance, le décorum avec le décoratif, la curiosité avec l’esprit vague : ils ne discriminent rien de ce qu’on peut dire sur eux, n’ont décidément pas de critères d’art par quoi on reconnaît un véritable artiste, il suffit qu’on en parle de façon convenue, sans marcher sur leurs brisées, sans se mêler de critiquer vraiment ; ils sautent sur des articles même peu nombreux, sans chercher à mesurer leur degré de vérité et de profondeur, ils n’ont pas envie d’essayer de vérifier s’ils se reconnaissent dans ce qu’on écrit à leur endroit : ils n’examinent pas une littérature, même une littérature sur eux ! ils ne donnent pas du tout l’impression d’y être compétents, et il faudrait encore qu’on pense qu’ils produisent de la littérature, avec un effort qu’ils sont indésireux ou incapables de démontrer pour qualifier rien qu’une courte critique d’un point de vue littéraire ?

Ah ! mais qu’on songe à toutes mes heures passées, à moi, sans nul autre désir que d’être exactement critiqué pour m’améliorer, ainsi qu’à tous les coups durs que j’attends de pied ferme et que je réclame même que pourvu qu’ils soient justes et supérieurs : je n’aspire qu’à rencontrer le lecteur qui me serait meilleur écrivain, un maître, m’ayant lu en auteur suprême et non point en diverti, et que je pourrais suivre en disciple, comme Maupassant avec Flaubert – mais je ne l’ai pas trouvé, dans le petit état obscur où je me trouve, ou plutôt où je ne suis guère trouvable où je suis. Je ne poursuis pas assez peut-être cet individu qui me jugera sévèrement, certes je ne le pourchasse pas partout, mais où aller ? Et puis, j’ai trop à faire, toujours beaucoup à écrire pour m’améliorer plutôt que de chercher qui pourrait m’aider à m’améliorer, et j’ignore encore quel indice permet de le distinguer : tous les écrivains d’un certain talent que j’ai joints souffrent par ailleurs de déformations du jugement, et non parce qu’ils désapprouveraient ce que j’écris – j’anticipe sur les mauvaises intentions qui me lisent, ces écrivains en général ne m’ont même jamais lu –, mais parce qu’ils ne semblent pas destinés, dans leur pourtant déjà belle hauteur, à s’efforcer, à lutter, à s’élever encore, pour ne pas stagner sur leur rocher. Bien souvent, il fait longtemps qu’ils ont escaladé la falaise, et leurs mains et leur corps se sont depuis lors réparés en chairs tendres et indolentes, ils n’ont plus les os solides pour grimper, il leur faudrait simulerleur jeunesse pourtant pas si lointaine, cet effort violent qu’ils livreraient contre la muraille ne consisterait même, en leur for, qu’en un écho, qu’en un effort de copie, et probablement qu’en une contrefaçon, de ce dont ils se souviennent avoir été au temps de leurs plus hauts succès, de sorte qu’après cela ils ne monteraient pas davantage, que c’est à peine s’ils parviendraient à se maintenir à ce degré où ils ont échu, où ils paraissent échoués, où ils pourraient craindre d’être devenus indignes ; mieux vaut ne point tenter l’expérience par crainte du découragement et du ridicule. C’est qu’il existe, à ce que j’ai découvert, un « confort des sommets » où un homme s’assied sur l’à-pic et ne remue plus, ce qui lui donne des escarres et, dans cette perclusion, le rend extrêmement immobile jusqu’au mental, prévisible. Pour m’accompagner dans l’artiste ascension à laquelle je prétends, il faut renouveler sans cesse un désir de gravissement qui est d’un extrême inconfort, qui persiste après toutes les récompenses, et douloureux dans toutes les batailles – une ascension qui est une souffrance et un abandon infinis. Non que je veuille, moi, ne pas le rencontrer, ce compagnon d’infortune, mais il vaut mieux, n’est-ce pas ? que je me résolve à l’attendre longtemps ; et c’est pour cela que je ne puis écrire dans l’espérance d’un lecteur différent du lecteur d’aujourd’hui ; c’est pour cela que je n’écris, peu ou prou, qu’à la mémoire des auteurs passés et qui ne sont plus, ainsi qu’au respect probant de mon plus haut potentiel, quoi qu’on en dise, quoi qu’on en médise aussi.

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