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Henry War
9 décembre 2021

Le Contemporain sans accès

Notre époque, insensible sauf pour les affectations sentimentales, impassible sauf pour la pose morale, sourcilleuse et intransigeante sauf pour soi-même, est au blasement, au soupçon, à la torpeur. Une dure et raide stupidité s’est saisie du Contemporain que seules des fictions stéréotypées et des nostalgies infondées font encore tressaillir ; il n’a plus ni sursaut, ni accès, ni rien de ce qu’il goûta par exemple dans les idéaux mièvres du christianisme ou les naïvetés du romantisme. Il ne se soumet à aucun idéal supérieur, il ne se hausse à la disposition d’aucun être, Dieu ou homme ; il ne se trouve plus que des admirations instantanées ou cliché, ne tombe même plus vraiment amoureux : il est devenu opiniâtre sans opinionsceptique sans jugement. Sa lourde rétivité est telle qu’il ne parvient plus à une représentation mentale à laquelle il n’ait déjà été préparé, et même préparé de si longue date qu’il paraît y être conditionné et destiné et qu’on eût pu sans trop de mal prévoir le lieu et l’heure de cette insertion exceptionnelle en son si peu d’idées. Je crois que jamais l’histoire n’a contenu autant d’hommes si incapables de changement individuel, si inaptes à s’édifier de lumières nouvelles, à concevoir des clartés, des hauteurs, des exemples et des supériorités, et même à concevoir rien que ce qui fait la nature de l’existence pratique, le sentiment réel, la solidité du vécu ainsi que le nécessité de la distance (au même titre, Péguy déplorait que la République ne fût plus qu’un concept vague dans l’esprit de la génération qui lui succédait, qu’une théorie d’intellect au lieu d’une profonde et essentielle mystique qu’elle était pour lui). Rien n’intègre véritablement le Contemporain, rien n’accède à son intimité, rien ne l’entame ni ne le complète, il n’assimile que ce qu’il veut, et il faut bien reconnaître qu’il ne veut guère. Il n’existe plus de génie, aussi ostensible et incontestable soit-il, que le contemporain puisse encore distinguer dans la griseur floue de ses regards : chez nous, Einstein serait snobé, faute de le comprendre on le trouverait louche, un possible imposteur, alors on se défierait de lui par défaut pour ne pas donner dans le piège potentiel ou pour ne pas risquer de valider une hiérarchie des esprits. Une mare étale et identique sert maintenant à tous d’univers et d’horizon : rien au-delà, tout baigne, tout est ; tout ce qu’il y a de plus, tout ce qui est davantage, l’air, le ciel, les nuages, un poisson autre, sans parler des astres, est bien trop compliqué à l’homme continûment diverti du présent, il ne doit pas seulement s’y pencher mais l’admettre avec aveuglement ou défiance, ou mieux : ne point y penser, s’en détourner car cela inquiète, car c’est réfléchir autrement, car c’est juste réfléchir que d’y songer. La génération d’après la mienne est pire : elle ne sait plus aimer, elle ne sait plus rien de ce qui s’apparente à intégrer une émotion issue de l’extérieur réel, aimer lui est une formalité avant maintes autres, avant le choix d’une carrière, d’un appartement, d’un animal de compagnie, c’est tout à fait dorénavant comme décider quel sera le plat ou le vêtement du jour, au gré d’une lubie idoine. Vous pouvez lui avancer les réflexions les plus stupéfiantes, les plus bouleversantes, les plus fortes et excellentes, l’homme les oublie presque aussitôt, parce qu’il préfère s’abriter derrière sa normalité, derrière cet intermédiaire consensuel, cet intervalle entre le vrai et le faux qui lui figure la stabilité et la convention sociale, derrière le bouclier, le mur, de son intégrité vide : il court à l’adhésion du grand nombre, n’ayant nul repère du vrai que celui des majorités. Il refuse qu’on l’atteigne, refuse d’être troublé, refuse de changer : un adulte est exactement l’adolescent qu’il était, avec l’argent en plus et tout ce qu’il appelle des responsabilités – pauvres obligations mal remplies ! – pour se sentir une promotion, quelque plus haut grade, quelque « avancement » dans l’existence. Ainsi, chaque fois qu’une information tâche de s’insinuer en son esprit, de lui expliquer quelque chose qu’il n’a pas demandé, de former en son imagination rétive quelque image qu’il n’a pas appelée de ses vœux faibles et intermittents, il se sait agressé, il fuit : il ne faut pas que son monde soit moindrement altéré, il ne faut pas lui donner l’impression qu’il y a d’autres mondes, d’autres paradigmes, d’autres réflexions, des livres et des savoirs qu’il devrait connaître – un homme d’aujourd’hui qui vous dit : « Je regarderai » ne regardera pas, il aura oublié de regarder parce qu’il aura senti du désagrément à y regarder, parce que le mouvement seul pour y regarder lui fera l’effet d’un pensum, et parce qu’enfin s’il détourne le regard de sa mémoire, il peut continuer à croire qu’à son regard il ne manque rien. Il répète inlassablement les paroles qui rassurent, plaisantes ritournelles qui produisent les mêmes effets qui rassurent. Moins il est quelqu’un, plus il se sent quelqu’un, car c’est alors avec récurrence qu’il n’est pas quelqu’un : être lui, c’est jouer cette règle de comptine, parce qu’à force de ne pasvarier, il trouve qu’on le voit quelqu’un, qu’on le voit le même ; le rôle est bien installé, il y a donc une continuité du rôle, des imbéciles voient le rôle figé, ils rendent la réplique due au rôle, le rôle s’en tire mieux que quiconque à persévérer dans ce rôle, et il se pense alors, ce rôle, un rôle accompli.

D’ailleurs, le contemporain n’interroge et n’écoute plus que ceux qui sont d’accord avec lui, pour entériner et promouvoir ce rôle qu’il s’est imposé et auquel, par simplicité cohérente, par désir d’être ou plutôt de se croire être, il préfère se limiter. Il n’a plus d’intérêt pour le reste, il ne questionne plus qu’à condition que cela puisse asseoir ce rôle, la différence embarrasse sa complétude et épuise les faibles ressources de son esprit, tout ce qui n’avantage pas sa posture lui est une difficulté cognitive, c’est pourquoi on ne voit plus jamais nulle part un acte véritable de curiosité, d’esprit ou de mémoire. Si vous faites des représentations, sans intention pédante ni volonté de paraître, à dessein seulement de partager quelque chose d’intéressant ou de faire comprendre ce dont votre interlocuteur a manifestement besoin quant au sujet qui l’occupe et dont il prétend parler, il ferme son esprit à votre discours même bref, il se lasse aussitôt de se sentir forcé d’apprendre ce qui lui est inhabituel et pénible, il devine d’emblée qu’il ne lui sert vraisemblablement à rien de savoir cela pour entretenir son rôle, car c’est un rôle dérisoire qui se départit sans mal d’esprit d’initiative et de quête, vous l’importunez, il vous chasse de ses préoccupations et il trouve, pour ce faire, toutes sortes d’excuses qui vous mettent en cause sans que sa capacité soit coupable de rien, vous traitant plus ou moins intérieurement d’intellectuel ou d’orgueilleux, songeant, à la première lacune vite atteinte, que c’est vous qui ne daignez pas condescendre jusqu’à la normale qu’il représente, que vous vous exprimez mal, ou que vous vous exprimez au-delà de la compréhension ordinaire, que vous n’en êtes d’ailleurs pas meilleur et qu’il n’en est pas moins bon, que, seulement, vous souffrez à parvenir à transmettre ou que vous « crânez ». C’est ainsi que, de nos jours, un Einstein ne serait qu’un « poseur », un type « qui se prend au sérieux », un savant en quête de reconnaissance et sans doute un fabricant d’illusions, quelqu’un qui mérite à recevoir le maléfice du doute, même quand il tire la langue pour les photographes (c’est de la promo, pas vrai ?), la preuve étant qu’il ne faisait décidément aucun effort pour se mettre à la portée des gens. Vraiment, n’avait-il pas l’air de snober tout le monde avec ses théories incompréhensibles ? C’était franchement louche, cette antipathie. Il y a un hic. Si ça se trouve, il trompait sa femme. Si encore on démontrait qu’il était handicapé, à la rigueur…

C’est donc tout logiquement qu’un individu avisé peut discerner, dans toutes écoute et attentions de l’homme du présent, une intrinsèque malveillance. Y réfléchir alors, penser qu’il vous a choisi de l’oreille, quand on s’extrait de l’immédiate vanité d’avoir été choisi et quand on a la faculté, tout en parlant, d’analyser encore la situation de la communication, c’est deviner du même coup tout ce que votre auditeur a dédaigné par crainte et par opportunisme : il vous a élu, lui, vous, vous voilà donc un misérable comme lui ! et vous lui servez, au surplus ! Dans n’importe quelle foule, quand je prends la parole et suis écouté, je ne puis m’empêcher, sans devoir pour autant m’arrêter de discourir, d’examiner à qui cette audience ferme son oreille en m’écoutant moi, quelles interventions elle refuse à son attention, et qui, à l’entour, ne peut pas accéder au statut – au rôle – de susciter son obligeante concentration, d’induire la vertu si mal répandue de la plus petite politesse en ce sein de particuliers si négligents et égocentriques, et si incapables de distinctions – car ils rejettent bien d’autres personnes quand ils m’écoutent, et je suis aussitôt répugné du peu de critères justes et nobles qui justifient ce mépris. Un trouble me vient toujours au commencement de mes propos quand on m’accorde de l’attention, et, en loin, je songe : « Je dois être devenu accessible, cette fois, pour qu’ils se penchent tous sur mes exergues, eux que je sais incapables d’efforts désintéressés. Être écouté par ici, c’est déchoir. » J’en suis venu, tant la parole m’est facile et ne m’oblige plus à y concentrer beaucoup de soin, à inspecter simultanément ceux qui me tendent l’oreille, et je discerne alors toutes les exclusions dont ils font preuve en m’écoutant, et je comprends tout ce qu’ils dédaignent de difficile pour exceptionnellement m’écouter, quoique de façon provisoire, et je me mets aussi à la place de ceux qu’ils dédaignent pour de mauvaises raisons et avec morgue, et j’en suis atterré, consterné, révolté. Par quel stimulus primitif, me dis-je, par quelle corde sensible élémentaire, par quelle racole involontaire, suis-je donc parvenu à me faire entendre d’eux, et de qui ai-je pris la place, plus subtil et évolué, moins à portée, pour avoir réussi à solliciter ces ouïes grossières ? J’ai certes fabriqué de l’écoute, mais c’est chez de pareilles gens – je jure que j’y pense alors, et je me dis avec une sorte de surprise déçue : quelle bêtise, quel appât, quelle sorte de complaisance ai-je exprimé qui me vaille leur attention, et où ai-je sombré sans m’en apercevoir puisque je semble être entendu ou compris ? – c’est que j’ai, rien qu’un temps, porté ma parole bien bas ! Il faudrait plutôt leur réclamer un effort, mais aussi, s’il fallait un effort pour m’entendre, c’est bien évident qu’ils n’écouteraient pas !

Je songe que toute discussion ne tient qu’à cela chez le contemporain, qu’il ne prête son écoute qu’à ce qu’il aspire à enregistrer pour être confirmé, enregistrement aussi évidemment court que définitif : l’esprit du fait doit avoir pour lui quelque chose de ferme et de permanent pour donner de la stature à son rôle, mais l’expression et la justification d’un tel fait ne lui sont d’aucun intérêt ni d’aucune mémoire, il s’agit de peines à son cerveau faiblement apte à instruire une information, et c’est pourquoi il « sait » continuellement sans savoir comment et pourquoi, sans savoir démontrer ce qu’il sait, sans jamais pouvoir remonter aux arguments de ce qu’il sait, il sait parce qu’il a une fois prêté son attention à quelqu’un qui l’a persuadé de ce qu’il savait déjà, et il n’avait d’ailleurs nulle raison d’écoutersinon ce pressentiment d’être confirmé de ce qu’il savait déjà, quoique, peut-être, d’une autre manière. Soyez sûr qu’il la reprendra, cette écoute qu’il vous prête, aussitôt qu’il y aura discordance, et qu’à un diable qui l’inciterait tandis qu’un dieu le dissuaderait au même instant, il accorderait sa faveur au plus agréable, au diable donc, parce que cela ne le blesse jamais autant d’avoir tort que de se sentir le devoir de se corriger. Ainsi, on ne saurait lui représenter quelque chose ; tout ce qu’on lui montre quand il écoute, c’est ce dont il a envie ; or, il n’a plus envie d’apprendre, plus envie de nouveautés, surtout plus envie de se donner du mal : il a la surprise roborative en horreur. Il n’écoute que ce qu’il sait et le met en confiance en le confirmant, n’écoute que les raisons supplémentaires, additionnelles, de savoir ce qu’il sait déjà ; ce qu’il écoute vraiment est une répétition agréable de ce qu’il a déjà écouté, une sympathie, une complaisance, une concorde ; il n’accepte une information neuve qu’à condition qu’elle lui soit déjà cohésive et cohérente.

Mais qui peut oser dire que ce fonctionnement mental, passé loin en instinct, ressemble au nôtre, nous qui ne désirons que le difficile et n’avons d’intérêt qu’à nous trouver complétés ? La scission est trop manifeste à ceux qui, dégagés, peuvent encore l’entendre : les races en effet se séparent, c’est d’une grande évidence, d’une cruelle netteté, particulièrement à ceux qui en pâtissent. L’humanité n’est plus e pluribus unum, mais une minorité se dégage qui subit, qu’on isole ou qui est isolée faute de pairs, qui ne reconnaît plus rien de l’homme en l’homme (il faut relire le Du Bellay en opérant cette substitution lexicale), qui désespère de constater chaque fois l’abjection plus basse et pourtant indevinable, le gâchis et le vice, une minorité sidérée quoique pas si haute, mais supérieure, relativement et objectivement supérieure, je veux dire supérieure à ce qui bizarrement végète, minorité qui s’étonne de sa supériorité, qui ne l’a jamais cherchée, qui ne l’a jamais à ce point voulue, qui s’abasourdit d’être montée tant au-dessus en ne faisant que son œuvre humaine, que son devoir d’individu, que sa naturelle escalade pour se remuer un peu l’esprit, sans se savoir de génie, et pour seulement s’y épargner la nécrose des escarres de ce qui s’immobilise.

Eh bien ! les Féaux, c’est mon projet pour rassembler ces solitudes, pour concrétiser en-dehors des hypocrisies cette scission, et la représenter au monde, et lui faire honte peut-être. Les hommes ont déchu ; nous sommes des surhommes relativement à ce qu’est devenue la norme humaine : mais c’est la faute des hommes qui se sont abaissés en sous-hommes. Il faut afficher cette réalité et ce mépris tacite, ne rien atténuer, ne rien celer, parce que sans mépris on continuerait de croire qu’il y a unité douce et digne et que chacun peut avec bienveillance mener sans désagrément son petit train de vie idiot. Non : nous sommes là, et vous êtes ici : vous le rappeler, c’est vous inciter à redevenir vraiment humains. Il y a la métropole des nains, et il y a le village des hommes : vous habitez ici, nous vivons là, ce n’est pas même vouloir vous insulter que vous le dire ; nous nous séparons l’univers que vous croyez partagé parce que vous n’en ressentez pas, vous, la lourde ségrégation ; à côté, mais non ensemble, nous coexistons à notre grand atterrement, et il est bien évident que nous sommes seuls à en pâtir et donc à le voir, car le Blanc ségrégationniste se sent encore fort humain eu égard au Nègre qu’il ignore et donc qu’il opprime sans s’en apercevoir : comment devinerait-il son abjection, lui qui ne devine pas même le Noir qu’il rend invisible ? Mais notre monde, si noir, est plus élevé, il est inutile de feindre encore : sachez-le ! Nous souffrons assez pour ne point au surplus continuer à dissimuler nos mépris. Qu’au moins, si vous n’êtes pas d’accord, vous vous débattiez pour le démontrer – ce sera difficile, enfin, et cette difficulté-là vous édifiera un peu, pour une fois. Quant aux autres, que le fait révélé et répété les humilie tant qu’ils ne puissent plus l’ignorer dans leur conscience, qu’ils ne puissent plus s’illusionner de leurs bontés superficielles : c’est un fait, un simple fait qu’il faut dire et présenter simplement comme une réalité neutre. L’homme de science déclare l’état du monde parce que c’est son devoir, parce que c’est sa grandeur de ne rien travestir, afin d’avancer sur la base toute claire de la connaissance. Nous n’avons pas non plus à prendre nos précautions pour endormir des culpabilités, nous sommes au-delà de l’intention, de la velléité, de la cruauté, hormis celle, aiguë, acérée et blanche, de la vérité à laquelle nous dédions notre fidélité plus qu’aux hommes ; nous ne condescendons pas à la piètre portée contemporaine pour nous présenter comme des personnes convenables et empathiques, rassurantes. Il y a scission : c’est un fait ontologique que dorénavant n’importe quel électro-encéphalogramme ou scanner du cerveau suffit à démontrer.

Et nulle évolution humaine ne se réalisera dans l’ignorance ou le déni de cette situation. 

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Commentaires
F
Ressentez-vous parfois des émotions qui n'ont jamais été décrites ?
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F
Si vous n'aviez reçu aucun enseignement sur la colère, l'espoir ou la mélancolie, auriez-vous trouvé l'occasion de les ressentir ?
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