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Henry War
28 décembre 2021

Achats par correspondance

Pour un esprit puéril et foncièrement symboliste comme l’est typiquement celui de notre époque, l’achat par correspondance revêt une dimension miraculeuse et inespérée ; c’est une magie et un réjouissement qui tiennent de l’aubaine mentale, comme si l’accomplissement de l’humanité en termes d’accès au bonheur s’était toujours sis dans l’opportunité extraordinaire de faire ses commandes sur Internet, et qu’il n’y avait, après cela, presque plus rien à demander,  pas de plus haute source de correspondance et de félicité naturelle, tout ayant été obtenu, atteint, réalisé, exaucé. Voilà : l’apogée de la satisfaction de l’espèce, le comblement de ses aspirations les plus secrètes et fondamentales, après les déclarations feintes d’amour et de parentalité, de prospérité et de postérité, consistait en fait à acquérir facilement et vite, le plus efficacement possible, avec une sorte de rage incontinente et aussitôt repue. Cela lui provoque une sorte d’extase qui tient même davantage d’une variété excitante de la béatitude que de l’orgasme – l’orgasme est passager, à la fois meilleur et plus difficile à deux il implique alors une sorte de dépendance, de permission octroyée, d’incomplétude, rendant plus diffus et moins épanouissant la sensation intérieure d’être libre – ; Internet présente l’avantage de réaliser l’impression d’une longue et presque permanente extase solitaire, c’est un amant infaillible et digital, secret, qu’on utilise sans honte, extrêmement disponible, soumis aux caprices et dont il suffit d’entretenir la pensée – je ne serais point étonné qu’un adolescent espérât son premier accès au Web comme il attendait la permission illimitée d’entrer dans les maisons closes, s’ouvrant soudain les portes de la félicité (il ne croit sans doute pas qu’en vieillissant jusqu’à la majorité, c’est pour retomber en enfance dans l’impulsivité assouvie). On se purge ainsi de ses désirs, on se passionne pour un ersatz d’activité, on se façonne des rebondissements et des émois variés ; le contemporain se dispense à volonté de petites récompenses pour les difficultés d’existence qu’il se plaît à s’attribuer ; or, comme il n’a pas de mémoire, il lui est aisé d’oublier quasiment qu’il a acheté la chose c’est-à-dire qu’elle lui revient pour l’unique raison qu’il l’a mandée sous l’ordre et l’autorité de l’argent et qu’elle ne correspond à aucun mérite particulier, son salaire même ne représentant pas chez lui le fruit d’un véritable effort mais l’application de certains protocoles et de routines plus ennuyeuses que compliquées : tout ceci lui sort partiellement de l’esprit, jusqu’au ridicule du cadeau qu’on s’offre à soi-même, surtout quand il a pris l’habitude des commandes et que par paresse il ne tient plus au juste la comptabilité de ses arrivages. Il n’en conserve alors, de façon épidermique et inconsciente, que l’excitante expectation d’un projet en cours, un pressentiment de destinée, la prescience d’une fatale providence, ce qui innerve et dynamise son humeur, le galvanisant comme quand, étant enfant, il anticipait son bonheur des jours avant Noël : pareillement, l’objet allait venir, c’est à présent une manière d’antidépresseur qui le rend continuellement à moitié en-dehors de tout, vivant en lui-même avec ce renfort d’une espérance indistincte, rejetant cette partie du monde qui n’est que contrainte sans surprise, ce dont il a besoin pour ne pas considérer que tout ce qu’il entreprend il le fait mal et avec force négligence, avec si peu de zèle et d’entrain, en somme pour atténuer voire annihiler, pour altérer et dévoyer, la conscience de son action et de sa valeur véritables. Il ne sait plus qui il est au présent et ne veut surtout pas le savoir, il s’abandonne dans le futur de plaisirs minuscules – combien n’attendent la semaine que le week-end dont ils ne font rien, dont ils ne profitent que pour dormir ! –, et quand il découvre enfin le colis dans sa boîte aux lettres, ce lui est à peu près une heureuse surprise, une trouvaille, une « montée d’adrénaline », cela compense, lui semble-t-il, sa morne tâche quotidienne à laquelle, incompétent presque par nature, par acculturation, par imitation et par absence de repères élevés, il n’a même nulle idée d’adonnation. Voilà alors de quoi égayer journée ou semaine par l’ajout d’un presque imprévu qu’il peut intérieurement qualifier d’événement, qui lui rend l’impression d’un mouvement, qui lui fait la sensation d’un décalage émotionnel contre la routine consentie de son insignifiante existence ; et il se trouve alors une importance, une éclaircie, une histoire grâce à ces interruptions, une échappatoire au sinistre tableau de sa vie sans engagement ni grandeur, ces livraisons plus ou moins espacées lui peuvent facilement servir de prétextes à conversations amicales, rapports enthousiastes, relations détaillées, commentaires superficiels, etc. propres à rassurer un être sur l’illusion que son temps est effectivement « rempli » et qu’en cela c’est bien d’une vie qu’il s’agit, puisqu’il y a bien quelque chose au sujet duquel parler. Car l’achat par correspondance occupe, c’est son intérêt premier, avant même l’acquisition d’un bien, de faire entrer dans l’existence le sentiment d’un usage de sa personne, l’impression d’être concerné par des activités qui nous accaparent comme si c’était le monde qui nous convoquait à ces obnubilations, c’est même vrai que tout ce qu’on s’approprie, quand on est assez contemporainement hypocrite pour oublier sa facilité et ses faiblesses, contribue à la créance qu’il y a quelqu’un à pourvoir et à satisfaire, et l’on devient ainsi, sans le savoir mais en lointaine conscience quand même, son propre maître que l’on sert et qu’on gâte : on se gonfle et vénère, comment ne serions-nous pas quelqu’un en effet puisqu’il y a, derrière le présent qu’on offre, une personne qui reçoit ? C’est la façon la plus artificieuse de se fabriquer un individu : des objets me parviennent de l’autre bout du pays ou du monde, il faut donc bien que ce soit quelque variété de déférence ou d’importance qu’on m’accorde ! Ainsi, cet usage tel qu’il est parfaitement entré dans les mœurs renouvelle de façon plus que satisfaisante la valeur du capitalisme qu’on commençait à associer systématiquement à des connotations d’argent et d’abus : pour pallier cette image sale et grincheuse du plaisir d’acheter, image qui dessert l’insouciance qu’on préfèrerait y puiser sans scrupules, on en vient insidieusement à se figurer l’acquisition comme une fierté, on s’imagine soi-même une valeur en fonction de l’affaire et du besoin, on se représente indépendant comme si une action aussi basique et commune que consommer pouvait symboliser la faculté de prendre des décisions importantes et de lever des dilemmes délicats qui n’existent pas dans l’existence moderne. Le Contemporain se croit sensé, pratique, débrouillard, astucieux ; il a consulté des avis, beaucoup de vidéos, parfois des fiches techniques ; il a comparé les prix et la fiabilité des sites avec une méticulosité qui, exactement retournée, est l’indice d’un esprit timoré, procédurier, craintif ; il se plaît à songer aux risques qu’il a pris, au risque surtout de se tromper et de regretter – rien que l’appréhension d’un regret semble à l’esprit d’apathie une preuve d’action –, risque pourtant inconséquent compte tenu de la possibilité du retour gratuit mais qui occasionne toujours un peu de désagrément – télécharger, imprimer, fixer l’étiquette sur un emballage à confectionner, se déplacer au lieu de dépôt, vérifier que le remboursement ou que l’avoir a bien été décompté, et réinstruire une compensation à l’achat décevant, tout en se sentant coupable et diminué en loin de son incapacité à saisir une bonne affaire ainsi que de l’importunité qu’un million de tels retours de gens versatiles ou pleutres peut causer aux services après-vente et aux plateformes logistiques. N’importe, cela s’oublie vite, les gens sont trop béats, saisis, captivés, happés par le choix comme l’indigène sous la lumière futuriste, on dirait vraiment que toute l’humanité des siècles et des millénaires, que toute la légende humaine, n’a fait qu’attendre cette consécration à laquelle elle était faite ou prédestinée, tous se sentent immensément flattés de ce qu’Internet permet, ils comprennent tout à coup combien ils sont privilégiés, ils se pourlèchent d’admirer pendant des heures tout ce qui paraît tant à portée d’un clic, il leur suffirait, là, d’appuyer par hasard ou sous l’Impulsion et d’indiquer leur numéro de carte bleue, ils seraient propriétaires de n’importe quoi, d’une île ou d’un monde ; une sorte de génie d’interaction entre ce morceau de plastique à puce et les images défilant sous leurs yeux fascinés se compose en un potentiel plein de magie, en maintes combinaisons imaginables, c’est aussi merveilleux, mais à bien plus d’échelles accessibles, que de se visualiser gagnant au grand tirage du loto, c’est là déjà une multiplicité de choses variées, attirantes, décoratives, inutiles, de si mauvais goût qu’on possède en imagination ! On voyage en parcourant du regard et du doigt ce défilé téléguidé de futilités ; cette évasion raconte des histoires d’hésitation, des fantasmes d’amitiés, des péripéties pleines de périls et de trahisons, le contemporain se trouve un héros, prend sa vie en main, résolu et magnifique, mais velléitaire et bravache ; il a enfin rencontré ses victoires, ses triomphes, sa reconnaissance intérieure ; enfin, il est quelqu’un, un homme, un individu, un héros content : qu’il voie comme il a bien œuvré ! ah ! il a obtenu exactement ce qu’il voulait, comme s’il avait lui-même fabriqué la chose qu’il s’attribue, comme s’il s’était seul exaucé : n’est-ce pas le signe d’un contrôle, d’une maîtrise, d’une puissance ? Pourtant, à bien y songer, l’avantage de cette démarche dématérialisée est le contraire de la bravoure : grande épargne de difficultés, absence de communication induisant toujours de savoir improviser et se conduire, suppression d’effort physique au profit d’une banale livraison à domicile ou en relais-colis tout proche, disparition du sentiment de transfert d’une estime pour quelqu’un-qui-fait-bien à la chose-qui-est-bien-faite, régression de toute valeur humaine du commerce, accomplie et parachevée en robotisation des rapports – conseils et paiement –, oubli foncier de ce que la transaction pouvait contenir à la fois d’élevé, de digne, de psychologique et d’inquiétant au profit de l’image numérique d’un produit qu’on valide sur un écran. Et de la sorte, par extension, par galvaudage, l’acte lui-même, l’idée même de l’acte, s’est abaissé de plusieurs degrés, on parle d’une dépense « raisonnable et mesurée », d’un volonté « courageuse et assumée », d’un achat « sûr et responsable », en un travestissement de vocabulaire absurde qui ne choque déjà plus personne, tandis qu’en vérité, au lieu d’y attacher des grandeurs et du mérite, on devrait avoir systématiquement honte de ce qu’on récupère avec tant de facilité, de sorte que rien qu’une sensation de brève misère, de presque-déshonneur, devrait nous envahir de recevoir ce qu’on a eu si peu de mal à obtenir comme en une bataille où l’ennemi s’est immédiatement rendu, la chose sitôt livrée n’est le gage d’aucune persévérance, d’aucune résistance au souhait, de nulle valeur – et songer encore qu’on ne tolère plus même le délai ! – ; une pulsion, plus ou moins retournée comme on scrute et gratte une plaie, a décidé de ce qui entrerait chez soi en livraison express majorée, de ce qui violerait notre espace, oui, le violerait, parce qu’en rappelant comme une preuve matérielle et insistante le peu de considération que nous accordons à toute création ou fabrication humaine, on devrait logiquement déprécier la chose quand elle est ainsi venue, acceptée, consentie avec cette faiblesse-là, avec cette faille béante et issue de nous, avec cette avidité que nous nommons bienfait ou petit-plaisir pour se justifier et comme prétexte aux bas penchants auxquels nous refusons de beaucoup résister. La caverne est ouverte, c’est une dépossession de soi-même que rappelle en permanence cette chose installée dans sa chambre ou son salon, c’est un vol dont l’objet témoigne, un vol véritable, mais c’est un vol permis, un vol légal, un vol fort répandu, si bien qu’on ne pense plus mal agir à l’imitation des autres, on est en son pays l’un des quarante millions de voleurs, tous ses biens plaident contre soi, ils nous font du tort, nous accusent et nous rendent ridiculement légers à leurs regards placides et inertes, car ce que font le mieux les objets si mal acquis, sans valeur quoique pourvus d’un certain prix, quoique « prisés », de leur jugement minéral invaginé en nous-mêmes, c’est – nous dévaluer, nous.

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