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Henry War
31 décembre 2021

Humilité nuit

On n’a toujours pas dressé le bilan de tout ce à quoi l’insidieuse doctrine de l’humilité nous a empêchés d’atteindre, tout ce qu’elle a gaspillé de temps et d’efforts chez des êtres qui ont désespéré en la reconnaissance de leur puissant mérite, tout ce qu’elle a même inaccompli dans un consensus de stupidité autour de la censure et l’atténuation de l’orgueil. En effet, depuis des siècles et particulièrement à notre époque, un soupçon automatique pèse sur tous ceux qui prétendent fièrement avoir découvert quelque chose, qui revendiquent le droit d’être initiateurs et inventeurs, qui n’hésitent pas à publier leurs résultats et à exposer leurs méthodes comme on promeut un travail et réclame un mérite. C’est au point qu’on se défie par principe du génie – teneur inédite dans l’histoire, je crois, de l’humilité poussée à l’extrémité – parce que le génie ne sait revêtir les atours de la modestie ou de l’hypocrisie, n’y ayant nul intérêt, caractéristique que sont manifestement incapables d’entendre nos contemporains démocratiques. Quand vous savezquelque chose, quand vous vous y êtes penché longtemps et avec soin, si méticuleusement que vous en avez obtenu la certitude des suites d’une démonstration nette et pertinente, quand l’étude assidue et l’expertise acquise vous en ont confirmé l’existence, il vous importe peu de la présenter comme une hypothèse, de la proposer sous les déguisements de circonlocutions, d’avoir l’air d’hésiter ou de la tourner de manière que votre auditoire paraisse inférer de lui-même les conclusions auxquelles vous êtes parvenu et dont, convaincantes par elles-mêmes, vous n’avez nul besoin de vouloir en persuader ! Ce serait même une feinte que d’avoir l’air d’en douter, une attention portée sur une circonstance du discours plutôt que sur l’état objectif d’une vérité implacable, et même une façon de condescendance contre des interlocuteurs que vous supposeriez incompétents à simplement comprendre un raisonnement juste. Seulement, le citoyen d’à présent ignore l’irréductibilité d’une vérité instruite, parce qu’il a perdu l’usage d’être édifié ou d’acquérir une pensée solide à laquelle il puisse tenir comme inébranlable : tout est inconsistant à sa mesure, tout est vague et supposé, révocable, indéterminé, il ignore ce que c’est que la dureté et la force de savoir. Pour autant, je ne suppose pourtant pas qu’il lui viendrait jamais à l’esprit d’exprimer par exemple comme il « pense » s’appeler ou comme il « croit » que ses fils se nomment, ni d’indiquer « selon lui » comment il faut se vêtir quand on a froid ou si « à son avis » un cancer est favorable ou défavorable à la santé : cette expérience révèle qu’une certitude établie sur une mémoire efficace ou sur une démonstration rationnelle implique toujours ce que d’un point de vue inefficace et irrationnel on suppose une variété de l’obtusion et de l’orgueil, qui n’est que la mine serrée d’un homme qui avance avec des réalités sûres et qui les clame parce qu’il se souvient avec exactitude d’un fait ou parce qu’il a fort réfléchi à un raisonnement. Pas davantage, logiquement, le Contemporain ne se soucie des convenances ou de son image quand il s’agit d’expliquer la teneur de sa spécialité : il dit tout uniment les choses sans les noyer d’atténuations de franchise et de marques de retrait parce qu’elles sont certaines et prouvées, qu’elles revêtent un caractère d’objectivité difficilement contestable, et qu’il ne lui appartient plus d’offusquer quiconque en sait là-dessus moins que lui puisque c’est en toute connaissance qu’il apporte ce que les autres ignorent. Or, en dépit de tout ce qu’on a prétendu sur les savants modestes, sur des personnalités à la fois géniales et simples, sur des Einstein par exemple qui avaient la légèreté quelquefois de tirer la langue à des photographes, on ne me fera pas croire – parce que c’est impossible et antipsychologique – que lorsqu’ils révélaient leurs avancées et expliquaient leurs surprenantes découvertes, ils le faisaient avec les termes gentils et la mine contrite qu’on se figure de bon aloi pour signaler aujourd’hui un homme honorable et fiable, un être sympathique et « de bon ton ». Einstein n’a certainement pas rapporté la théorie de la relativité générale en arborant un air affecté, emprunté, indécis, soucieux de plaire, attentif à ne pas passer pour arrogant, saupoudrant son discours d’une multitude de modalisateurs, de « je suppose », « je crois », « si vous permettez » et de « sauf à preuve du contraire ». Ce qu’il faut entendre, ce que doivent entendre ceux qui ne se livrent plus à l’étude et au travail c’est-à-dire presque tout le monde professionnel d’à présent ainsi que, j’y reviendrai, la quasi-totalité des étudiants d’aujourd’hui, tous ceux qui, en somme, admettent la recherche et le labeur une variété de loisir ou un strict moyen de satisfaire une hiérarchie, c’est que l’extrême vigilance et l’entière absorption intellectuelle qu’impliquent des œuvres entrent en totale contradiction avec l’attention accordée à des risques sociaux, je veux dire que quand on prend la peine d’annoncer une certitude d’importance et devenue irréfragable consécutivement à une abondante réflexion et à une documentation approfondie, on ne le fait point avec des apparences d’inquiétude ou de sollicitude que traduit cette modestie tant vantée que l’idiote société espère tant, on n’a plus le temps pour cela, tout est déjà nuancé et verrouillé avec dureté par écrit et en esprit sans qu’il importe encore d’atermoyer ou de finasser : le fond suffit qui appelle une révélation, quelle que soit la correction « morale » de la forme. Moi-même, quand je publie un article ou un livre, il est relu des dizaines de fois, examiné, inspecté à la virgule près dans un souci d’exactitude, et si je n’ignore pas les objections qui me viendront de leur apparence suffisante ou prétentieuse qui contrarie la bienséance des sots ignorant ce que c’est, après avoir réfléchi, que de tenir un fait pour inattaquable, je reste fier de ce qu’aucune contradiction ne m’est seulement proposée quant au contenu : mon objectif est atteint, j’ai touché à une vérité neuve que personne n’est en mesure de contredire ou d’oblitérer, je ne réclame nulle gloire publique en savant pur, je suis l’opprobre parce que je suis hautement, supérieurement, raisonnablement juste, ceci suffit à ma conscience, et ni l’amour ni la sympathie de mes dissemblables ne m’est une préoccupation. Or, s’il en est ainsi en mon for lorsqu’il s’agit de mes ouvrages sur le Contemporain que nulle catégorisation conventionnelle n’admet comme « science » (et qui ne sont rien, au regard du Contemporain normatif, qu’un peu de mélange de sociologie, de philosophie, de métaphysique sinon beaucoup d’élucubrations éparpillées), comment en serait-il autrement, pour son sentiment intérieur, du théorème appliqué d’un savant appartenant à tel domaine identifié et reconnu ? Lui non plus n’a pas personnellement besoin de l’adhésion de ses pairs ou de la société : le fruit de son travail est sa récompense, qu’il ne délivre qu’à dessein de promotion non de lui-même mais d’une vérité extérieure, et même, cette vérité écrite ou dite n’est plus en lui ou à lui dès lors mais elle se désincarne, se détache de lui et s’en scinde en se communicant : le découvreur ou le créateur qui « publie » se vide de son su et de son art, on ignore à quel point il perd, à quel point il s’épuise en révélant ce qu’il était, il y a encore moins d’un quart d’heure, seul à savoir… et l’on vaudrait au surplus que, dans son déchirement, il usât d’un ton de gentleman flegmatique et sceptique qui, à tout hasard et sous quelque lâche impulsion, propose une idée comme ça juste pour voir ? Non, décidément les reproches qu’on fait à l’encontre de l’outrage de la confiance confirment des mœurs qui peinent à se former des connaissances indubitables, qui n’ont jamais senti ce que c’est que de savoir et particulièrement de savoir ce que d’autres ne savent pas, qui sont en entier des transparences sans le moindre secret, et qui, craignant au contact des sages de devoir enfin s’informer réellement de quelque chose, préfèrent se figurer la relativité de toute connaissance et renvoyer ces sages aux erreurs que leur grande confiance leur a parfois fait commettre dans l’histoire des hommes, pour mieux oublier que toutes révolutions humaines en philosophie, en sciences et en arts, toutes sans exception, ont procédé de cette confiance qu’ils décrient quand elle fut infondée et infructueuse et parce que ça les arrange (comme on s’est même récemment pris à s’amuser, par jeu de moquerie, par dérision des grandeurs, des infimes inexactitudes de la théorie de la relativité générale, et sans pour autant y rien comprendre, mais juste par « preuve » opportuniste qu’il ne faut décidément pas se vanter d’une seule certitude, par symbole en somme qu’il ne sert à rien de prétendre savoir une chose et tenir un fait !) : cela les dispense de réfléchir et d’admettre qu’ils ne savent rien de ce qu’ils devraient savoir, cela leur permet de conserver leur estime-de-soi tout en ne sachant rien et en sachant qu’ils ne savent rien : la faute à la « relativité de tout ce qu’on sait » – ils sont contents ainsi de leur insuffisance ! Cette exigence a priori absurde de l’humilité désigne une société qui se craint dans son rapport à la vérité et qui ne veut accorder de crédit à personne, ou seulement à des postures, pour oublier qu’elle ne se fie pas déjà à elle-même : elle vante le simple, et c’est bien sûr parce qu’elle aspire à se vanter elle-même ! Ne sait-elle pas mieux que toute chose faire semblant, et présenter les apparences (de tolérance et de modestie) ne consiste-t-il pas pour elle le moyen le plus sûr, le plus égalitaire, le plus antidiscriminatoire, de son succès ? Dans une société de l’imitation, dans une société de poses et de conventions, dans une société qui dissimule sa honte d’ignorer la singularité et l’individu et qui réclame quand même des triomphes pour se satisfaire, toute vertu se situe dans des conventions, dans des manières c’est-à-dire en des superficialités, et non dans de froides démonstrations, dans des déploiements neutres de vérité éclatante et dure c’est-à-dire en des profondeurs : l’attachement exclusif pour la « manière morale » et l’observance de ses postures sociales et traditionnelles indiquent l’absence de véritables critères d’excellence d’une société qui s’accroche à ses usages dans la terreur souterraine de les voir un jour utilement réfutés – elle n’avait que cela, pauvre société ! elle n’avait pas l’intelligence de savoir distinguer avec sagesse, elle s’était assise tout entière sur des décorations et le vernis des distinctions ! C’est déjà une abjection que cela, c’est déjà l’indice d’une décadence effarante de la pensée et d’une atroce réduction, d’un contentement général de toute réflexion dont la fondation ou plutôt le gage ne se retrouve unanimement que dans le paraître moral, seulement je n’ai pas encore fait deviner toutes la limitation et l’enfreinte que cette tendance réalise sur les théories et les savoirs peut-être les meilleurs mais qui ne sont pas, à son goût, présentés avec suffisamment de « bonté ». Voilà : pour autant qu’on examine l’histoire et qu’on inspecte l’épistémologie, on constate logiquement que la plupart des révolutions de l’intelligence, scientifiques et artistiques, sont venues d’individus si instruits et réfléchis, si consommés et aguerris, et en cela si enhardis, qu’ils ne ressentaient nul intérêt à paraître humbles ou à s’associer spirituellement ou plus que symboliquement à la société normale et plus faible que soi ; ni Newton, ni Pasteur, ni Curie ne faisaient profession d’être des gens ordinaires, au même titre qu’on ne saurait reconnaître par exemple à Hugo ou à Zola les « vertus » d’une franche modestie ; tous s’estimaient environ des aristocrates de leur science ou de leur art. Or, où je veux en venir, c’est que chacun d’eux serait indéniablement conspué ou ignoré à notre époque et sans doute davantage qu’ils ne le furent à la leur pour leurs témoignages réitérés de « certitude » ou de « grandiloquence », à présent on ne leur pardonnerait point. Ainsi, notre temps, non content de jauger la valeur humaine sur de piètres signes extérieurs de respect à des conventions, en est à interdire l’apparition ou à ralentir l’accession aux gloires de « l’arrogance » ou de « l’orgueil » qu’on suppose toujours présente chez ceux qui affirment disposer d’une connaissance supérieure ! C’est le préjudice énorme et terrible de notre société d’égalité acharnée où le plus petit signe d’une élévation particulière devient précisément le moment d’un soupçon, d’un dégoût, d’une rétractation : il ne faut jamais qu’une personne prétende délivrer en son nom seul un apport pour l’humanité, ou bien elle sera immédiatement contestée, introduite dans la bile commune sans passer par l’usage conscient, comme par péristaltisme. Or, ce qu’il y a de terrible et de grave, c’est que ce mouvement social, qui rabroue presque d’instinct les formes les plus sincères du génie, entrave non seulement son expression, mais son éclosion même ! Ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’à l’origine de tout désir véritable de contribuer au progrès humain, se situe la volonté farouche de découvrir de nouvelles certitudes, d’atteindre à des visions d’avenir, d’accéder à une dimension supérieure des connaissances, c’est-à-dire que la certitude, que l’idée potentielle et « orgueilleuse » de la certitude, est au cœur même du projet d’un homme qui ambitionne de promouvoir des vérités inédites ; en somme, ce qu’on néglige au bénéfice illusoire d’une sorte de magie de l’inspiration spontanée, c’est la forme psychologique du génie, ou préalable au génie, tout ce qui conditionne les premiers pas et la marche progressive d’un esprit combatif et pionnier, tout ce qui, situé au fondement même de la vocation du génie, détermine la « marche farouche d’une destinée ». Avant le génie reconnu se trouve un homme qui se sait une puissance ou qui se cherche une puissance même sans égocentrisme ni vanité, un homme proprement présomptueux en ce qu’il se considère potentiellement apte et favorablement disposé à apporter une pierre à un édifice déjà supérieur et difficilement surmontable, un homme qui accorde du mérite et de l’admiration aux trouvailles qu’il considère objectives dès qu’elles sont indéniables et qu’elles complètent véridiquement le champ du connu ; cet homme, de toute évidence, veut accéder instamment à des arcanes, il désire percer de son obstination des mystères peu accessibles, il conçoit dans la peine et les difficultés une façon supérieure d’humanité à laquelle il aspire et souhaite atteindre, tout son projet en germe est déjà une aristocratie ou une caste, un dépassement discriminé par l’énergie et par la force auquel doit suppléer quelque concrétisation ou quelque supplément aux sources – autrement, pourquoi se donnerait-il tant de mal ? Il ne lui viendrait pas à l’esprit, dès le commencement de sa motivation, d’admettre que des vérités plus ou moins relatives sont équivalentes en valeur, ou que leur mérite dépend de la façon dont elles sont présentées avec plus ou moins d’humilité, ou alors il s’arrêterait tout bonnement dans son entreprise, cette idée ne conviendrait point à son vœu d’absoluité, à sa conception de la transcendance du banal, cela s’y opposerait en contrariant et en dévoyant sa ligne inaugurale, et ainsi la condition même de ses efforts est-elle la prétention à une valeur singulière, en quoi le génie est essentiellement prétentieux, car c’est l’ascendance altière, manifestée en espoirs et en persévérance, qui fonde sa détermination et renouvelle ses efforts : et c’est pourquoi il n’existe pas de génie involontaire, de génie aventuré, de génie de fortune ou de circonstance, de génie par sérendipité. Et c’est sans stéréotype je l’assure, que je dis qu’un génie présente foncièrement le caractère de l’alchimiste, du sorcier et plutôt même du nécromancien, car en révélant l’inconnu il réveille ce qui était mort. Mais l’accès au savoir nouveau, qui meut cette puissante résolution d’où procède le génie (car on ne saurait plus distinguer, à notre ère si perfectionnée, de découvertes qui procédassent sans acharnement du hasard), suppose toujours l’ambition initiale d’une conquête historique par l’esprit, d’un succès de la pensée, d’un triomphe de la raison, absolument incompatible avec cette relativité absurde de la vérité conçue comme douteuse sauf mondaine, détestable sauf présentable, inacceptable sauf morale, qu’induit toujours en sciences ou en arts l’idée de mesure ou de modestie. Qu’on songe combien l’humilité, progressivement instituée en mœurs, devient une frustration et un découragement pour l’apprenti brave qui, sitôt imprégné de la conception selon laquelle l’établissement de vérités se discute selon un sentiment et ne doit notamment entraîner aucune sensation de fierté, se déprendra de sa motivation et finira par succomber à la mentalité ambiante, obéissante, ouvrière et irresponsable, désindividuée, de fonctionnaire : il ne peut garder aucun des avantages du pionnier énergique et vaillant si la société lui fait sentir que ses ambitions sont mauvaises, appartiennent au mal, nuisent à l’homme, manquent à être solidaires, naissent dans l’excès et se résolvent dans le juste châtiment humain, qu’il ne faut pas chercher à surmonter et à triompher, que son bonheur à découvrir, qui s’exprime en hauteur et en certitude, ne sera pas toléré dans un monde uniforme de salariés qui en prendraient ombrage, et desservira son domaine autant que sa personne. Pour le redire clairement, la doctrine unanime de l’humilité brise toute volonté d’entreprendre, comme celle du communisme tend à anéantir toute initiative : le génie ne naît pas, ne saurait naître, sans la pensée vive de l’excellence et du surplomb, et il n’existe aucune raison de manifester une puissance et de réaliser un progrès sans le désir de se situer en avant des hommes, rien qu’un peu au-delà de l’humanité en prédécesseur. Ainsi j’espère faire comprendre que chez l’étudiant ou l’apprenti de n’importe quelle discipline, la fin de l’orgueil correspond exactement au terme du travail, du vrai travail, celui qui tend vers l’au-delà du connu, que cette terminaison bascule l’acception et la considération du « travail » uniquement comme moyen d’accéder à un métier, et aussi que la mentalité profuse de notre époque, induisant des comportements codifiés du fait de l’impact de la morale environnante, et particulièrement un certain rapport, coupable ou désinhibé, à l’acte, freine considérablement la naissance du génie par le soupçon qu’elle porte sur toute volonté de parvenir à des découvertes incontestées et à toute stature correspondante, raison pour laquelle il n’existe plus guère de nos jours de chercheurs qui font de grandes trouvailles alors qu’il devrait logiquement, suivant la démographie et le niveau moyen d’études supérieures, y en avoir bien davantage qu’au siècle passé. Mais – et ce ne me paraît pas une illusion liée par exemple à notre manque d’intérêt ou de discernement en tant que nous serions trop « néophytes » –, les révolutions scientifiques ou artistiques qui retentissaient autrefois dans le monde sous la forme de théories spectaculaires ou de fabrications indispensables (nul ne comprend parmi la foule ce qu’englobe et implique la fameuse théorie du chaos, et nul ne serait capable d’envoyer rien qu’en concept un satellite dans l’espace, pourtant ces savoirs ont profondément innervé les peuples, preuves de l’existence de révolutions même lorsqu’on ne peut tout à fait les entreprendre par l’esprit, autrement dit ce n’est pas le peu de publicité des découvertes ou notre faible compétence à les concevoir qui peut expliquer que nous sommes mal informés, mais c’est tout simplement parce qu’il n’y en a plus, rien du moins d’une équivalente importance), ont cessé, notamment parce qu’un ingénieur aujourd’hui, faute de passion orgueilleuse portée par une valorisante morale ambiante du génie particulier, n’est qu’un statut qui attend un métier bien rémunéré sans adjonction d’inventions ou d’innovations réelles. C’est la démonstration même qu’ils n’existe pas de savant modeste, qu’il ne peut pas exister de génie dans une société de la modestie, et que, forcés d’être modestes, les grandeurs s’effondrent ou plutôt cessent d’exister. Mais au surplus – c’est la réciproque la plus vicieuse –, dès que comme chez nous l’humilité devient un critère d’écoute pour le monde, dès qu’il faut, pour être rien qu’entendu, se signaler par son caractère de douceur et de relativité, de tolérance homogène et de sérieux pas trop révolutionnaire, à l’égard de ce qu’on dit et de tout ce qu’on entend, alors on se préoccupe particulièrement de la présentation de son apport, et donc de la réputation de cet apport plutôt que de la vérité de cet apport lui-même ; on s’efforce même, d’une certaine manière, à rendre moins éclatant cet apport pour le rendre supportable à la société, et l’on risque justement de ne plus effectuer ses recherches que dans les domaines où l’apport, étant d’emblée perceptible comme modeste, présente le moins de risque de heurter le monde d’insolence ou d’orgueil. C’est ainsi qu’une société qui accorde de la valeur selon des critères d’acceptabilité morale plutôt que sur le fonds de vérités purement démontrées tôt ou tard produit des apparences de scientifiques ou d’artistes, des êtres aimables et souriants, des créatures de complaisance, de ces gens qui « aiment ce qu’ils font » et qui y trouvent « bien du plaisir » au lieu de se torturer l’esprit de travail véritable, et c’est bien, si l’on y regarde de près, à cette sorte qu’appartiennent à présent nos « savants » ou nos « écrivains » les plus écoutés et plébiscités : le succès et la gloire ne leur sont pas venus de découvertes originales et exemplaires mais de leur présentation ; on ne les aurait pas reconnus autrement, et le mal de ce constat est que le plus souvent ils en avaient conscience et qu’ils ont passé plus de temps à se montrer sous un jour admissible et brillant qu’à bâtir une renommée sur des travaux acharnés et novateurs : ceux qui ont le plus de succès sont indéniablement des beaux-parleurs bien habillés, ce ne sont que des mannequins de promotion alors qu’au contraire ils ne devraient avoir nul entraînement aux superficialités qui se situent à l’exact opposé de leur champ d’investigation – un savant qui pose et sait poser a manifestement passé son temps à tout autre chose qu’au travail. C’est donc bien non seulement un attribut mais une maladie de notre société que d’avoir réprimé la volonté du vrai par la répression de ce juste orgueil qui n’a plus droit de cité parce qu’il dépare et ainsi humilie : comme aujourd’hui la prétention au vrai est lourdement dénigrée, comme la forme individuelle de la vérité, embarrassée et confondue du souci d’humilité et d’égalité, ne peut plus s’exprimer hautement et librement avec l’admiration et le respect publics, comme socialement on en est venu à calomnier toute espèce d’autorité d’un mépris qui fait du génie un vantard qu’il faut moquer et isoler jusqu’à anéantissement, alors notre société craint de créer vraiment, et ses éléments génialement créatifs, quand ils sont parvenus à lutter contre ce bain de haine impropre, se sentent tenus de se cacher ou disparaissent dans cette réprobation qui les entoure et conspue. On a perverti l’idée saine de progrès humain issu d’un petit nombre d’individus supérieurs, on a préféré croire, parce que cette foi était plus humble et n’obligeait pas à décerner des mérites à des génies qu’on avait tant empêchés et poursuivis, qu’il pouvait exister du progrès issu de collectivités, issu de multitudes, issu de foules, comme si un ensemble de fonctionnaires serviles pouvait être doué d’imagination « additionnelle », comme si un tel ensemble pouvait trouver intérêt à innover, comme si toute invention ne tenait pas systématiquement d’une personne unique, d’un seul cerveau, d’un esprit idiosyncratique et précisément distinct (a-t-on déjà pensé que s’il suffisait à une société de fabriquer « en série » de fourmillantes similitudes pour réaliser le génie, alors, faute de différences de pensée, il ne saurait, au sein de cette société, naître de révolution spirituelle ? Tout changement de paradigme, même in fine profitable à une multitude, ne peut logiquement procéder que d’une forme d’esprit auquel on accorde le plus de droit et d’incitations à la singularité. J’y songe, et c’est terrible : il n’a jamais, que je sache, existé de génie qui ne fut point un individu différencié ; or, notre époque tend précisément à la disparition et à la sanction de l’individu), comme si une initiative première pouvait foncièrement incomber, sans distinction, sans honneur séparé, à un groupe vu comme machine à fabriquer des pensées de façon exactement simultanée ! Conception flatteuse et galopante pour toute société qui serait autrement déconfite de reconnaître que, contrairement à la thèse de l’inspiration surnaturelle, un individu ambitieux et laborieux a un rôle fondamental dans l’évolution générale ; or, telle société, comme la nôtre, est constituée de peu d’individus, ce qu’elle devine, et c’est pourquoi il blesserait sa conscience – la conscience de chaque citoyen qui l’incarne et qui devine qu’il n’a pas le caractère d’un individu – de se savoir si défaillante à apporter intelligence et beauté, progrès ; elle a donc plutôt un intérêt logique à dénier le génie particulier qui lui est une insulte et qui, par contraste, indique son insuffisance… cependant qu’on n’a jamais rencontré – c’est l’évidence qui la confond et qu’elle ne peut nier – qu’une idée pouvait venir en même temps dans plusieurs esprits : il n’existe qu’un esprit pour produire une idée, et je ne pense pas que le génie procède, comme on veut s’imaginer pour se rassurer, d’une « activité de conséquence », d’un grand nombre d’activités qui ne font que conclure et expérimenter par degrés à partir des connaissances établies, d’un accroissement d’activités inhérentes aux activités antérieures et d’où statistiquement doit provenir tôt ou tard le génie, du moins ce progrès est-il alors très lent, tout semblable en effet à celui qu’on constate chez nous dorénavant, sans commune mesure par exemple avec les grandes révolutions du XIXesiècle. C’est faute d’argument rationnel que notre société a justement trouvé que l’insulte du particulier, pour se rassurer de n’en être pas pourvue, elle pouvait la retourner, et peut-être plus que jamais dans l’histoire de la doctrine chrétienne, par la mésestime conventionnelle, uniforme et instituée de l’orgueil, qu’elle mêle mal à propos avec le système de l’orgueil dénigré sous l’appellation d’« élitisme ». Or, tout ce qu’une société réprouve, ce sont les mœurs qui le manifestent, autrement dit l’action de la morale, la morale comme prétexte et inconsidération. Jamais sans doute les mentalités modernes n’ont à ce point viscéralement détesté et honni les pionniers de la pensée, ceux qui s’obstinent encore malgré tout à faire de la découverte de la vérité un absolu et une fierté : ces précurseurs sont devenus « radicaux » ou « fanatiques », des nuisances à la tranquillité d’être sans volonté, d’exister sans être, de ne pas exister en tant qu’homme ; il a fallu les ostraciser et faire admettre leur superfétation et leur aberration. Ils sont esseulés et c’est leur faute, enragés de ne pas se soumettre au rythme national, et c’est ainsi que, peu à peu, leur nombre se raréfiant et la majorité des divertis venant à augmenter, on les a de plus en plus admis comme gênants et importuns, on les a assimilés, par dispense de réflexion et pour maintien de l’estime-de-soi, à toutes sortes de connotations négatives. C’est au point que l’éducation d’une nation entière ne reconnait plus la distinction comme gage d’excellence, que le meilleur doit avoir honte d’être ostensible, qu’on lui donne tort de réclamer que la mesure commune soit plus haute, que le travail même s’est mué conceptuellement en ce confort de ne faire qu’appliquer, en un lieu « professionnel », des routines au lieu d’aspirer à la performance, de sorte qu’il est devenu rare qu’on « travaille » vraiment sur son lieu de travail, de sorte aussi que jusque dans nos universités on ne se contente à présent que d’imposer à des étudiants des protocoles à apprendre par cœur : il ne faut surtout pas qu’aucun de tous ceux-là se manifestent, tôt ou tard, par le péché d’orgueil ! Heureusement, ils en sont incapables désormais, ne se donnant qu’une peine fort éloignée de toute révolution humaine, ne s’instruisant qu’en virtualité, qu’afin d’obtenir des diplômes et de pouvoir aussitôt se retirer de l’étude, que pour des accès, pour des laisser-passer : non, pas d’inquiétude, çà ! ils ne seront pas des génies, ils n’auront même jamais fait réellement quelque chose de nouveau, ce sont strictement des répéteurs, d’éternels bachoteurs de données inutiles, des contenants de tradition inaptes à fabriquer des contenus distincts ! Or, c’est bien ce modèle d’intelligence que notre société perpétue, rien de plus élaboré, rien de plus motivant ou créatif, rien d’où puisse naître en effet le sentiment d’un honneur ou d’une grandeur, toutes nos facultés en ont pris la direction ferme au point que moi, ancien major de promotion en Lettres modernes, au vu de ce que je constate qui s’y pratique à présent moins de vingt ans après, j’y serais disparate et piètre, indésireux de retenir pareille quantité de vacuités qui sont abstruses et sans nulle application, qui vont sans esprit de conséquence et sans le moindre motif d’individualisation. Certes, à ce régime on n’y rencontre que des élèves modestes, modestes parce totalement infondés à tirer profit de l’enseignement théorique, déconnecté et inconsistant, qu’ils ont reçu, autant d’élèves qui transmettront à leur tour, c’est obligé, le sens de l’humilité à leurs fils, qui ne s’étonneront plus de ce qu’une leçon ne serve jamais à transmettre un goût de la supériorité, qui regarderont l’ambition personnelle du savoir comme une anomalie sociale, et qui, effacés, timides, obscurs et respectueusement soumis ainsi que des automates, auront justement raison d’être ainsi, ceci non en fonction de quelque éthique bénéfique à laquelle, comme maintenant, il n’auront pas davantage réfléchi, mais parce qu’à ce point d’infériorité où ils seront effectivement rendus, il n’y aura nul lieu de leur personne, nul caractère et nulle saillie de leur âme, qu’ils pourront se targuer d’afficher avec fierté – et même, je le prédis, bien que le contemporain se flatte encore par coutume de ses infinitésimales différences, toute leur fierté se situera dans leur conformité – à peu près comme des Chinois.

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