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Henry War
14 janvier 2022

Illusion de la pudeur et vice de la franchise

J’ignore d’où l’on croit tenir fermement – et aujourd’hui plus que jamais – que la pudeur serait naturelle au même titre que ces interdits traditionnellement cités qu’on estime nécessaires et fondamentaux ou encore constitutifs d’une civilisation (ce qui flatte alors nos désirs d’être jugés évolués et subtils). On se fait un prétexte que ces traits se présentent dans de nombreuses sociétés pour déduire qu’ils sont indispensables et appartiennent de tous temps à l’immuable et inaltérable « condition humaine ». Or, il se trouve dans cette considération, je pense, une grave erreur de pensée, une faute d’appréciation mentale, un paralogisme coupable dans l’amalgame qui associe le fréquent, voire le systématique, avec l’inné voire le juste. Tout ce qui est répandu n’est pas justifiable ni bon, et ce qu’il y a de meilleur en l’homme, à ce que j’ai constaté est presque toujours rare, comme l’individu ; je ne me figure donc jamais que le commun, qui n’est qu’une variété du médiocre, est excusable. Un être ordinaire, un être « correspondant », un être moyen et conforme à l’espèce ou à la race, est pour moi un instinct et non une distinction, de sorte que je perçois un vice dans tout ce qui suit sa tendance sans initiative et qui se plaît à constater combien il est similaire ; et je ne trouve rien de plus répréhensible qu’une personne qui aspire instamment à se faire appeler « semblable ». Généralement, tout ce qu’on baptise de l’appellation surestimée d’« humain » en l’homme ne consiste pas en une vitale supériorité dont il pourrait s’enorgueillir par exemple au-delà de la bête et du sot, mais sert toujours à indiquer des attributs qui ne font que confirmer ses penchants les plus veules et grégaires : est « humain » qui s’épanche en amour, qui partage et compatit avec la faiblesse, qui considère faussement que chacun ici-bas mérite sa place dans la communauté des hommes, d’ailleurs l’erreur est humaine comme le pardon, et il importe avant tout, quand on se targue d’humanité, de ne point regarder trop près à la valeur des êtres, car le « jugement », lui, est hautain et inhumain, etc. « Humain » est une façon méliorative de rapporter ses propres défauts à la masse globale de son espèce pour s’en consoler d’abord (« je ne suis pas le seul ! »), ensuite pour s’épargner la peine de se corriger (« pourquoi devrais-je me faire meilleur que le monde ? », enfin pour arborer comme trophée la réalité de son insuffisance (« ah ! comme mes turpitudes me rendent le digne représentant de la belle condition humaine ! Je suis décidément Homme !). Ainsi, le réflexe de regarder à autrui avant de s’estimer induit presque sa propre mansuétude : il y a toujours « pire que soi », et l’on cherche activement des exemples de vices ou de vertus qui nous confirment et nous magnifient : le banal et le conventionnel deviennent le sublime et le divin dès lors qu’ils revêtent la pourpre de « l’humanité » ; soudain, on devient fier d’être humain par l’instantanée magie d’une simple connotation, et il n’existe pas de mérite plus pathétiquement magnifique, plus auréolé de gloire vénérable et hugolienne, que d’appartenir de toute son essence à l’humanité – cette pourtant si piètre humanité qu’on sait ou plutôt qu’on refuse de savoir !

D’ailleurs, la réciproque est aussi vraie : bien des tabous « universels » nous semblent effectivement utiles et justifiés, mais c’est seulement parce qu’ils s’appliquent aussi chez nous, comme l’inceste ou la pédophilie, parce quenous prenons avantageusement nos propres usages comme repères avant de diriger et d’influencer nos observations et nos sciences sur ce qu’il faut qu’elles concluent, de sorte que, plus ou moins inconsciemment, elles ne font qu’indiquer des pratiques où, comme par coïncidence, nous sommes déjà engagés, et que quelque alibi grossier d’universalisme nous autorise à poursuivre et nous recommande : nos découvertes ne sont que promotions dirigées de ce que nous sommes et voulons demeurer. Or, si nous poursuivons sur de telles fabrications d’excuse auxquelles nous pourrions tout aussi bien ne pas recourir, c’est principalement en raison de notre grégarité qui nous rassure et que nous continuons d’entretenir au prétexte que nous croyons encore à l’argument de la nature-qui-manifestée-dans-toutes-les-sociétés-fait-forcément-bien-les-choses ; c’est le vice théorique intrinsèque, je crois, de nombre d’anthropologues d’avoir insidieusement et prioritairement, quoique sans toujours le savoir, quêté une conformité, c’est-à-dire leur justification, en vérifiant l’exercice de nos coutumes par d’autres cultures, façon de les entériner – on a alors cherché alentour ce qu’on voulait se voir confirmé – ; aussi ne doit-on pas s’étonner que, chaque fois qu’un de nos usages change, une révélation ethnologique dise qu’en réalité l’ancien usage n’était pas unanime, et, inversement, quand des behavioristes rapportent, en opportunistes involontaires d’avoir senti ce qu’il était alors propice de vérifier et d’avoir disposé leur fauteuil dans le sens de l’histoire des mœurs, que telle attitude se réalise ailleurs quand, par hasard, elle correspond justement au point où notre société tend à aller ! On oublie tout à coup miraculeusement que la plupart des sociétés humaines – c’est-à-dire toutes, sauf de rares exceptions – sont par exemple fondées de patriarcat dès qu’on le veut chasser de chez nous, ou l’on feint de découvrir soudain que la sodomie, qu’on accepte à présent très bien dans notre république, n’est, tout bien regardé, pas un comportement sexuel inexistant chez bien des peuplades ainsi que chez certains animaux. Si ces revirements sont à mon sentiment intellectuellement insupportables, c’est parce qu’ils confirment qu’on ne recherche jamais en premier lieu à repérer le vrai ou le juste en toute objectivité, mais qu’en matière de sciences on ne se contente plus que de quérir ailleurs des signes d’approbation aux tendances actuelles, ou, pour parler hors sociologie, hors philosophie et hors statistiques, on ne finance plus que les propositions ou les hypothèses qu’une certaine société a intérêt à trouver confirmées : l’argent qui sert aujourd’hui à fonder toute découverte, c’est-à-dire qui initie la recherche, ne va plus qu’à ce qui présente une chance de favoriser et de valoriser nos mœurs, en quoi, perpétuellement, on ne fait plus que découvrir que nous avons raison, que nous nous dirigions bien vers la vérité et la justice, et ainsi toutes les sciences d’à présent nous confirment. On se rend si peu compte de ce phénomène que nul ne saurait dire qu’on nuit à l’impartialité, il semble au contraire que ces savoirs s’installent tout seuls et fort logiquement comme on en a besoin et que la société célèbre leurs auteurs en raison de leurs stricts efforts sans s’apercevoir que c’est plutôt surtout en proportion de ce qu’ils reconnaissent ses envies et, les entérinant, la justifient : il n’y a peut-être, à bien y regarder, pas une découverte d’importance historique dont la reconnaissance publique n’ait pas procédé d’un opportunisme social ; l’histoire des sciences comme objets de savoir promus et révélés ne consiste peut-être qu’en l’histoire des adaptations, consciente ou inconsciente, à ce qu’il est acceptable et loisible de signaler non d’un point de vue scientifique relativement à un certain état de connaissances superposées, mais d’un point de vue moral, c’est-à-dire en relation avec ce qu’une société est en attente de recevoir et consent à accepter. Je me demande si l’on a déjà vu épistémologiquement une révélation intempestive : j’en doute, tout ce que les sciences ont démontré, la société les y a plutôt encouragées, quoi qu’on dise des oppositions entre la censure de l’Église et les révolutions de conception athée ; je veux dire : est-ce que l’Église a véritablement empêché des hommes de savoir ? est-il en le pouvoir de quelque institution d’entraver la connaissance de l’individu ? Copernic et Galilée, pour ne prendre que les exemples les plus connus, sans doute ou bien n’étaient pas socialement intempestifs, auquel cas leurs réflexions se sont répandues, ou bien ils l’étaient et leurs théories sont demeurées ignorées et ne se sont répandues que bien plus tard lorsqu’elles étaient devenues entendables ou acceptables. Tout ce qui s’oppose à une mentalité installée, tout ce qui nuit aux mœurs courus, et par extension tout ce qui n’indique pas la légitimité des penchants « humains » que représente l’état synchronique d’une société consentie, n’ayant aucune raison d’être exposé et gratifié, n’a alors aucune existence non plus ; tout au mieux, on s’apercevra plus tard, quand on en aura enfin envie et qu’on sera prêt à l’accepter (ce qui revient à dire « quand on sera déjà au seuil de le savoir »), que telle idée avait déjà été émise par tel homme dans un texte ancien, et on appellera ça obscurantisme et renaissance, tout en ne cessant pas de censurer de nouveaux génies trop en avance sur les mœurs présentes pour être couronnés – c’est au fond une perpétuité de censure collective qui s’ignore sans cesse. Par exemple, un jour, il se met à exister un intérêt « démocratique » à ce qu’on admette les hommes des sujets de névrose ou à ce qu’on décortique le langage en termes mathématiques, et au même moment naît le complexe d’Œdipe ou la linguistique structuraliste qui valorisent ce vœu et qu’on encense : ce n’est probablement ainsi jamais la plus ou moins grande teneur de vérité d’une théorie qui détermine son triomphe, mais seulement l’agrément que la société ressent à l’entendre parce qu’y trouvant tel avantage, tel plaisir, telle explication à sa conduite, elle y était déjà engagée, et qu’elle veut surtout que rien n’arrête ses volontés et ses pratiques, ce que les arts et sciences se chargent alors d’encourager avec opportunisme. Et je crois que tout ce que l’humanité compte de « génie maudits » ne tient qu’à cela : des individus ont produit contre leur temps des révélations trop peu flatteuses pour être admises, ils avaient raison dans le style de la beauté ou dans le fond de la vérité, mais leur propos était intempestif, ils ont dû pâtir en somme d’être « la mauvaise conscience de leur époque », pour paraphraser Nietzsche, lui-même dénigré ou déjeté par son siècle.

Or, pour revenir à mon sujet, la « pudeur universelle », à notre époque, n’est rien d’autre que le souhait de se figurer l’humilité et la honte d’un point de vue strictement formel comme valeurs absolues : formel seulement parce qu’on serait bien en difficulté de démontrer combien notre société n’est pas au contraire fondamentalement impudique. On n’a étrangement pas livré, du moins pas publié avec reconnaissance, d’étude sur la façon dont notre société se construit progressivement sur la franchise c’est-à-dire précisément sur l’absence et le rejet de la pudeur orale, c’est-à-dire sur la façon dont toute une génération est venue à considérer le secret et la retenue comme des façons de frustration et de souffrance. Ces jeunes disent tout sans scrupule, ils laissent échapper leurs pensées sans filtre exactement comme elles leur viennent, émettant les opinions les plus sottes et inconsidérées, jugeant le silence une inquiétude et une anormalité, lâchant comme des enfants le peu d’idées qui leur passent pas la tête, et cette tendance procède surtout, si l’on y songe, parce que cette génération pense si peu qu’elle peut aisément tout dire de ce qu’elle pense, ce qui n’advenait point jusqu’alors où quelque élaboration minimale de l’esprit, où une sorte de crainte ou de honte de la bêtise, où quelque intelligence incoercible qui empêchait de ne pas réfléchir, où un reste intériorisé de finesse et d’élégance c’est-à-dire de tenue – contenu et contention – rappelaient in fine au sujet la possibilité, sinon la prépondérance, de se taire sauf à être sûr. En somme, s’ils manquent à « garder pour eux », ce n’est pas qu’ils osent parler par qualité de franchise, c’est qu’ils ne savent se retenir par défaut de réflexion ; ce jeune-ci est tout entier immédiat – pareillement, l’imbécile marmonne confusément et pousse tout cri inutile dont il a envie et que lui commande sa fantaisie, ce dont s’abstient heureusement le civilisé. C’est ce qui les rend incapables de soutenir plusieurs combats à la fois ; c’est une génération qui n’a pas de recul parce qu’il lui manque la faculté mentale de mettre des sujets « en réserve », de se déprendre temporairement d’un conflit pour plus tard, de « prioriser » les litiges et les réparations ; et c’est pourquoi toutes leurs luttes sont univoquessuccessives et obsessionnelles. Cette « génération de la franchise » utilise comme prétexte un terme connoté positivement pour asseoir ses plus criants défauts : semblablement, elle refuse en presque toute chose de se forcer, elle conforme son peu de sentiment et d’idée avec une attitude rétive à tout ce qui, depuis très longtemps, est intrinsèquement déplaisant, nécessite un effort et suppose une contrainte même utile, comme le travail dès qu’il se présente comme difficile ; c’est elle qui, tout « franchement », exprime sa crainte de se rendre à l’école et, baptisant cette importunité séculaire et normale du nom de « phobie scolaire », refuse de s’obliger à affronter cette gêne comme toutes les générations l’ont fait avant elle non sans profit ; c’est elle qui, décidément « franche », tient à régler ses comptes sans diplomatie c’est-à-dire « sans hypocrisie » et « bien en face », quitte à en venir aux débordements surprenants qu’on sait et qui font partie des faits divers français devenus hebdomadaires, conséquence d’une absence de pudeur orale devenue physique : on ne se retient même plus des coups qu’on sent poindre on ne veut point se frustrer d’exprimer l’appel de ses poings – en quoi c’est logiquement que la franchise contemporaine tue. Et voilà comment notre époque, pourtant bâtie d’impudeurs foncières et d’un dévergondage d’inédite insolence, tient à paraître quand même « décente » et à rappeler avec fermeté l’interdit des parties génitales qui ne constitue qu’une apparence grossière, qu’une illusion pâle, qu’une superficialité et qu’un vernis de la pudeur. Les familles n’ont retenu que cette leçon : ne pas permettre aux filles de sortir en portant des jupes beaucoup plus hautes que les fesses, bien qu’à la télévision tout soit naturellement différent et tolérable ! Et cependant, pour autant qu’on y réfléchisse avec le profit d’une distance, même ces pudeurs-là ne sont que des instaurations sociales : qui oserait prétendre qu’on n’a pas fait qu’imiter l’adulte ? Est-ce qu’après tout on se retient fort de montrer sa peau à la plage, je veux dire : est-ce qu’intrinsèquement quelque chose en nous y résiste ? Ce tabou-là n’est pas « dans la nature », il n’est qu’une répétition de ce qu’on voit, et, depuis qu’on adule le bikini, il est bien rare de trouver une femme pudique qui conserve la mode du maillot de bain une pièce ! Ainsi, on constate et reproduit des coutumes qui, à telle époque de notre existence immature, nous évoquent l’âge enviable d’une certaine « liberté », et comme en vérité la maturité n’évolue point, nous maintenons à très peu près les mêmes usages et les mêmes défenses toute sa vie, réitérant des codes par crainte d’ostracisme et de solitude – quoi d’autre ? –, et tout ceci, au fond, procède peut-être uniquement, à l’extrême origine, de ce que l’homme ne veut pas qu’on voie quand il subit un désir ni la femme qu’elle est indisposée. Ceux qui sont encore rien qu’un peu capables de devenir même provisoirement « qui ils sont », ceux qui ne craignent point de bien regarder en eux-mêmes sans nullement se conformer, sans admettre d’autorité ce que la société réclame d’un citoyen modèle, ceux-ci nieront justement qu’on ressent, sauf par exemple par commodité pour n’avoir pas froid, le besoin de se couvrir le sexe, l’envie de dissimuler cette zone de son corps, le foncier bonheur de la feuille de vigne, notamment au prétexte que ce lieu de notre anatomie se présenterait à quelque « instinctive » conscience comme celui qui, autrement sujet de « honte », devrait rester intime et réservé. C’est sans pudeur souvent que les enfants, même pas si petits, montrent publiquement leurs parties génitales, et je prétends qu’ils n’en éprouvent plus tard de la honte que parce qu’ils sont en âge de vouloir à tout pris s’insérer et se fondre en un environnement dont ils ambitionnent quelque fréquentation qu’ils savent devoir acquérir surtout par conformité, cet environnement étant fort stupide et limité quant à la reconnaissance et à la valorisation de l’individu. Et ce que la société réprouve d’ailleurs, ce n’est pas tant l’étalage du corps dont elle ne se prive jamais dans tous les médias dont elle dispose, c’est son exposition sans limite, car il ne lui faut des interdits qu’en superficialité et incohérence pour asseoir l’idée qu’elle a du goût, qu’elle ne se laisse pas aller à ses moindres tendances, qu’elle fait des choix et se montre encore apte à quelque discipline ; et chaque fois que ses mœurs nouveaux repoussent une limite, elle en fixe une autre encore plus lointaine et symbolique pour se croire sauvée de la « pornographie » et de « l’obscénité », pour se sentir une rigueur et une fermeté ; elle se trouve ainsi satisfaisante, à la fois bien « civilisée » – attribut dont on lui a inculqué l’estime et dont elle ne se déprend pas plus que tout ce qu’elle a une fois intériorisé – et apte à résister aux pulsions comme si cette résistance était solide et d’une bonne valeur, comme s’il ne valait pas mieux succomber sans réserve aux tentations que de feindre des sélections et affecter des offuscations qui ne sauraient tromper sur ses penchants et ses motivations véritables. Notre sexe ne nous signifie rien de plus, il faut enfin le reconnaître, et nous n’en avons foncièrement pas plus honte que tout autre lieu du corps ; il ne représente nullement pour nous quelque partie faible de notre anatomie, et, à être découvert, il ne s’expose à nul danger, ne suscite l’embarras qu’en raison des codes qui nous préexistent. Bien entendu, il subsiste, persiste dans notre civilisation l’odieuse lâcheté des plaisirs, où tout ce qui a trait à la jouissance est défendu de publicité : c’est uniquement à cause de cela qu’on tient à continuer d’interdire de montrer la nudité à des enfants ou qu’on résiste à leur indiquer plus tard pourquoi « maman a accepté dans sa foufoune le zizi de papa », uniquement pour cela qu’en dépit des tables anatomiques des manuels scolaires représentant précocement un phallus inséré dans un vagin avec le trajet du sperme jusqu’aux trompes, on a occulté, jusqu’à il y a très peu, le schéma détaillé du clitoris qui dérange par l’explication qu’il y faudrait adjoindre que, décidément, la sexualité ne sert pas qu’à la reproduction. Ce n’est pas que notre époque conserve de la pudeur « ethnologiquement », c’est qu’elle n’est pudique qu’afin d’écarter les sujets dont elle ne sait pas parler ; elle est mal à l’aise face à tout enseignement qu’elle n’a pas reçu et qu’elle ne peut pas recopier tel quel, et elle indique du nom de tabou ce qu’elle veut tenir éloigné de son devoir d’explicitation parce que tel sujet est décidément pour elle trop dur à improviser ! Et cette « pudeur », particulièrement, touche à l’enfance, dont elle ne sait rien que des clichés, dont elle refuse d’envisager les désirs sexuels, et qu’elle maintient éloignée, par principe plutôt que par réflexion, des réalités du plaisir qu’elle place aussitôt, les concernant, sous le régime et l’angle des précautions et de la prédation, comme si l’adulte était fort sélectif et inquiété quand il s’agit de faire l’amour ! Seulement, comme c’est la société adulte qui légifère et puisque ces adultes ne sont chez nous rien de plus que des adolescents vieillis, le tabou se transmet comme la mode, c’est une superficialité contagieuse : à tel moment grégaire et solidaire il faut que Matzneff soit pervers, qu’une actrice qui « sollicite un rôle » soit une proie, qu’un homme célèbre qui profite de son aura soit un prédateur ; un bellâtre qui avoue son penchant pour la sexualité doit soudain suivre une thérapie après avoir été félicité pour sa vitalité, et un majeur qui, il y a un an, pouvait innocemment sortir avec une adolescente devient tout soudain un criminel, au gré des affaires Novotel et des procès weinsteiniens ; or, rien n’a changé pourtant si ce n’est le regard des foules que l’on suit stupidement, si ce n’est la direction que prennent nos pensées vers la communauté majoritaire. Et ainsi nous ne sommes probablement pas moins racistes, ni plus féministes, ni plus ou moins « istes » en quoi que ce soit, car ce n’est pas par conviction que nous « adhérons » à quelque thèse que ce soit, c’est uniquement par imprégnation comme l’éponge s’imbibe du liquide où elle trempe, nous absorbons de façon opportuniste telle idée qui nous empêchera d’être en désaccord avec le monde, nous vivrons mieux en « suivant le moule » plutôt qu’en « résistant au courant », nous sommes contaminés tout simplement par les affections de notre environnement, et c’est ce qui nous rend vegan ou salafistes, rien de plus. La preuve, c’est que nous n’avons ni argument ni défense pour servir la cause et indiquer l’origine d’un engagement personnel : nul ne s’est vraiment interrogé sur le fonctionnement du réchauffement climatique, nul n’y a regardé de près, mais chez nous c’est une cause gagnée, alors on lutte quand même. Or, la pudeur, en tant qu’attribut moral, s’inscrit dans le même processus : on n’évalue pas par soi-même sur quel fondement repose l’interdit du corps, on n’envisage même pas une société où la convention serait d’être toujours nu par exemple pour éviter de dissimuler quelque chose (l’idée peut sembler saugrenue, mais bien des lois étonnent ainsi ; sait-on par exemple que dans certains états des États-Unis, il n’est autorisé de déplacer une arme dans un véhicule que si elle est visible de l’extérieur, de sorte qu’on n’a pas le droit de la placer dans un coffre ou dans la boîte à gants ?), on ne s’appuie que sur les éléments d’une réalité familière et qui correspondent à la disposition mentale particulière qui avalise cette réalité et y contribue, mais on ne fait pas le moindre effort véritable de recul, sauf pour obtenir une confirmation qui vaut un satisfecit, on refuse d’entendre ou de concevoir l’altérité, et l’on ne se considère rassuré que lorsqu’on a suffisamment d’exemples pour étayer la « normalité de la pudeur ». Il est vrai que, chez nous, on n’aurait guère d’agrément à permettre ou à généraliser la nudité, mais c’est non pour le « choc naturel » d’une telle vision, parce qu’enfin nous savons bien de quoi un corps est fait et rien ne nous en surprendrait, qu’à cause de la laideur moyenne des concitoyens qui, incapables d’entretenir leur physionomie à un niveau de bonne santé, voudraient encore que l’on considère leur embonpoint un signe de fierté et d’appartenance identitaire – mais si tous ses compatriotes, et même les vieillards, veillaient à la bienséance de leur corps et demeuraient assez beaux, ne serait-ce pas une réjouissance unanime et individuelle que de les voir ainsi nus et admirables ? Mais cette pensée hypothétique est déjà trop abstraite et composée pour un contemporain : alors comment saurait-il que la pudeur est une vertu ? c’est manifestement une prétention à laquelle il est indigne, et l’on devine qu’il ne l’avance que pour s’assurer de sa propre homogénéité au sein d’une bande de répéteurs comme lui ! Notre pudeur est exactement une superstition, on y « croit sans la comprendre », pour périphraser Mr Wonder, sauf qu’ici on ne « souffre » pas de cette contradiction, on la répand, et c’est encore une façon d’éviter de réfléchir parce qu’ainsi ceux à qui on la fait oublier évitent également de nous la renvoyer : comme c’est commode ! Notre siècle impudique, lascif et lubrique au point d’afficher partout combien il résiste à la tentation au moyen de piètres préceptes de morale, tant amateur de satisfaction immédiate au point de ne pas savoir seulement comment concilier sa jouissance prématurée avec le plaisir d’autrui, veut se croire patient et décent, mesuré et sobre, rationnel et probe, donc il « constate » combien son caractère accepte une limite « raisonnable » dont il a complaisamment fabriqué l’universalité réconfortante. Chacun veille, au sein du troupeau, à ne déjuger que ceux qui n’ont pas la laine uniforme : tout va bien, en somme, et nous sommes pudiques ; la preuve d’ailleurs est que nous enseignons à nos enfants à ne pas dire de gros mots en public : ils nous insultent, il est vrai, sans mauvaise manière, mais nous ne songeons pas – ce serait « inconvenant » –, à les désaimer pour ce que par notre négligence ils sont devenus. C’est magnifique ainsi ! tout le monde se respecte, et personne ne réfléchit au sens du respect ! Nous sommes merveilleux ! nous ignorons pourquoi nous ne montrons pas notre sexe, alors nous trouvons décidément que c’est parce que nous sommes pudiques, discrets, évolués et respectueux !

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