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Henry War
20 janvier 2022

Escal-Vigor, Georges Eekhoud, 1899

Romans fin-de-siècle

Lexicalement méticuleux et inclinant à la plaisance du mot très exact, ce roman belge parvint à remplir mes fiches de vocabulaire à un rythme élevé, les abondant parfois en un quart d’heure : c’est qu’il faut, pour la conscience diligente d’un auteur savant, un lecteur réciproque qui, philologue et ne renonçant jamais, n’abandonne à nul hasard la compréhension d’un texte que l’écriture ne négligea à nulle approximation. C’est, quand on veut avec professionnalisme ne laisser échapper aucun terme inconnu quoique on en devine le sens, un labeur méthodique et systématique de nature à facilement épuiser ce qu’on sait des maigres et fatigables ressources d’un normal Contemporain.

… « Viveur de bas étage, il cachait, sous une rondeur de surface, et un bagout bongarçonnier, une âme rapace et trigaude. Ses façons scurriles, ses sorties peuples et pimentées…) (page 540)

Quelque chose de lointain et de las, d’intempestif et de maladif, de désespérément blasé et de languissamment valétudinaire, comme une tour claquemurant sur une haute falaise parmi les brouillards pâles et les embruns glacés, émane de ce récit de château noble sis sur une terre de serfs prosaïques et dégénérés. Henry de Kehlmark est un être fin-de-race, au sang livide et à la tête si paroxyste, en une anachronique survivance de monde à la fois ému et rance. Hoir de sensations passées dont l’écho de fragile éther vibre en quelque esprit malingre, vestige de nerfs impressionnables opposés à l’exiguïté de la face humaine, indisposable de symboles purs dont il vit et comme névrosé de tant de solitudes recherchées, obsolescent au point d’être à demi chimérique, délicat à la délitescence en dépit d’un corps galbeux, désuet jusqu’à la conscience de la terminaison d’un règne, ce comte ruiné, retiré du monde lui -même en ruine, fuit et quête simultanément à l’abri, – son homosexualité. 

Escal-Vigor, au titre magnifique d’évocations et de couleurs et qui vaut certes beaucoup mieux que son original Comte de la Digue, est l’expression d’une volonté suprêmement sensible de traduire la légitimation des amours invertis dont son auteur était la tendre victime, consentant autant que pourchassé (l’État belge le poursuivit pour ce livre pourtant édité en France). Là se dessine la dichotomie de ce qui préexiste à soi contre ce qui préexiste en soi ; je veux ainsi signifier que la tradition implacable des successions humaines s’oppose à l’essence spirituelle des inclinations ; l’image simplificatrice et inique, si terrestre, superficielle et dogmatique, des élans virils proscrits, broie de son préjugé si vulgairement exhibitrice la grâce subtile des bontés platoniques, composées, raffinées, où c’est la nature supérieurement sympathique qui appelle à de profondes communions d’âmes. Sise à quelque milieu approximatif de ces pôles, l’influence comme gravitationnelle de l’hérédité joint difficultueusement, en l’être, ce qu’il est lui-même et ce qu’il se sent devoir à ce qui le précède. En Henry germe la synthèse, mais déséquilibrée, instable et insalubre, du tabou immanent de siècles réglés et de générations superposées, et de l’aboutissement d’un individu d’inaltérable et autonome transcendance : il est un produit et un progrès, créature et créateur, résultat et apostat. L’interdit lui confine au complexe, et sa liberté figure en refoulé et en latence, comme un nerf mal cautérisé : ce qui le démange souterrainement est ce qui physiologiquement n’est pas censé se ramifier. Et voici comment sourd sans gésir en paix l’intrinsèque frustration d’un être suprêmement artiste dont la haute finesse doit s’aliéner la sociabilité du vrai s’il veut l’assumer pleinement, homme de désespérance tenu au perpétuel oubli de lui-même c’est-à-dire à se surveiller sans oser se savoir ; un secret le point, chatouilleux et qu’il n’est pas supposé se connaître, et le pressentiment de cette étrangeté est un mystère et une abnégation – ô décente inutilité de la blessure ! –, Henry souffre, irrévélé, de ne pas même pouvoir s’admettre un paria et un ogre moral qu’alors il endosserait ; il n’y a ainsi pas une injure ou un cri qu’il puisse jeter au monde insensible et idiot auquel il se dissimule longtemps sa discordance, et il poursuit de la sorte une correspondance illusoire dont il ne perçoit en lui rien de sincère et d’authentique, maintenant en spectre des usages factices, représentant la lignée digne et statutaire, ne se contentant point d’incarner un noble mais la noblesse pour ne pas se considérer un homme, un homme singulier, un homme seul – un homme homosexuel.

Il étouffe bientôt sa voix intérieure dans de fascinants efforts ; sa pâleur préfère s’altérer en des vigueurs de divertissements où la faille disparaît ; il atténue son embarras interlope et son inquiétude aporétique dans des plaisirs licites d’impétueux émois : il déplace ainsi le trouble d’un aveu irrémédiable qu’il se refuse de faire et voudrait différer éternellement, et pour lequel, cependant, dans son altesse exhaussée de conventions bien respectées, il ne saurait sentir le mal. Henry est l’homosexuel spontané, amitif, impénitent, dont les prétextes atermoient et recèlent la profonde douleur de l’altérité, et dont les amours quintessenciées s’élèvent loin au-dessus des normalités basses qui jugent. Il est pur, ce cœur aristocrate et pétri de valeurs chrétiennes, mais n’assumant pas qui il est, il se fuit et se néglige, il se dissout ; partant, dans sa feinte, même involontaire, dans son leurre, il n’est pas tout à fait pur, il subsiste une tare en lui, non pas celle d’aimer les hommes bien sûr, mais celle de se contrefaire aimant des femmes, de s’octroyer une fausse vertu sociale, de s’annihiler dans la rassurante similitude morale. Il n’existe cependant qu’à quelque état parcellaire, la plénitude lui manque : il est empêché, surtout par lui-même, de se conformer à son essence, il ne surmonte pas le statut avantageux qu’il se confère, et ce serait presque davantage son hypocrisie qui l’oppresse que la société directement qui l’opprime. Il se contente la plupart de son existence – quoique mal, un pis-aller provisoire et d’illusion – d’un intermédiaire entre son titre ostensible et son incommunicable honte. Il est un sacrifice inutile et insatisfait, un renoncement qui n’est qu’une oblitération par le rôle et par le divertissement.

C’est, probablement, un trésor de compréhension fine de l’homosexualité duelle que cet Escal-Vigor qui, opérant la mixtion du séculier et du spirituel, situe fort justement son action en un cadre vaguement médiéval et saint, où les rumeurs des villages pauvres s’exercent aussi bien en pressions que les élans passionnés et christiques de l’esprit : le château est sis entre la vilenie malséante et Dieu inaccessible. De ce choix judicieux s’exprime une impasse, incarnée par la méditation recluse du héros qui, ainsi enfermé en la studieuse immutabilité d’un blason, pourrait demeurer le corps perclus et l’âme forclose, indécis à jamais de l’homosexualité qui le tenaille sans percer à la conscience ; oui, mais le temps et l’espace où s’oblige toute présence, appartenant à la roture, imposent la variation et la matérialisation d’où procèdent la tentation, le choix et l’acte, et Henry ne peut s’exiler éternellement hors du monde, parce qu’il existe et parce que le monde exige qu’il ne l’insulte pas par sa hautaine absence. Longtemps dégagé des réalités par l’étude métaphysique et les cogitations abstraites, bientôt les influences physiques et les obligations concrètes le réengagent dans la vie, le rappellent aux désirs et au corps : cette homosexualité-ci, après son refoulement dans la philosophie et les arts, devient alors un trouble contraint par l’impérieux et vivide tangible qui le réinitialise, puis une fatidique assomption, car il faut, pour la rejeter ou l’accepter, la rendre sensible et intelligible.

Ce cheminement mental douloureux, cette longue et pénible échappée hors du complexe où tabou et autocensure règnent en paradigmes diffus, détermine les choix narratifs, constitue le témoignage d’Eekhoud pour ajouter une œuvre à la trop brève anthologie de l’individualité invertie, et l’on y discerne l’intention de réaliser une pièce de référence, un exemple impeccable et allégorique de la souffrance d’une oppression multipliée, ce qui instruit dans le roman les qualités et les défauts d’un testament et d’une hagiographie. L’intrigue, dont le style même est une subjugation un peu maniaque de termes procédant d’une volonté d’absolu et de perfection, aspire à remonter aux motivations des personnages, mêle inégalement des temporalités variées en agencements et en atermoiements peut-être inutiles, on lit tout d’abord une fête d’installation dans un château, puis une généalogie, puis des années d’étude ayant précédé, on revient alors aux mois suivants la fête, on redescend dans l’enfance d’une femme à peu près sainte, on suit des semaines de séduction floue entre Henry et un jeune homme, on focalise finalement sur une scène de dénouement qui n’est pas dessinée avec toute la minutie brave qu’il faudrait. Une sorte de perpétuel convenable s’attache ainsi à ne rien dresser de scandaleux, si bien qu’à fuir le sujet de l’homosexualité comme vérité nette et comme effets, comme réalités circonscrites plutôt que comme littérarité et symboles et pureté, on s’interroge si l’homosexualité a bien été abordée, si le lecteur ne capte pas davantage une extrapolation imagée et glorieuse, une auréole élaborée à l’attention d’une conscience et d’une postérité, une alambication quasi chevaleresque où l’objet de la quête n’est pas présenté comme devant être considéré ni perçu vraisemblable ainsi qu’un Graal qui reste un mystère avant une nécessité, un rapport et une défense fermes de la singularité des êtres et des libertés vivantes et actuelles de leurs penchants : l’auteur installe son œuvre dans une universalité théorique dont on ne capte qu’une virtualité. En plus d’analepses appesanties et d’interpositions d’intrigues, en plus de déséquilibres entre atermoiements fades et des instants cruciaux par trop elliptiques, c’est même lexicalement qu’un maniérisme gothique d’« âmes » et de « dames » imprègne un récit qui, dans le dessein de quintessencier ses héros, les idéalise et irréalise jusqu’en vocabulaire, au point qu’une analyse méthodique prouverait probablement qu’Eekhoud, hésitant entre termes d’égale justesse, élit toujours le plus précieux pour inscrire son récit dans l’impression d’un idéal éthéré. Ce recours systématique, parfois plus propre à asseoir l’intention d’un récit parfaitement léché que le sentiment même de sa perfection, finit par pencher l’attention du lecteur vers la construction au lieu du sens, repérant par récurrence un procédé de narration ou de style, le détournant du fond au profit de la forme ; j’ai souvent, en lisant Escal-Vigor, rendu davantage de soin aux mots qu’aux situations à force à la fois d’être interrogé par tel choix inécessaire et d’être ennuyé par une intrigue aux ressorts de stéréotypes délicats et chrétiens : on n’échappe pas aisément à la dimension ostensiblement exemplaire de ce roman. Qualifier de réalisme l’œuvre d’Eekhoud, avec son cadre onirique et ces personnages secondaires suprêmement déifiés ou avilis, me paraît une déraison et un contresens : Henry seul reflète une vraisemblance, mais tout le reste est absolue fiction sise dans l’extrapolité – et pour preuve, je demande à n’importe quel lecteur de dresser le portrait de l’amant de Kehlmark s’il parvient à trouver de quoi abonder un tel article, ce personnage n’est qu’un linéament et qu’un faire-valoir, ou plus exactement il n’est qu’une couleur vague et qu’une humeur pastel. Quant aux eaux fortes de l’intrigue dont Blandine assurément représente la plus candidement insubtile, qu’on perçoive quelle dose de manichéisme, féroce ou mièvre, il a fallu pour les établir, et qu’on appréhende combien leur représentation excessive, lorsqu’elle est fondée ainsi sur des clichés qu’une traditionnelle moralité a installés – l’abnégation sainte issue d’une innocence diaphane et virginale, ou aux antipodes l’épaisse et vicieuse conformation de la concupiscence et du lucre (comme s’il n’y avait pas de la rapine dans l’amour !) – est contraire au projet même de l’auteur, car c’est toujours selon des critères de convention et d’habitude, selon des critères de religion instituées en visions et mentalités, selon des critères d’imagerie et d’irréflexion, qu’on dénonce l’homosexualité, et celui qui lutte contre ces représentations devrait s’abstenir d’en convoquer, ou alors il use d’un moyen inapproprié à son combat, qui l’invalide et le dissout, comme tirant à la carabine contre les partisans des armes à feu.

… C’est néanmoins un récit supérieurement écrit, de la littérature enfin, de l’œuvre et de l’ouvrage, où l’on sent l’écrivain véritable par la manière scrupuleuse dont il sélectionne le mot et la phrase : que j’y trouve de l’excès et subisse un peu trop le façonnage plutôt que l’effet ne signifie pas même que mon jugement est juste, car qui lit donc aujourd’hui tout en faisant des relevés lexicaux sur un papier avec un crayon pointu ? Peut-être enduré-je la déformation du trop professionnel pépiniériste arpentant un jardin à la française : hyperboliquement attentif à des techniques, j’y comprends bientôt l’ordre et sa logique, en jugeant l’intention à travers la réussite même, y déplorant des droites habiles et des rigides finesses, et je ne m’abandonne sans doute point comme il faudrait à la plaisance d’y marcher. Je peine pourtant à démordre de mes avis, pour ce que je me crois en la faculté de bâtir des jardins où ne se perçoit pas la volonté première de la facture et de l’exemple, et la démonstration de cette faculté, c’est que je vois les projets, et que c’est toujours par la perception que naît l’art de la dissimulation des intentions.

 

À suivre : Les déracinés, Barrès.

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