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Henry War
4 février 2022

Tout ce qu'on offre est une décharge mentale

On prétendra que c’est parce que je suis devenu inhumain, cynique ou nihiliste, que c’est à force de haines partiales et de fate misanthropie défoulées dans mes articles que je ne parviens plus à me représenter ce qu’est la belle et franche sincérité d’un cadeau, je parle de l’honnêteté sans calcul, si vantée, où l’on n’aspire qu’au plaisir de qui reçoit et où l’intention altruiste serait en totalité ce qui motive le don. Mais je crois, moi, que si je doute d’un pareil évangélisme suave, c’est plutôt parce que je connais les hommes, que j’ai découvert mieux qu’ils ne le peuvent l’origine de leurs prétendues innocences et spontanéités qui ne tiennent encore que de leur obstination coupable à ne pas y regarder de trop près, à ne pas y regarder du tout, à regarder résolument ailleurs que la dévalorisante vision de la réalité, que je réussis mieux que leurs consciences à déjouer leurs motifs et projets, et en somme que leurs volontés, que leurs origines et que leur teneur me sont bien moins mystérieuses qu’à eux-mêmes, que j’en suis déniaisé plus qu’aucun autre. Sans doute ne pense-t-on pas, n’a-t-on jamais réfléchi, à ce que signifient pour soi-même les présents qu’on fait et les attentions qu’on accorde, ni à ce qu’ils nous apportent ; c’est justement parce qu’on n’y songea jamais qu’on voudrait me dénier le droit d’y trouver un contenu et un sens, oui mais à quoi pense-t-on au juste ? Depuis quand s’agit-il seulement de ne pas se figurer une chose pour qu’elle n’existe pas ? N’a-t-on pas décidé d’avance, il y a longtemps, que ce genre d’exploration finalement péjorative (la consistance de l’homme contemporain, causes et inconséquences, particulièrement ses vices intrinsèques et accusateurs) n’était qu’une vaine et grincheuse science, une pédanterie sans accommodements et intempestive ? Il est vrai qu’on ne touche pas, qu’on n’approche jamais, qu’on refuse même d’examiner et d’entendre ce qui dégoûte, et je dois admettre que l’homme moderne, avec ses turpitudes et ses mauvais fuyants, est certes suffisamment répugnant pour justifier une part de ces réticence et abstention... surtout, bien sûr, quand on a soi-même la légèreté et la lâcheté désespérantes et sans remède du Contemporain.

Le plaisir personnel et désintéressé qu’en offrant on prétend tirer du plaisir d’autrui, et même de ses proches, et même de ceux dont on se sait dépendre foncièrement ou dont on a le plus intérêt à exaucer le bonheur, n’a en réalité rien d’évident pour autant qu’on constate déjà que – foin des faux examens de conscience qui sont détournements de la conscience véritable, copies de pensées et adhésions automatiques – le déplaisir d’autrui ne suscite souvent pour soi nul sentiment net de déplaisir, et même au contraire : si l’on regardait enfin sincèrement dans les émotions et les réactions normales, dans nos motifs véridiques et profonds au lieu de nos images sages et de nos rôles censés, on vérifierait qu’en réalité on suppose toujours – c’est là un a priori de la pensée moderne – que le malheur extérieur est en quelque sorte mérité, façon de se targuer soi-même de n’en pas rencontrer comme si l’on était un peu meilleur ou comme si l’on avait fait de meilleurs choix que les autres (mais j’ai déjà parlé de ces solidarité et pitié factices). Cela vient peut-être – admettons – de ce que ces désagréments se réalisent chez des gens qu’on ignore et auxquels nous ne sommes pas immédiatement disposés à diriger notre bénéfice-du-doute – c’est possible. Cependant, je ne puis m’empêcher de trouver dans tout ce « bonheur » que nous souhaiterions produire à l’entour beaucoup plus d’opportunisme, de ressorts secrets et d’autres priorités essentielles que ce que le quidam ordinaire, qui n’a en sa vie songé qu’à très peu de choses, se figure et est disposé ou capable de se figurer : il est vrai que ce quidam ignore la grande majorité de ce qui le pousse à agir, qu’il répugne à tenter d’y réfléchir, qu’il abhorre l’embarras d’intellectuel qui s’efforce de penser et qui a la prétention un peu méprisante de le faire à sa place, et c’est dans l’ignorance opiniâtre de tout domaine élevé de cet ordre qu’il a trouvé une façon excellente de ne jamais se sentir misérable et déçu ; c’est bien franchement que je lui souhaite la continuation bienheureuse de son éternel paradis tendre d’imbéciles heureux. Mais concernant la poursuite de cette réflexion, je ne veux encore rien dire de si sceptique et malintentionné qu’on me présume peut-être, comme cette assertion excessive qu’on ne ferait des offres que pour être pardonné d’une faute avouée ou dissimulée et donc uniquement afin d’atténuer une culpabilité et se débarrasser d’une gêne – encore que cela arrive, certes, et probablement plus souvent qu’on ne croit, mais je ne veux sûrement pas extrapoler sur des extravagances psychanalytiques que nul n’a jamais réellement avérées – ; et pourtant, à ce que j’ai constaté, c’est toujours à certains intervalles que les gens se font des présents, à des intervalles plutôt fixes et réguliers et ne dépendant pas uniquement de dates et d’occasions induites par le calendrier comme Noël ou tel jour anniversaire, à des intervalles plantés dans les usages en repères nécessaires d’où naîtrait autrement, et c’est le hic essentiel, une sorte d’inconfort et de malaise. Le cadeau est en large part une habitude, une coutume conditionnellement intériorisée, dont la fréquence est en nous codifiée et dont on se départit mal et généralement avec la suscitation d’un manque. Ce manque est plus vif qu’on ne pense : il est tel que, sans le savoir, les gens ne résistent pas à l’appel d’offrir (ou de s’offrir), bien qu’ils oublient l’origine désagréable de ce que, faute d’avoir bien regardé en eux, ils osent encore appeler : initiative. L’espèce de douloureuse résistance, de contention de plus en plus marquée et irrésistible, de nervosité peu consciente et pourtant facilement révélable précédant l’envie d’offrir, donne à songer à tout ce que la naissance de la pensée d’un cadeau doit à la notion de décharge mentale, de purgation du tracas, de rééquilibre de tensions cumulées : le présent s’interprète et s’éprouve toujours comme une sorte de parenthèse enchantée parmi la banalité oppressive de l’existence. Plus on se sent inutile et mécontent d’un insensé quotidien, plus on fabrique des circonstances de réjouissance qui sont comme des respirations au sein de l’ennuyeuse griseur ; la morne et monotone couleur de sa vie en sort rehaussée et transfigurée, particulièrement le sentiment de son insignifiante passivité : le cadeau est ainsi une façon de se fabriquer une singularité dans l’activité et l’émotion, manière illusoire de se sentir actif et émouvant comme les autres. Des études menées sous quelque direction vérace confirmeraient certainement ou bien que le cadeau « tombe bien » dans le calendrier comme un soulagement suffisamment espacé, ou bien qu’il s’impose au donateur dans un moment qui suit une période particulièrement terne de son existence ; en somme, le cadeau délivre d’un sentiment de tracas (je fais fi, on le voit, du cynisme pourtant courant par lequel le donateur cherche à compenser le tracas d’un autre, celui à qui il va donner, qu’il a souvent intérêt – un intérêt personnel et impérieux – à combler d’une satisfaction ponctuelle pour renverser son humeur difficile et pénible). Cette respiration est donc bien un cadeau qu’on se fait à soi-même et qui correspond à une étape de notre histoire – histoire au sens général comme personnel – où l’être s’écoute et se sent une fatigue pour rien, ce qui constitue le symptôme typique de l’adolescent alangui et qui définit particulièrement l’état de celui qui n’a pas de grandes habitudes de travail. Le cadeau est caractéristique d’une société dont les habitants n’ont plus que l’ennui pour malheur et qui ne sont cependant pas assez édifiés, reculés, éveillés, attentifs à leurs motifs véritables pour s’apercevoir qu’ils trouvent à ce rituel un palliatif, une cure provisoire et renouvelée perpétuellement, à de véritables actions c’est-à-dire à des actes qui lui manquent et dont elle ne saurait se targuer : le don devient un simulacre de décision. Avec un enthousiasme factice chargé de dissimuler une panique interrompue, on se figure un choix, aussi bien libre arbitre qu’affranchissement, on se croit par ce biais apte à s’opposer bravement aux contingences et aux vicissitudes ordinaires, on tire du don la sensation d’une puissance contre l’implacable destinée de la routine, et parfois cette puissance est confirmée par la gratitude du receveur qui, son égoïsme comblé, encourage aux renouvellements par de trompeuses flatteries. Pourtant, même cette fière « liberté de rupture » représente quelque foncière obéissance qu’on préfère évidemment, dans le moment, se masquer à soi-même, car toutes les conventions et traditions du cadeau prévalent alors presque irrésistiblement, jusqu’avec la codification compliquée du mode de transmission, au point qu’il faut avoir la résolution endurcie et comme fanatique du témoin de Jéhovah, pour s’abstenir de fêter une naissance ou Noël, et cette résolution paraît à tout le monde d’une certaine cruauté réprouvée. C’est notamment à cela, à la nette impression de dureté qu’on s’attire par le refus du don, qu’on devine que le présent est un acte moral et social avant d’être une spontanéité, puisque résister à cet usage impérieux est un plus lourd fardeau que d’y succomber, fût-ce le fardeau de son propre jugement qui se pratique toujours essentiellement à l’aune de ce que les autres penseraient de nous.

Mais ce qui m’intéresse en particulier, c’est la façon dont le don induit au préalable un état mental spécifique, invitant beaucoup moins à anticiper le plaisir d’autrui qu’à s’observer soi-même : cette anticipation est une projection qui valorise bien plus le donateur que celui qui reçoit. Tout le long processus psychologique inhérent au cadeau, de sa conception à sa délivrance, est avant tout – et tellement « avant tout » que « exclusivement » est proche d’être exact – satisfaction du préparatif, agrément de l’appréhension, stimulation des ressources du « généreux » au point que la « générosité » semble contestable tant la mise en œuvre du don stimule et tant de cette façon le donateur reçoit. J’aurais même à dire que le plaisir de recevoir un présent tel que se le figure celui qui donne passe après l’agrément que laisse l’impression d’avoir réfléchi à la scénographie d’une bonne cause : sans compter encore s’il éprouverait un manque à ne pas prodiguer de faveur, il est surtout satisfait d’avoir dépensé ses ressources dans l’intention d’un bienfait, et c’est principalement (exclusivement ?) ce mouvement mental qui le préoccupe, il veut n’avoir rien à se reprocher, il veut s’estimer bon et généreux, il ne serait fondamentalement pas marri que son cadeau déplût pour autant qu’il n’eût pas eu la possibilité d’anticiper son insuccès, il serait content quand même de son caractère attentionné, de sa tendresse et de ses soins (et cela se voit souvent par exemple lorsque le cadeau qu’on fit produisit un doublon et qu’on ne s’en soucia pourtant pas) ; ce qui lui importe premièrement, c’est sa disposition d’esprit, prévoyante et gentille dont il suce la mièvrerie pour s’inventer un cœur qui n’est qu’un cœur social, une convention de morale, tout ce dont on s’aperçoit par les manières étranges qu’il exprime au moment du don : il se regarde si bon et se félicite en lui-même, en loin, mais c’est un loin qui n’échappe pas à ma vigilance. Pourtant, je prétends qu’il sait le jeu auquel il joue, qu’il sait comme alors il se considère, et qu’il le sait tant qu’il n’y a que cela qui lui plaît, que toutes ses excuses de bonté et de plaisir partagé qu’il met par-dessus ne sont que des aveuglements, des simagrées et des prétextes, et qu’il s’efforce plutôt de ne pas les ressentir. Il n’existe pas un cadeau qu’on donne sans cette configuration mentale, sans cette disposition primordiale à se plaire soi-même, c’est même assez facile à percevoir pour autant qu’on ne tâche pas à se l’ignorer, ne serait-ce que parce que la préparation d’un don est infiniment plus longue et compliquée que l’instant de sa réception, que cette intensité diluée dans le temps, avec tout le suspense et la retenue qu’impliquent le choix, l’acquisition et le recel du présent, avec la sorte d’engouement fébrile qui précède la réalisation de l’effet, est équivalente au moins à l’explosion de surprise et de joie bientôt évanouies que peut procurer la réception du bien. On peut donc à présent parfaitement se rendre compte et comprendre, je crois, que le bienfait retombe essentiellement sur celui qui donne, qui a la duplicité de quérir une occasion « altruiste » pour se récompenser de son « mérite », et qui se sent grâce à cela une agitation durable, émaillée d’une bonté qu’il croit pure et dont il a besoin pour se figurer de l’utilité et de la valeur : il se donne toute une existence cordiale, lui, quand il ne fait que donner un objet. Il a ainsi artificiellement forgé dans sa vie un événement excitant c’est-à-dire une péripétie émotionnante, il s’est offert le droit et l’accès à une certaine importance, le voici évoluant au cœur de son propre scénario rocambolesque, de son propre roman ou plutôt de son propre film (car il ne sait ce que c’est qu’un vrai roman, n’en lisant plus) : il se sent une pareille puissance de créateur. Et comme il veut induire sur son entourage un certain émoi, il aspire par là à confirmer que sa puissance s’élève jusqu’à une influence, voire la maîtrise des sentiments d’autrui, raison pour laquelle on ne voit guère de gens comme moi qui, lorsqu’ils font un don, se désintéressent manifestement des visages, focalisant sur la beauté de ce qu’ils offrent et qu’ils apprécient d’établir dans leur entourage. Celui qui donne s’emplit aussitôt d’une émerveillante couleur qui est un non-événement, se fabriquant le défi et l’embûche, tout ceci plongé dans la persistance irréfléchie d’un acte chevaleresque alors qu’il n’y a ni acte ni chevalier, rien le plus souvent qu’une mise en scène de ce que telle somme d’argent permet d’acquérir de superflu et de ne pas conserver pour soi-même. On ne doit donc pas s’étonner que le cadeau est une invention moderne, une invention née du confort, une invention née de l’ennui et du divertissement, et qu’en sa forme typique et actuelle il ne se rencontre en aucun siècle où l’on a eu des égards pour les choses d’importance, symbolisant le goût immodéré de fabriquer de toute pièce un tronçon d’histoire, notamment d’histoire intérieure, à celui qui en est dépourvu ; car toute époque de notre passé, je crois, contint plus d’individu, rien qu’un peu plus au moins, que la nôtre, il n’exista jamais une telle vanité aveugle et espérante à se forger une âme, une belle âme de donateur en si inconsciente contemplation.

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