Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Henry War
13 février 2022

Les déracinés, Maurice Barrès, 1897

Les déracinés

(Passer la préface d’un François Broche, oubliable non seulement après l’avoir lue mais en cours même de lecture, vaine d’éloges inexpliqués et de références stériles, résumant trop l’intrigue, thématisant sans profondeur, faisant de la copie docte comme on l’apprend en faculté, sans style, inspiration ni personnalité, et abusant de citations remplaçant l’expression délicate d’une individualité.)

Maurice Barrès ici dogmatise en prose, écrivain politique, en forme un peu hétéroclite, mais en belle exigence littéraire. La thèse du livre : la France devrait conserver ses jeunes dans les campagnes où ils sont nés, ont vécu et seraient utiles, au lieu de les inciter à se risquer, avec leurs illusions de carrière, à Paris où l’existence est sujette à des vicissitudes trop nombreuses. Son argument : aucun, ou plutôt un récit de fiction qui montre que, quand on est désargenté et qu’on cherche des expédients orgueilleux, on a environ deux chances sur sept de finir, après la peine, assassin à la capitale.

J’aimerais comprendre rationnellement l’idée morale, et qui m’est étrangère sans doute à cause de sa pieuse tendresse passionnée, de la racine comme nécessité. Pierre Mari s’y réfère dans En pays défait, ainsi que beaucoup d’autres imprégnés de cette bonne sentimentalité de la gratitude envers le pays natal, développant la pensée qu’aucune philosophie ne bénéficie d’une assise suffisante sans un foyer fécond, sans une origine géographique dont elle tirerait sa densité et sa substance, comme si c’était la reconnaissance à un territoire qui constituait le ferment le plus fécond d’une philosophie ; or, moi que tout lieu quasiment indiffère, je n’entends pas cette énigme, et si j’y vois force aveuglement, c’est parce qu’en plus des mièvreries complaisantes que suggère un tel précepte, je sens bien que « chez moi » c’est toujours « en moi », moi que je promène à peu près où je veux quelle que soit la place à laquelle l’attachement ne m’est presque de rien, et parce qu’un territoire ne signifie jamais beaucoup plus qu’un décor auquel on attache des légendes qu’on s’attribue pour en faire resurgir sur soi les vertus supposées et factices, pour se sentir ainsi meilleur en se fabriquant une profondeur. Mais chez Barrès, c’est moins théorique et plus concret : le républicain professeur Bouteiller, au lycée où il édifie, persuade ses élèves que leur valeur particulière les engage à servir la France au lieu même où elle centralise ; il constitue, par sa différence impliquée et ses discours galvaniques, un austère exemple à des ouailles impressionnables, incubant leurs enthousiasmes puérils et bientôt lancés dans une belle volonté d’honneurs, réalisant l’engouement romantique, proche du fanatisme, de sept étudiants aventureux pour une distinction dont la première autorité certifie la prédestination, façonnant l’illusion en prophétisant des êtres crédules vers de hautes fonctions utiles à l’État. L’espoir et l’ambition personnels de Bouteiller rejoignent d’ailleurs sa pensée pratique et administrative : devenir haut par la place, par le statut et le mécanisme qu’on adjoint à un gouvernement, quitte à renoncer aux aspirations individuelles et à ce qui fait la grandeur de l’isolement. Autrement dit, Bouteiller est un pontife sans autre idéal que le soutien au pouvoir en place, il se résume à une emphatique et persuasive redingote, quoique d’un soin minutieux : « Il n’est pas homme à négliger un service public dont il est responsable ! Son cours est remarquable, dans le meilleur esprit de l’École normale. […] Toutefois, c’est un travail arrêté définitivement où il ne prend plus que l’intérêt de la diction et, parfois, de l’éloquence. » (page 25), une créature tangible et fate procédant d’une méthode rigoureusement kantienne et au service exclusif des institutions, capable de déclarer sans honte une petitesse comme : « Dans l’état de la démocratie française, si le nombre de citoyens sachant signer leur contrat de mariage est augmenté de deux pour cent, c’est un résultat infiniment plus important que l’expression originale d’une pensée ingénieuse ou rare. » (page 226) – pourtant, ce professeur admiré, facteur d’effets troublants motivants de longue inertie, induit un doute fondamental sur le rôle moral de l’enseignant, doute que le roman est cependant incapable de trancher de façon pédagogique ou éthique, comme dans ce passage : 

« Un des aspects les plus intéressants de l’œuvre de M. Bouteiller au lycée de Nancy : il fait avec ampleur son geste de semeur et ignore absolument ce que devient la graine. […] C’est une puissance qui, chez un éducateur, implique un devoir : le devoir et la puissance de comprendre toutes les conditions de l’existence, qui sont diverses suivant les milieux. (page 23)

… puisque que Barrès lui-même, s’efforçant à éduquer son lecteur qu’il ignore en leur variété, ne saurait néanmoins s’intéresser à ses particularités : il généralise et fait sur un public large, théorique et abstrait, sa leçon standardisée sur les mœurs et la politique parisiennes, tout au même titre que M. Bouteiller qui « devrait approprier son enseignement à ces natures de Lorrains et aux diversités qu’elles présentent. C’est un système qu’[il] n’examine même pas. » (page 24)

C’est pourtant ce que Barrès critique et la première légitimation de ce livre, ce principe de déracinement aléatoire et sans prospective qui promet souvent sans tenir, et exalte des êtres promis surtout à la frustration, faute de la vie assurée de la tranquille province familiale, en quoi le récit plonge le lecteur dans les trépidations relativement normales de la vie parisienne, parmi sept spécimens plus ou moins doués et complus à se croire un brillant avenir, mais qui piétinent pour la plupart en discours et en suppositions, qui sont loin de s’apercevoir qu’à la capitale ils ne sont rien tant qu’ils ne sont portés par aucun soutien, ce soutien que même Bouteiller leur refusera sauf en conseils doctoraux et partiaux, au fond plutôt bête et conservateur. Ces jeunes ont passé, semble-t-il, l’époque enivrante des fondateurs indépendants, étant nés dans un temps qui, et pour longtemps, ne reconnaît déjà plus que la cooptation et les pistonnés.

Et c’est dans la peinture composite de ce Paris crédible que réside la principale curiosité du roman, un Paris où l’on côtoie toutes variétés de femmes et de lieux, où l’ordinaire rencontre le phénomène, où par exemple le grand Taine s’entretient avec l’un des étudiants imaginaires, peu après la mort de Gambetta dont des personnages conversent au début du livre et avant la cérémonie funèbre et nationale de Hugo symboliquement décrite et dont témoignera Barrès en terminant l’ouvrage, et où les péripéties sont interrompues maintes fois au profit de réflexions dissertantes et de digressions d’anecdotes sur la société, ses figures et ses espérances, au point qu’en mélangeant le fictif et le réel, le narratif et l’explicatif, le poétique et le trivial, l’idéalisme et le naturalisme, l’auteur réalise une œuvre qui n’est ni tout à fait un roman ni exactement un traité. Cette abondance d’incursions au-delà d’une fiction traditionnelle serait certainement une originalité et une audace, c’est-à-dire qu’elle aurait les propriétés exemplaires d’une vertu, si elle ne s’accompagnait d’un double délaissement préjudiciable qui fait son inconvénient en sa disparité de ton et, pour ainsi dire, « d’âme » : 

Le premier, c’est le mauvais traitement que l’auteur inflige à ses personnages dont, très manifestement, seuls deux lui suscitent de l’attachement, encore qu’il les estompe souvent dans des considérations sans rapport avec l’intrigue, je veux dire en un point de vue de surplomb qui n’est pas l’expression intérieure d’êtres affectionnés, de sorte qu’à la fin on se questionne si ces étudiants sont juste des objets de démonstration ou vraiment des sujets vraisemblables, s’ils ne servent pas qu’à valoriser la parole de leur créateur et s’ils ne sont que prétextes à produire une pensée d’un ordre politique dont on feint que leurs identités et aventure seraient des exemples extrapolables – vice intrinsèque des romans à thèse, où l’auteur produit un roman à son service, mais sans considération suffisante des réalités même virtuelles de son imagination. En somme, on ne s’interroge jamais si l’intrigue est plausible tant on pressent que ses personnages ne sont que des prétextes et se conduiront comme leur démiurge y aura intérêt ; or, cela éloigne d’un degré le lecteur de l’immersion dont il a besoin pour se sentir concerné par n’importe quelle fiction.

Le second délaissement dû à cette forme multipliée se situe en l’étonnante variabilité de profondeur de l’auteur-narrateur qui commet, parmi des exaltations hautes, énergiques et quasi prophétiques, les remarques inégales d’un esprit mesquin, exigu même jusqu’au prosaïsme, au point qu’on se demande comment un moraliste qui a écrit ces commentaires iconoclastes, très audacieux et distanciés (mais pas entièrement imputables à Barrès qui les rapporte plutôt dans l’esprit ou dans la bouche de ses personnages) : « Quelle qu’ait été la sincérité de Byron et de Chateaubriand, leurs sentiments déjà nous semblent artificiels. Il se disaient isolés, se plaignaient des hommes, se cherchaient à travers le monde une patrie. À la fois aristocrates, révolutionnaires, utopistes et nihilistes, il apparaîtront, de plus en plus, à mesure que l’humanité cessera de produire leur genre de sensibilité, comme un incompréhensible amas de contradictions. » (pages 172-173), ou sur Hugo : « Ce personnage a vainement outragé tous les dogmes : il a gardé intacte leur doctrine et nous a traduit en métaphores des sermons de curé. » (page 312)

… peut avoir mêlé de telles concrètes lumières avec une mièvrerie lyrique et ampoulée comme : « Pauvre Lorraine ! Patrie féconde dont nous venons d’entrevoir la force et la variété ! Mérite-t-elle qu’ils la quittent ainsi en bloc ? Comme elle sera vidée par leur départ ! (page 52) ; ou bien comment une vision aussi idéaliste et pittoresque, virile et puissante, que :

« Si tu luttais, Arménien, pour la nation arménienne, tu intéresserais un peuple qui peut encore se flatter d’illusions, faire de la gloire et récompenser. Tu courrais des risques réels. Et ce qui t’envelopperait de toutes manières, c’est le climat, la diversité des types, la sensation de la brièveté, de l’inépuisable fécondité de la vie, prodiguant des hommes braves, des belles femmes, des fleurs, des fruits, des animaux, tous d’un rapide éclat et qui ne passent pas comme ici leur temps à se disputer à la mort. » (page 92)

… peut-elle se couler en un même homme avec la ridicule et naïve assertion suivante :

« L’un et l’autre se cachent leur véritable et touchante naïveté d’adolescence ; ils sont secrètement gênés de tout l’esprit qu’ils prêtent à leurs cœurs. Ils contrarient le destin favorable qui les a rassemblés, et, pour la vanité de s’étonner, ils gâchent des instants de jolie jeunesse d’où, par une pente insensible, ils eussent pu, sans hâte, glisser à de sympathiques fiançailles. » (page 97) ?

Ce qu’il y a de plus spontané chez Barrès, il me semble, c’est le pragmatisme rentable, sérieux d’un observateur éduqué à la limite d’un Prudhomme, et ce qu’il y a de plus emprunté en lui au contraire, c’est le désir d’envolées contradictoires et épatantes qui admirent et copient, mais insincèrement, un Hugo qu’il sait propre à plaire au lecteur de son époque ; mais toujours, Barrès n’explique pas sa doctrine, fabrique seulement des martyrs qu’il estime représentatifs, il plaint la Lorraine dont un professeur relativement borné a exilé une portion de jeunesse, mais il demeure incapable d’oser le franc corollaire à sa pensée, selon lequel Paris devrait rester aux Parisiens et nul autre se mêler des affaires de l’État – non ? Il lui faut, du reste et c’est notable, des personnages très stéréotypés pour figurer des forces diverses, personnelles et identifiables qui les rendent caractéristiques et font disparaître leur réalité individuelle, comme dans les récits d’enfants on trouve, dans une équipe, tel personnage qui est poltron, tel autre qui est fourbe, tel autre qui est charismatique et qui dirige, et tel autre à l’intelligence supérieure.

Je crois voir ainsi en ce Barrès de la narration un pasticheur opportuniste, au point que j’en devine, avec mon petit peu de culture, les emprunts mesure que je le lis : à Chateaubriand et à Hugo, bien sûr, à Dostoïevski de toute évidence dans la scène où l’assassin se trahit, et puis nettement à Zola, par exemple dans l’extrait que je propose en conclusion ; j’ignore où se situe le vrai Barrès hormis nettement dans la passion sensible pour l’histoire de France, dans le goût de la peinture tranchée des hommes, ainsi que dans une certaine disposition psychologique à filer des postures actives ou bien pensives, à s’enfoncer dans des motivations suivant l’influence des conditions – l’ensemble demeure émaillé d’un style impeccable. Mais il y a incessamment du politicien dans Barrès, et c’est certainement la part de lui-même dont il parvient le moins à se défausser, raison pourquoi, en produisant une littérature à la fois décorative et utile, il ne convainc personne, ni tout à fait de la richesse de son art qui réclamerait plus de pureté reculée, ni de la justesse de ses théories sociales qui demanderaient plus d’explications.

 

À suivre : Les Hors nature, Rachilde

 

***

 

« Ils avaient monté la rue Royal, suivi les boulevards jusqu’à la rue Drouot ; maintenant ils grimpaient la rue des Martyrs. Comme un décor, les pensées de ces deux enfants s’interposaient entre leurs yeux et la réalité. Les régions qu’ils parcourent vers ces sept heures du soir, c’est pourtant le grand parc de la vénerie parisienne. Des hommes en quête de filles, les uns légers, bondissants, prêts à s’envoler ; les autres lourds et sous qui leurs jambes s’écrasent. Des femmes aussi : prostituées rapides et éclatantes comme des lumières, trottins et blanchisseuses qui rient en pressant le pas ; étrangères touchées par l’atmosphère de Paris, qui s’offrent et, au premier geste, s’épouvantent. Cette chasse érotique, avec ses arrêts dans la pleine lumière des magasins et sous les becs de gaz, avec ces regards qui dévisagent, elle a la gravité, l’ardeur d’une monomanie. C’est la folie crépusculaire des grandes villes énervées du manque d’oxygène. À cette heure, dans ce centre de Paris, passe aussi la chasse de vanité, tous ceux qui, à un titre quelconque, voudraient qu’on les désignât du doigt, boursiers, journalistes, gens de cercle, cabotins, quelques artistes, tous hystériques convaincus que l’univers partage leurs trépidations. Enfin la chasse d’argent, depuis le négociant qui court à des rendez-vous pour trouver des ressources à son affaire compromise, jusqu’au malheureux qui cherche, avec une âme prête à tous les crimes, les quarante sous de dîner. Ces trois chasses qui se mêlent, sur ce bitume vicieux et souillé autant que la tapis d’un tripot, ni Sturel ni Rœmerspacher ne les sentait. Si chasseurs et gibier, dans leur élan brutal, les coudoient sans même se faire reconnaître, c’est que le galop de leurs jeunes idées couvre le hallali du soir parisien. Il y a en eux une brutalité de désir au moins égale à la fureur vitale de tout ce peuple. Les idées de Taine, en se mêlant à cette jeunesse de qui l’âme se tourmentait merveilleusement, viennent d’y multiplier l’énergie. » (pages 158-159)

Publicité
Publicité
Commentaires
Newsletter
Publicité
Derniers commentaires
Publicité