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Henry War
26 février 2022

Les Hors nature, Rachilde, 1897

Romans fin-de-siècle

Eekhoud eût dû lire Les Hors nature avant de réaliser Escal-Vigor, s’il ne le fit pas : il se fût ainsi dispensé d’écrire un roman qui existait sous une meilleure forme deux ans avant le sien.

(Écrire une telle phrase est la preuve manifeste que je ne rédige ces critiques que pour moi : car, hormis un lecteur égaré du recueil Romans fin-de-siècle où l’on peut lire encore ces deux récits d’Eekhoud et de Rachilde, recueil publié en 1999, jamais réédité depuis, je ne sache pas qu’il soit possible à quiconque aujourd’hui de savoir de quoi je parle. Eh bien ! ce m’est égal, puisque la comparaison, sans que je l’appuie de pédantisme, est juste et opportune pour caractériser Les Hors nature, et je ne me fais pas, comme on voit, le principe de communiquer avec quelqu’un d’autre que moi-même comme si j’avais un public à satisfaire.)

Rachilde est réellement une découverte surprenante et presque une incarnation d’esprit fin-de-siècle, une synthèse et un parangon de décadentisme, peut-être même jusqu’à l’outrance et l’insurpassable. Cette femme, apparemment séduisante garçonne, osa, semble-t-il, des récits d’une subversion insolente et presque automatique. Son style est un ornement précieux, exact, dont les arêtes précises blessent de leur justesse comme des diamants rompus. Ses personnages de net excès sont d’humeur irréelle, d’une névrose patentée, sue, entretenue, conservée, incitée. Le saint y coudoie le diabolique. C’est peut-être aussi un peu systématique – qui sait ? il faudrait en lire d’autres (ce sera cependant difficile : la dame a écrit plus de cinquante ouvrages, mais notre époque, qui doit trouver qu’elle manque de « légèreté », n’en publie plus que quatre, et certainement pas le traité où elle s’explique antiféministe.)

C’est d’une ravageuse délectation, quand on lit en annotant avec beaucoup de souci et d’hésitation tout passage supérieur, d’avoir du mal, à force d’y multiplier les marques, de savoir encore, passé deux cents pages, si l’habitude de l’impeccabilité n’induit pas une exigence qui rend sourcilleux, vétilleux et injuste relativement à n’importe quel texte rival, et s’il ne faudrait pas, par équité, émarger d’une seule parenthèse méliorative la totalité du roman. Un exercice, pour vérifier cette théorie : prendre une page au hasard, compter la dixième ligne, et recopier :

« Reutler, dépassant les pompiers de tout son front, voyait très bien. »

(Je crois que l’expérience, après tout, ne rend pas si aveugle : c’est une phrase un peu banale comme il en faut – et c’est presque tant mieux, l’inverse serait vertigineux.)

La comparaison d’avec le Eekhoud est particulièrement indiquée, évidente à qui aurait lu les deux : ici, deux frères, les de Fertzen (j’ignore pourquoi l’auteur conserve la particule quand elle les nomme ainsi directement par le nom, mais peu importe), extrêmement riches, dont l’un symbolise toutes les démesures dandies, logements, vêtements, parfums et mœurs, et l’autre, d’une sorte de virilité monacale, veille autant qu’il peut sur cette chose artificielle et efféminée qu’en vérité il aime platoniquement jusqu’à s’en tordre l’âme. De l’homosexualité encore, avec ingrédients de château, valets perfides, servantes innocentes, villages primitifs, où les élans héroïques sont d’essor hyperbolique, mais dont la dimension décadente est beaucoup plus abandonnée, avec détailleries de tout ce qui, chez Huysmans, provoque l’impatience d’un lecteur contemporain, toutes les beautés de choses et de phrases épandues en manières languides et en délices appesanties qui font l’orfèvrerie du roman pour celui qui, exigent parce qu’aguerri, dispose d’une mentalité littéraire de pierreries et de verve. La couleur est ici extrêmement vive, tout l’enfermement monomane de la fortune avec son désœuvrement envoûtant se déploie en parures de style irrésistibles, et comme les héros y sont incroyablement physiques, il n’existe presque aucune limite à l’étalage de l’impossible fécondité de leurs actions superbes ou atroces.

Il y a de l’ogre érémitique dans l’un, du démon irresponsable dans l’autre. L’intrigue se déroule, par les lubies du dernier, sous le signe du factice et de l’affectation, comme le remarque intelligemment Guy Ducrey, décidément excellent préfacier de cette édition. On suit le travesti, mi dévorant mi pâmé, dans chacune des orgies spirituellement alambiquées qu’il fabrique pour complaire à ses sens passablement blasés et expirants, luttant d’énergies vaniteuses contre sa mortelle nonchalance, tandis que l’autre, ombre carrée et savantasse, le finance et conseille sur l’investissement et le déploiement de forces où tout confine au théâtre surexcité et désincarné pour maniacodépressifs vicieux. L’absence de morale, où tout baigne comme dans un immense flacon d’ampoules rose et entêtant, confère au récit une dimension de volupté onirique, prétexte à des scènes grandioses et rares, frivolement inquiétantes, vers où les péripéties confinent, telles de truculents désastres : imaginer le jeune frère grimé en magnificente et séductive princesse de Byzance et qui pose à l’attirance d’hommes et de femmes défiés, ou l’écrasement compact d’une comédienne fanfreluchée et tombée dans l’attentat mystérieux d’une fosse percée sur les planches jusqu’aux sous-sols, ou l’aventure éclatante d’une église en feu pendant que les frères saisissent l’occasion pour s’éprouver en pompiers prodigieux dont l’un conserve aux pieds ses mules délicates, exquisement ridicules, d’Orient. Toutes ces représentations sont interrompues par les développements torturés de compagnons qui se demandent s’ils s’aiment ou se haïssent et s’ils peuvent longtemps, au plafond entrevu de ces artificielles fêtes, continuer à se subir, lents atermoiements d’âmes insatisfaites, frustrées l’un de ne savoir vivre heureux dans des jouissances de nature, l’autre de n’avoir plus que l’amour spirituel d’un dépravé extraordinaire et dangereux comme naturel sentiment pour le contenter.

(Autre indice que je me moque de la complicité de mon lecteur : je déclare que je trouve à ces deux frères quelque chose de tourmenté et d’inséparable qu’on perçoit diffusément chez les Norsmith de ma littérature – et je l’écris, tandis que personne ou presque ne les connaît.)

Oui, mais ces débauches et tergiversations, c’est quand même assez de l’inutile : mes frères avaient l’exploration morale pour excuse, ils s’enfonçaient insolitement loin au-delà des bornes de l’humain, au point que l’on pouvait en apprendre rien qu’en tâchant soi-même de se situer aux profondeurs de ce territoire de géants, tandis que cet étrange amour-répulsion, là, même rehaussé fabuleusement des trépidations énormes de ce monstre capricieux, demeure peu propice aux transpositions profitables du lecteur ; c’est comme un joyau de très belle eau et fort pittoresque… quand on ne porte pas particulièrement de bijoux ; c’est de l’art qui ne s’applique à rien, à part à styliser magnifiquement des romans avec des effets de couleurs et de ciselage – je me demande si l’on ne peut pas légitimement se lasser, aussi, de la peinture. Les tableaux, je crois, doivent s’immiscer dans la réalité pour produire une conjonction, ou ils ne restent qu’une illustration, qu’un dessin plus ou moins original et fantasque, et toute leur force se concentre et se focalise notablement dans le trouble qu’ils matérialisent au monde, y adjoignant leur réalité, et ainsi dans l’apport qu’ils font à la réalité subjective, et par conséquent dans le regard qu’ils imposent aux hommes ; or, ce roman-ci ne peut suggérer que par sa brutalité ornementale, dont les péripéties trop juxtaposées ne bâtissent pas une vision pénétrante, ne paraissent pas agencées pour une révélation, ne fondent pas un composition dirigeant ou altérant le paysage intérieur ; il y a du démiurge avide autant qu’impuissant dans ce Rachilde-étalage. La provocation même n’y atteint pas son paroxysme en une façon de choc, le scandale est tout virtuel et de tête, faute d’une situation assez vraisemblable pour fixer nos représentations. Une multiplicité enivrante de sensations glisse dans nos perceptions en images riches et en saveurs lourdes, pareilles à des serpents pernicieux et ondoyants ; c’est ainsi une galerie de roboratives et sophistiquées icônes, aptes à induire l’envoûtement et la tentation, mais vaines, j’ai trouvé, à instruire le lecteur pour quoi que ce soit dans la réalité, sauf dans l’art. C’est le symbolisme aigre douce à la Maeterlinck surtout que j’y déplore, avec sa pose interlope sise entre la candeur improbable et la malignité défoulée : j’ignore pourquoi je suis l’un des seuls à qui Pelléas et Mélisande fit une impression d’absurdité comique (« Je n’ai pas de courage ! Je n’ai pas de courage ! » dit en s’enfuyant la Mélisande effrayée, semblable aux enfants qui, en classe et tandis qu’ils font un dessin, sont si absorbés qu’ils ne s’empêchent pas d’expliquer pour eux-mêmes à voix haute : « Je lui fais une grande bouche. Et puis des bras très fins. Et là, je trace les petites jambes, etc. » Par bénéfice-du-doute alors, j’avoue avoir pensé que la langue belge, certainement, n’usait pas le français comme en France, qu’il devait y avoir un écart qui ne « passait » pas facilement d’une langue à l’autre.) Mais on sent bien que l’artifice du langage et des circonstances prime sur n’importe quelle forme d’ouverture et de partage, c’est un art enfermé qui n’essaie pas à transmettre, et ce n’est probablement pas non plus assez « rythmé » pour constituer un pur divertissement de narration ; ça se contemple comme un spectacle de comète dans une nuit très noire et chaude, le feu illuminant et écarquillant les yeux en un contraste impressionnant qui empreinte comme un soleil sur la rétine, il laisse dans la mémoire le souvenir fauve d’une anomalie, inquiétant et irréel, certes, mais aussi une comète s’oublie, et l’image, on le sent dès l’observation si l’on a dans l’instant l’introspection et la franchise de mesurer la quantité de réflexion qu’immisce en soi un phénomène, ne durera pas, fuira la conscience, fugitif éclat que l’œil ne suffit pas à faire entrer au cerveau. Rachilde, c’est rutilant et racé, dense de littérarités, audacieux et violent : or, cela disparaît comme la queue des atomes que la vitesse consume, et dont la trace ne demeure que tant que la nuit continue.

 

À suivre : Mein Kampf, Hitler

 

***

 

« Rampant pour atteindre le damas qui se drapait, en hauteur sur un fauteuil, comme vraiment une Alpe inaccessible et radieuse, Paul le tira du bas à pleine poigne, le fit choir, et l’étoffe, se cassant, s’effondrant, eut un bruit doux, un jurement de bête frêle qu’on étrangle, se tordit, sous les nerveuses mains du jeune homme, en chose vivante qui se plaindrait.

— Ah ! conviens, Jane, que cela est d’une splendeur inouïe !

Paul, à genoux sur l’étoffe qu’il froissait, sans songer qu’on devait en faire une robe pour sa maîtresse, la contemplait, s’abîmant dans sa blancheur de roses blanches où se diluait un insaisissable reflet de chair. Il porta cette soierie à ses lèvres, la baisa et la mordit, avce de singuliers transports.

— Paul ? Qu’est-ce que tu fais ? cria Jane épouvantée.

— Laisse !... Tu ne comprends rien à la volupté, toi ! Cela, vois-tu, c’est de la beauté artificielle, mais c’est réellement, suprêmement beau. Toute beauté naturelle a une tare. Il n’y a pas de teint de femme, d’épiderme de gorge ou d’épaule qui puisse me donner une pareille sensation au toucher. C’est un bien petit absolu, c’en est un, cependant. Et cela crie, entends-tu, cela proteste et s’affole comme une créature douée d’âme. Vraiment, cette étoffe a peur de mes caresses. Elle se sait belle et ne veut pas qu’on la pollue. Est-ce étrange que, vous autres femmes, vous aimiez cela pour vous en parer, alors que nous, nous aimons peut-être cela sur vous, sans vous voir… De l’étoffe ?... Regarde ! deux caresses l’ont faite personne vivante et frémissante. Je l’ai si bien emplie de ma volonté que la reine est entrée dans cette jupe de reine !

En deux gestes savants, à la fois gestes de sculpteur et gestes d’amoureux, Paul avait creusé et arrondi la mollesse du damas, le serrant au milieu comme une taille et le déroulant de chaque côté comme une robe longue à plus bouffants…

— Paul, supplia Jane Monvel, finis donc !

— Chère illusion d’une illusion, murmura Paul ne l’écoutant plus et se berçant dans la soie, forme vague de l’impératrice qui est mieux que l’impératrice, apparence de femme mille fois meilleure que la femme, très pure courtisane dont les froids enlacements donnent le vertige à la courtisane, amante des amantes qui n’as pas de bouche pour dire leurs noms et qui les appelle de si loin, traîtresse qui fuis les doigts et les envenime, peau de panthère blanche qui aurait l’odeur de la neige si la neige pouvait embaumer, je t’adore…

— Relève-toi, Paul, ordonna Jane scandalisée, je te défends de te moquer ainsi de moi, devant moi ! Où as-tu l’esprit, mon Dieu ?

Elle pleurait, et, n’essayant pas de retenir ses larmes, elle les laissait couler de ses joues, toutes pourpres de révolte, sur l’étoffe immaculée dans laquelle lui se pâmait, oubliant complètement sa présence humaine.

— Non, c’est ignoble ! déclara-t-elle se cachant la face.

Pris au piège qu’il s’était tendu, Paul sombra jusqu’au spasme en pleine illusion, et la superbe soierie eut comme un râle sourd. Jane sanglotait éperdument. » (pages 681-682)

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