Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Henry War
1 mars 2022

Détournement de l'esprit du Droit

Un homme de mauvaise foi – et même de bonne foi – fera toujours dire ce qu’il veut au Droit de son pays – au même titre attribue-t-on à Richelieu la phrase : « Qu’on me donne six lignes écrites de la main du plus honnête homme, j’y trouverai de quoi le faire pendre. » Chaque loi rédigée dans son acception historique et initiale permet toujours, quelle que  soit la rigueur de sa rédaction, qu’une postérité sujette à d’autres préoccupations en détourne le sens : c’est ce que fit le Conseil constitutionnel lui-même pour la validation des passes sanitaire et vaccinal quand il admit que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ainsi que la Constitution ne reconnaissaient nulle prévalence entre la liberté et la santé, comme si un révolutionnaire de 1789 ou un résistant de 1945 eût pu hésiter entre ces deux « valeurs ». L’interprétation de la loi, dont la formulation la plus incontestable doit tâcher de prévenir toute déformation – en cela, l’écriture de la loi ne saurait incomber à des sénateurs et à des députés contemporains, bien trop légers sur les mots qu’ils emploient dans les textes de législature –,…

(En doute-t-on ? Je prends un exemple presque au hasard : en mars 2004, une loi établit que « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. » ; or, comme il y eut sur « ostensiblement » un soupçon fort prévisible, le gouvernement dut compléter la loi dès mai par une « circulaire interprétative » qui interdit explicitement « le voile islamique, quel que soit le nom qu'on lui donne, la kippa, ou une croix de taille manifestement excessive. »,  et il est merveilleux qu’on ait jugé après cela que « de taille manifestement excessive » constituait une clarification de la loi !)

… se fonde notablement non seulement sur une connaissance minutieuse de l’histoire, mais plus exactement sur la mentalité des peuples du législateur d’alors, autrement dit sur ce que Montesquieu et d’autres nommaient « l’esprit de la loi ». C’est une spécialité délicate, et qui ne devrait pas incomber à des membres du Conseil constitutionnel, de tâcher à discerner le sens profond, les principes intrinsèques, d’un texte essentiel à un État et sur lequel se base toute sa législation.

À une époque où la liberté semble si acquise et d’une importance tellement faible par rapport au confort qu’on ne redoute plus autant de la perdre que d’en jouir sans le superflu de l’argent et du divertissement, c’est spontanément qu’on tend à renverser sa signification pour l’orienter vers une idée relative plutôt qu’absolue, symbolique plutôt que psychologique : il est plus séant aujourd’hui, bien plus conforme à la mentalité ambiante, d’admettre la liberté comme permission circonstanciée, dépendant surtout du plaisir d’autrui et visant en premier lieu à ne pas empiéter sur le sentiment de satisfaction des autres, plutôt que comme un bien universel et inaliénable, comme aspiration perpétuelle et légitime de l’individu, et même comme essence de l’homme : c’est pourtant cette dernière idée qui innerva la Constitution de la République et au nom duquel ses textes fondateurs édifièrent le socle de nos législatures, et chaque fois qu’on prétendît reprendre et entériner les principes libertaires, c’est cette pensée de liberté essentielle, innée et presque inconditionnelle, qu’on ratifia tacitement. Or, aujourd’hui la liberté se présente avec méfiance sous le régime des précautions, c’est devenu un danger de la volonté particulière, rien ne semble un prétexte spécieux comme la liberté, la liberté « au service de l’égoïsme », il faut dorénavant à la liberté tout le conditionnement du Contrat social, et, n’étant pas tant perçue comme l’attribut de la Démocratie que comme l’apanage de l’Anarchie, elle se conçoit avant tout comme hypothèse et limite plutôt que comme infinie expansion : ce qu’on craint surtout avec l’idée de liberté, c’est qu’elle ne serve à quelqu’un d’autre pour tirer davantage de bonheur qu’il n’en est permis pour soi-même.

Or, c’est de toute évidence très différemment que le fondateur des républiques a chargé la liberté de connotations, au point que même un législateur contemporain la nuance et l’entend plutôt comme circonstance que comme condition de la démocratie. Ce législateur, dont l’esprit s’est tant éloigné des préoccupations du pionnier légal, faute de philologie et n’osant interroger l’intimité de ses prédécesseurs dont il veut surtout faire resurgir sur lui la renommée, ne peut plus seulement comprendre le sens des textes dont il doit examiner des conformités, alors au lieu de la réfuter comme il devrait en toute logique il prétend l’interpréter, il y suppose des non-dits que son époque a intérêt de croire évidents, y attribuant des acceptions qui émane de son temps et qui en déforme l’intention passée ; et c’est ainsi que « l’objectif de santé à valeur constitutionnelle » est jugé sans prévalence notable par exemple sur les libertés, parce qu’une poignée de juristes a préféré estimer, contre la patente signification des textes fondateurs, qu’il n’est pas raisonnablement possible que nos pères aient déterminé une priorité en faveur de la liberté, et, ce faisant, sans même forcément la contester, ils éludent et nient cette hiérarchisation comme si elle n’avait pas existé. C’est ainsi qu’ils parviennent à admettre constitutionnelles des lois qu’aucun de nos législateurs n’aurait approuvées, et ces lois, alors graduellement ajoutées au Code et l’amendant de façon de plus en plus bizarre et disparate, en font peu à peu pencher la masse vers un centre de gravité tout autre que celui qui procède de la création initiale d’un État de droits ; leurs contradictions même sont atténuées par la multiplicité des occurrences de nature opposée aux fondements homogènes, au point qu’on finira par décider que la majorité des adjonctions doit prévaloir sur le texte de base, et c’est ainsi que, comme par jurisprudences successives, on en vient à considérer acceptables et intégrables au Code des législatures différant essentiellement de l’esprit des textes qui les ont précédées – en pratique et par exemple, on commence par affirmer que la santé vaut autant que la liberté ou que l’égalité, puis donc qu’une discrimination est licite entre citoyens selon leur degré de contagion, alors on établit que cette contagiosité s’établit sur un document prouvant l’absence de maladie, après quoi on estime par commodité que seul un vaccin servira de preuve, et voici comment on passe insensiblement des Droits de l’homme au passe sanitaire et du passe sanitaire au passe vaccinal.

Par ce processus de déformations fait d’opportunisme afin de répondre aux exigences pressantes du monde contemporain, il faut bien comprendre qu’aucun texte fondateur en réalité ne garantit absolument quoi que ce soit, et qu’aucune Constitution écrite ne saurait suffire à assurer indéfiniment au citoyen les droits qu’elle proclame : mais il y faut, au surplus, le respect rigoureux de son « esprit », sans quoi tout est sujet à interprétations fallacieuses et peut en faire basculer le sens jusqu’à son contraire. C’est pourquoi nul Contemporain ne peut se prévaloir de textes pour se considérer à l’abri de toutes sortes d’abus et tyrannies, ce qui est particulièrement notable dans une société qui ne fait pas meilleur cas de philologie et de sociologie historique que de vérité désintéressée : on fait dire à peu près ce qu’on veut aux édits les plus clairs et inébranlables aussitôt qu’on y mêle l’intention pesante d’une valeur contradictoire, et bientôt la Proclamation des droits de l’homme et du citoyen ne sera plus regardée que comme une sorte de repère vague et emphatique, un guide philosophique plutôt qu’un texte prescriptif, et l’on balaiera les objections qui la convoquent comme des enfantillages dérisoires au regard des pragmatiques décisions qui lui auront succédé. Ainsi offusque-t-on une Constitution à force de superpositions, comme autant de palimpsestes qui, sans effacer ce qui est antérieur, s’y ajoutent en telle quantité que la trace morale initiale en disparaît presque totalement.

Un solide raisonnement collectif pourrait seul, à défaut de compétences philologiques et historiques, appuyer la voix venue du fond de notre société et présente dans tous nos textes fondateurs, mais ce serait à condition que le peuple fût édifié dans la considération des valeurs premières qui l’ont fédéré et constitué, en somme que ce peuple fût entretenu dans un souvenir et une morale de cette origine ; or, ces valeurs, étant par bien des aspects solennelles, sérieuses, rébarbatives et intempestives, semblent s’opposer en large part avec les facilités que prône le monde où il vit, le divertissement surtout ; la façon dont, pour atteindre l’oublieuse tranquillité du divertissement, il s’est volontairement défaussé des responsabilités du pouvoir, l’amènent graduellement à admettre qu’il n’est pas nécessaire de se les remémorer, de les maîtriser et de les réinvestir ; c’est ainsi qu’il délègue volontiers la hiérarchie des valeurs à des spécialistes qui, comme pour tout ce qui est compliqué et spécialisé, c’est-à-dire environ comme pour tout sujet d’importance, ont charge de fixer à sa place l’ordre de ce qu’un État est supposé vouloir pour fonctionner – et il faut reconnaître qu’on n’oserait pas dire soi-même, avec des arguments construits, sur quel fondement moral on situe l’esprit des lois dans notre démocratie : on croit aussitôt que c’est un domaine bien trop difficile qu’il convient de confier à des experts ; pourtant non, c’est simplement, cela, le domaine de la vie réelle et de l’homme qui pense, domaine que le Contemporain a fui parce qu’il lui donnait, d’avance, un peu de souci.

En somme, le système généralisé de l’abrutissement des citoyens par le confort évacue ces questions fondamentales et les empêche de trouver l’aporie qu’y dessinent leurs législateurs et d’en être scandalisés, de sorte que c’est l’amusement comme mode d’existence qui, oblitérant toute cogitation de nature vraiment politique au profit du strict personnel, permet de dévier les Constitutions et de dévoyer les paradigmes moraux initiateurs. Autrement dit, nul ne se révolte qu’on détourne et désavoue un texte fondateur parce que, dans une société du divertissement pour tous, on a autre chose à faire que se pencher sur de pareils pensums, et parce que dans la répartition des devoirs que la société a fixés ce n’est tout simplement pas son affaire.

Certes, alors nulle proclamation principielle n’est assez forte – en écho dans la mémoire d’hommes dignes et conscients de leurs valeurs – pour résister au matraquage des adulateurs du jeu et de l’évanescence mentale : songer à la liberté, c’est songer aussitôt aux révolutions, et alors on ne joue pas, on pense à sa propre place, à son action, à son devoir, et l’on sent qu’on aurait honte de continuer à vaguer. Mais admettre que « Liberté, égalité, fraternité » n’est qu’un symbole décoratif plutôt qu’une gageure à entretenir, ou faire prononcer par des juristes des avis qui relativisent l’importance de telle valeur constitutionnelle selon le besoin immédiat que l’on sent de la voir atténuée, et ainsi ne pas s’empêcher de succomber à toutes les tentations qui plaisent, et pouvoir finalement prétendre, sans contradiction, que la liberté c’est l’obéissance et qu’être un citoyen c’est répandre la bonne santé, voilà qui arrange la conscience médiocre du Contemporain évaporé : tout le légitime, il n’a plus d’entrave pour laisser débonder ses envies et ses peurs, il se sent décomplexé même par des « spécialistes » complaisants qui ne diffèrent guère de lui et qui trouvent donc tout logiquement un avantage personnel à lui complaire. Il n’y aurait que l’intelligence des peuples qui servirait de barrage à l’infamation des Constitutions ; oui, mais le peuple refuse lui-même de s’instruire, la difficulté le rebute, il aspire à de la légèreté pour le si peu de vraies douleurs qu’il rencontre encore ; c’est un cercle vicieux où rien que la pensée de la lecture lui évoque un travail douloureux. Il ne sait pas lire, par conséquent comment produirait-il une société capable de respecter longtemps un texte jusque dans ses intentions ? Cette compétence le dépasse, et il n’y a nullement lieu de supposer que son environnement soit en mesure de produire d’honnêtes interprètes, c’est pourquoi même un peuple démocrate, dès l’instant qu’il devient imbécile et que son respect ne procède plus que d’une pure habitude, sera toujours – un peuple d’usurpateurs.

Publicité
Publicité
Commentaires
Newsletter
Publicité
Derniers commentaires
Publicité