Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Henry War
5 mars 2022

Hypothèse sur l'enracinement civilisationnel russe

On ne se fait pas une idée assez nette et nuancée, si je n’ai tort, de la disparité morale de la Russie avec l’Occident. L’Europe s’est construite sur la pensée principielle qu’elle n’est pas constituée de peuples distincts mais qu’elle se bâtit comme une zone d’influences : un habitant français est amateur de tout ce qu’il peut tirer d’usages chez n’importe qui, c’est foncièrement un imitateur opportuniste, son « cosmopolitisme » est intéressé, sa mentalité est un pillage de tout ce qui a trait au divertissement, il ne tient vraiment à aucune identité ferme, empruntant ses valeurs selon l’avantage immédiat, il est en soi une copie sans âme propre, et, si l’on me passe l’expression, un bâtard, un sang-mêlé et en quelque sorte un parasite, puisque c’est quelqu’un qui s’inspire de tout ce dont il peut tirer profit pour son plaisir et qu’il estime aussitôt, pour sa conscience, un « progrès ». L’Européen sans consistance se console de son évanescence sur la doctrine de la démocratie et des libertés à laquelle il croit contribuer : sa satisfaction n’est pas à être, mais à appartenir.

A contrario, quand on entend M. Poutine admettre avec tant de résolution flegmatique que les sanctions européennes sont malgré tout en quelque sorte un bienfait pour son pays parce que, conformément à l’idée de Nietzsche selon laquelle ce qui blesse et ne tue pas « rend fort », cela l’obligera à accroîtra son indépendance et donc sa puissance, comme il s’y attèle depuis au moins 2014 en tâchant de se démettre des organes étrangers auxquels il risquerait de devenir soumis, on entend en loin comme la Russie a formé tacitement un pacte civilisationnel avec la pensée d’un État-individu autonome et performant. C’est en cela, je pense, que ces deux entités, Europe et Russie, s’opposent et ne peuvent se comprendre, ou plutôt en cela que l’Europe, que la Russie peut comprendre, se sentirait humiliée si elle comprenait la position philosophique, pour ne pas dire ontologique ou essentielle, de la Russie. Ce n’est pas foncièrement, comme on peut vouloir me le rétorquer, que la Russie ait adopté une position « conservatrice », mais c’est qu’il est dans la mentalité russe, semble-t-il, de rester en pleine possession de ses moyens d’agir sur sa destinée, possession qu’en Europe tous les États ont facilement déléguée à des instances supérieures et collectives : c’est ce que confirme leur disposition à parler d’une même voix, et, j’ose dire, d’une voix invraisemblablement identique, relevant d’une opinion non unanime mais recopiée, au sujet d’une guerre dont la complexité pourtant devrait en inciter quelques-uns, ne serait-ce que statistiquement, à émettre certaines nuances ou réserves (on voit aussi combien les peuples d’Europe, intrinsèquement partisans de cette union, sont eux-mêmes semblablement accrochées aux idées toute faites et caricaturales) ; c’est en large part ce qu’on pourrait appeler une surenchère de la concorde ! La Russie n’entend pas comme on peut remettre son identité à des groupes extérieurs, elle se moque de paraître « juste », ne considérant ses raisons que depuis la force intérieure c’est-à-dire la légitimité qu’elle se sent, elle manque de ces apparences de bonne manière cohésives et convenues qu’en Europe on confond avec le Bien, et j’affirme qu’elle a bien raison de ne pas renier sa profondeur pour un vernis sociable. C’est pourquoi elle prend les sanctions européennes comme un défi, le défi individuel de la faculté à trouver en soi les ressources d’un dépassement, le défi – à défaut de dépendre de sympathies qui l’ont rejetée, qu’elle ne veut contester et qui l’ont résolue à la solitude – de se reconstituer vitalementcontre un monde contemporain qui nie la grandeur de la différence, et déjà les fonctionnaires russes s’efforcent d’inventer des systèmes alternatifs et nationaux au SWIFT bancaire comme un haut devoir et une émulation. La Russie ne se plaint pas, parce qu’elle ressent de la honte à solliciter et à insister (on ne l’a guère entendue réclamer la levée des sanctions qui la frappent depuis 2014), parce que, avide et fière d’indépendance et appliquant et étendant avec égalité sa vision d’honneur d’une parole toujours réfléchie, elle prend simplement acte du refus des autres sans chercher à persuader, parce qu’elle sait que l’extérieur, pour un véritable individu, vaut toujours beaucoup moins que sa puissance; l’Europe passe son temps à se plaindre, parce que c’est pour elle le meilleur moyen d’obtenir sans exactement quémander, parce qu’elle existe tout en surface et rien en intimité ou, si l’on préfère, rien en contenu, parce qu’elle devine ce qui l’unit aux pays voisins et se doute que l’effet pathétique peut suffire à convertir des esprits faibles comme elle. On projette toujours sur autrui les mécanismes de sa propre pensée ; on mène toute diplomatie en se fondant sur une idée de ce que les hommes ont en commun à partir de soi : les Russes ne consultent pas, impersuadables parce que longuement profonds, ils vont leur chemin, certains de leurs pensées lourdes et que leur responsabilité même rend fatales et inflexibles ; les Européens, évaporés et effervescents, sondent des avis et suivent la majorité sans vraiment tenir à quelque chose, inquiets surtout de susciter des adhésions pour se conforter et gagner des confirmations. La Russie considère froidement et sans rancune ses adversaires qu’elle croit intacts et sûrs comme elle ; l’Europe se contrarie et s’échauffe de ses opposants qu’elle estime artificieux et simulateurs comme elle.

Quand on aura perdu la Russie, si cela doit arriver et si l’effet des égoïsmes des divertis de plus en plus nombreux et éparpillés de ce monde parviennent à en infléchir les valeurs et la morale par infiltration, ce sera alors, si je ne m’abuse, le dernier exemple d’une nation intègre, d’une nation existant comme entité individuelle, d’une nation qui veut croitre de son propre mérite en modèle assumé de civilisation et peut-être ainsi d’une nation tout court, qui aura quitté la Terre, que la Terre aura abandonné et contraint à l’extinction. Il ne subsistera plus alors que des « groupes sociaux » aspirant perpétuellement à se rallier, à se confondre, à s’excuser dans la masse, à n’aspirer qu’à jouir dans l’irresponsabilité et l’indolence du nombre facilitateur et consolateur. Si mon analyse est juste, l’Europe est devenue pareille au consommateur compulsif de chez Mc Donald qui voudrait que ce ne fût pas sa faute s’il commande toujours un super size et grossit sans mesure ; la Russie reste le citoyen qui trouve répugnante la façon d’ingurgiter ainsi une nourriture grossière au prétexte qu’elle est à la mode, et qui envisage, connaissant son corps et ses moyens, de manger strictement à sa manière et pour sa vitalité intérieure, quitte à passer pour hautaine, impitoyable et peu solidaire.

La Russie est austère, sent-on : mais c’est surtout, à ce que je formule en hypothèse, par contraste avec l’Europe qui ne réfléchit pas et ne se contrôle plus, qui se contente partout de poser. La Russie, singulière, est grave ; l’Europe, plurielle, est affectée. M. Poutine est placide parce qu’il ne fait pas de lui-même un étalage pour caméras et qu’il considère qu’une décision politique ne doit pas se revendiquer d’une humeur ; on voit combien M. Zelensky est un fier-à-bras dans ses tee-shirts ostensibles et kaki (et d’ailleurs acteur de profession avec tout le pathos basique à l’occidentale), et M. Biden, au contraire, a réussi l’étrange gageure de figer son visage dans une espèce de faux sourire blanc permanent. En un mot, la Russie intègre fait ce qu’elle doit, quand l’Europe solidaire fait ce qu’il faut : opposition majeure entre la profondeur et la superficie. D’ailleurs, ce qui inquiète M. Macron dans ses entretiens avec le président russe, ce ne sont pas ses projets d’action, c’est, de son aveu même, sa « détermination », c’est-à-dire la manière dont il montre une certitude après ce qu’on peut supposer de mûre et ferme réflexion, processus détonant en Europe : nos chefs d’État y savent que la politique est changeante au gré des opinions populaires, et d’aucuns devinent qu’on est déjà sur le point de récuser la décision qu’on avait prise avant-hier, quoique avec la plus solennelle componction, de livrer des avions de chasse en Ukraine. Il suffit que deux ou trois membres de gouvernement déclarent à l’OTAN un doute, que ces membres aient l’air de former une coterie, alors les autres les écoutent avec préoccupation, et c’est toute la ribambelle des « convictions » qui vient à la file et se débine. J’aimerais savoir, après cet état des lieux « paradigmatique », comment on peut seulement dire que M. Macron a pu « communiquer » avec M. Poutine, notre président étant d’une mentalité si éloignée à concevoir « l’esprit » d’une puissance réelle et authentique que c’en dut être fort impatientant pour son interlocuteur, et je m’interroge comment M. Poutine a supporté d’être tutoyé par un tel fantoche vantard qui ne connaît la géopolitique que par fiches de synthèse et qui ne sait que s’emparer de ces rapports technocratiques comme d’une vertu irrécusable en les bardant d’éléments de langage et de moraline obtusément réitérés – sans se sentir consterné par la rhétorique minable du gamin insolent : s’imaginer, pour comparaison, un débat entre Charles De Gaulle et Greta Thunberg. Il suffit d’avoir la curiosité élémentaire, curiosité dont le Français semble même devenu incapable, d’écouter rien qu’une demi-heure d’une conférence au hasard de M. Poutine pour savoir ce que « russe » signifie d’intelligence au moins au sens premier du terme : je ne prétends même pas que M. Poutine ait raison, j’affirme sans le moindre doute qu’il n’existe personne parmi nos dirigeants qui soit capable de rivaliser de sérieux avec lui. Ou bien croit-on que Boris Johnson soit accessible à quelque autocontrôle, ou qu’un président européen, chancelier ou premier ministre, ait la connaissance nécessaire et la diplomatique psychologie pour influer le moindrement sur la guerre en Ukraine ? Pour moi, je doute qu’un Poutine, dans n’importe laquelle de ses déclarations publiques et même de ses interviews où il sait répondre avec tant d’à-propos et même d’esprit dialectique (pour ne pas dire « d’empathie », ce qu’on me reprocherait), pourrait confondre, sans même se dédire comme le fit récemment quelqu’un, le sort du peuple ukrainien et celui du peuple « iranien » : c’est que décidément les Occidentaux ne rivalisent entre eux que pour être des amateurs éhontés.

Publicité
Publicité
Commentaires
Newsletter
Publicité
Derniers commentaires
Publicité