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Henry War
14 mars 2022

Mein Kampf, Adolf Hitler, 1923

Mein Kampf, Adolf Hitler, 1923

D’une exceptionnelle énergie pragmatique, voilà ce qu’il faut dire de…

– J’oubliais : je n’ai presque aucun égard pour les précautions banales qu’on voudrait que j’exprimasse en exergue, à la manière de l’obligatoire avertissement de 1979 que je n’ai pas lu, le danger supposé d’un ouvrage valant moins, à ce que je crois, que le péril de l’influence qu’on préfèrerait exercer sur les opinions avant lecture ; je me moque pareillement que Hitler fut un diable ou un saint, je ne juge point une œuvre littéraire aux actes de celui qui l’a rédigée, ces préventions sont spécialement inutiles et même pernicieuses quand il s’agit d’apporter une opinion sur la qualité d’un écrit, et n’ayant pas la condescendance de supposer mon lecteur un tel enfant qu’il honorerait par principe tout auteur qu’il rencontre et que j’expose, je le prie instamment de ne pas m’importuner de moraline entendue et veule, et, s’il aspire premièrement à ce que j’indique des réserves et des réticences, de passer hors d’ici –

… Mein Kampf, remarquable de psychologie collective et certainement de ce qui fait le succès bien terrestre d’un parti politique. C’est un travail de vigueur organisée, essai volontaire et tourné vers la puissance d’une concrétisation, et inscrit dans une mentalité de la méthode et de la performance au service d’un changement effectif : Hitler convertit le politique en actif, sa préoccupation exclusive est à réaliser, la doctrine, foin des péroraisons et du décoratif, ne sert à rien d’autre – c’est un homme qui sait lire, qui ne fait pas des mots de quoi valoriser l’intellect, qui met en œuvre ce qu’il sait ou croit savoir, pour qui toute pensée nécessite une application. D’extrême ambition pratique, il sut, l’un des rares, concilier vision et stratégie. Tout ce qui est réel et constatable est chez lui d’un jugement définitif et sûr ; tout ce qui requiert une abstraction est controuvé et manqué, quoique présenté avec un sophisme persuadé de certitude. Hitler est un homme décisif au présent ; pour lui, tout est état, il n’y a nul doute, tout s’exprime selon la logique du constat net et brut dont les nuances, importunes en tendant à entraver l’action, se négligent dès la résolution prise. Tout prend une forme scientifique et péremptoire, et, faute de discernement et d’analyse, ce qui n’est qu’hypothèse s’établit en conviction faussement étayée, faussement unanime, parce qu’il faut agir sur des faits sûrs. Partout où il suffit de regarder et de déduire brièvement, Hitler est exemplaire, tirant ses conclusions avec une célérité et une lucidité admirables ; partout où il convient plutôt de s’attarder sur des causes et de procéder à l’étude de ce qui ne se résout pas à l’observation directe, comme par exemple de chercher dans les civilisations l’origine des réalisations de haute vertu ou dans les particularités de la mentalité juive la progressive motivation d’une différence, il concède des mythes absurdes et simplistes posés en vérités indiscutées et fardés de critères positivistes, en l’occurrence l’Aryen supérieur et le complot parasite. Il faut toujours, chez Hitler, qu’un problème soit soluble immédiatement, c’est quelqu’un qui non seulement ne concède pas une hésitation, mais qui, probablement, ne dispose en esprit d’aucune faculté d’hésitation véritable, c’est-à-dire d’une hésitation dont l’incertitude dépasserait le cadre d’une délibération entre plusieurs alternatives concrètes. C’est un homme qui s’impose de résoudre tout de suite, et qui saute quelquefois sur les résolutions les plus ridicules, faute de se laisser le temps d’examiner le motif au cœur de la réalité apparente. Impatient, il ne cache pas, du reste, mépriser la délibération savante qu’il juge une preuve de faiblesse, ou les intellectuels qu’il juge vétilleux, et il croit le génie lui-même une spontanéité relevant de l’inné : préjugé du talent qu’il poursuit ainsi avec plus de commodité, se l’appliquant à lui-même, et qui doit frapper l’intelligence avec la soudaineté d’une illumination. Si l’on y regarde, chez Hitler, tout ce qui réclame une généalogie fait défaut : il comprend avec une acuité extraordinaire ce qui est et qui n’a besoin que d’être vu, mais il souffre d’un handicap surprenant s’agissant de ce qui requiert une étude compliquée – il veut masquer cette aperception, ou plutôt l’anéantir en reléguant son contraire en défaut ou en vice (« la profondeur est alambication »). Par exemple, on ne saura jamais, dans Mein Kampf, comment et pourquoi s’opère la bascule du Juif vers tant de négativité, aux alentours de la page 55 : on cherche des raisons, et on commence par trouver que Hitler reconnaît que le Juif se distingue beaucoup des Allemands (mais il notera ensuite qu’il méjuge l’Allemand lui-même, parce qu’on l’abuse si facilement), puis qu’il juge stupides le théâtre et les arts juifs (mais il ne parle presque jamais de théâtre et d’art estimables en-dehors des classiques), puis que les journaux qu’il déteste sont dirigés par des Juifs (mais il concède qu’il hait à peu près tous les journaux), puis que les Juifs sont partisans de la sociale démocratie qu’il réprouve (mais où voudrait-on qu’un Juif, que les nations ont tant accusés dans l’histoire, fût nationaliste ?), tout ceci avant de conspuer la dialectique du Juif dans l’extrait que je cite à la fin de cet article (mais il paraît feindre de ne pas s’apercevoir que le raisonnement de mauvaise foi, loin de s’appliquer au Juif en particulier, est symptomatique de tout un siècle, et même encore largement sensible à notre époque : voici donc une haine paradigmatique sans fondement sinon une somme de présomptions fondées, au pire sur l’attribution au seul Juif d’un ensemble de défauts qu’on trouve tout à fait répartis dans le peuple allemand, au mieux sur le constat d’une différence – car le Juif d’alors est bel et bien différent, différence qui est le fruit d’une histoire européenne qui n’a jamais cessé de le considérer comme race et comme bouc-émissaire. J’y reviens, si l’on veut – Hitler n’ayant besoin d’aucun démenti sur la question de l’Aryen qui est une croyance et une superstition, et dont les pages 232 et suivantes sont d’un ridicule et d’une grandiloquence si outrés, manifestes et presque comiques, qu’elles constituent quasiment une aberration au sein de l’essai s’il existait de telles anomalies au sein d’un esprit.

Hitler constate donc que le Juif ne s’associe pas volontiers aux peuples au sein desquels il vit : c’est sans doute vrai. Que le Juif manifeste une discrétion qui semble tenir du mensonge et de la perfidie : c’est sans doute vrai. Que le Juif exprime sa solidarité surtout en faveur des autres Juifs : c’est sans doute vrai. Que le Juif, dans certains domaines de sa spécialité, accuse une réussite orgueilleuse qui passe pour de l’insolence : c’est sans doute vrai. Que le Juif, enfin, dans ces disciplines où il excelle et a fait fortune, cherche le moyen de s’assurer une défense de chaque gouvernement au moyen de l’influence qu’il y exerce : c’est sans doute vrai aussi.

Les faits réels paraissent favorables à Hitler. Hitler n’a pas eu accès à une généalogie de ces faits, alors il en infère que les Juifs constituent une race de parasites. Qu’on lise ce que je vais écrire le plus compendieusement possible à l’attention des foules, et l’on verra, en une substance pédagogique ramassée, combien tout ce qu’on reproche au Juif, sans être toutefois absurde ou invraisemblable, est cependant d’une détestable injustice.

Quelle est la généalogie du Juif ? La voici, grossièrement taillée à l’usage de ceux qui, majoritaires, n’en savent rien, qui n’en sont pas même curieux :

Le Juif, peuple frappé dans la Torah d’un double esclavage et d’un double exil, est, dans la Bible chrétienne, accusé d’avoir provoqué la crucifixion du Christ quoique juif lui-même : on considère désormais le Juif en peuple déicide. Or, l’Europe devient chrétienne, et fervente : elle ignore ce qu’est un Juif, mais elle entend lui faire payer sa « faute ».

Parce qu’elle le réprouve, elle limite ses emplois et ne lui permet que les métiers que la Bible juge déshonorants. Parce que le texte sacré oblige, après la déchéance d’Adam, à travailler de ses mains et à la sueur de son front, une grande partie de l’Europe interdit les travaux manuels au Juif ; on lui réserve le reste : usurier, médecin, commerçants, ainsi que les artisanats liés au corps qu’on mésestime : joaillier, tailleur. Et nul accès, bien sûr, aux charges politiques.

 Parce qu’elle ignore en quoi consiste le judaïsme, elle l’accuse, s’étant opposé au Christ, d’être diabolique et sataniste, et toutes sortes de rumeurs servent à le punir au moindre prétexte, au moindre fléau, comme cela se reproduit à intervalles fréquents. Le Juif, souvent, est supposé dévorer des enfants au cours d’odieuses et caverneuses messes noires : l’Européen, qui n’a pas attendu la propagande antibolchévique pour croire de pareilles idioties par opportunisme moral, se sert de cette imagerie pour crétins puérils. Aujourd’hui, pareillement, le Russe bombarde des hôpitaux pour enfants.

Dans ce climat omniprésent, inquiétant, de répression tacite ou explicite, et même latent, et bien qu’on n’extermine pas sans cesse le Juif avec acharnement, ce dernier adopte un triple comportement, évident et logique :

Il ne communique pas sa judaïté.

Il soutient les autres Juifs.

Il excelle dans son travail.

Se dévoiler serait s’exposer à la vindicte des foules.

Ne pas s’entraider reviendrait à se fragiliser davantage.

S’il n’était pas le meilleur, la société, ayant moins besoin de lui, le persécuterait plus. 

C’est à peu près tout ce qu’il faut dire pour permettre la compréhension de l’esprit juif en tant que peuple.

Une chose encore. Toutes ces professions citées, qui se constituaient, ainsi que la plupart des métiers médiévaux, comme emplois héréditaires, ont constitué la spécialité du Juif, mais on ignore qu’à l’origine il s’agissait de travaux peu rentables et risqués, sujets à toutes sortes de fluctuations. L’usure était évidemment une activité de grand péril à une époque où la mortalité était grande. On n’avait plus besoin de bijoux, et guère de vêtements neufs, quand une guerre se déclarait. Il fallait au commerce un stock que, d’un jour à l’autre, quelqu’un pouvait brûler ou piller. Un médecin ne survivait, sans salaire fixe, que selon les maux qui se présentaient : lorsqu’en la réforme des médecins-barbiers du XIXe siècle, on ordonna que les professionnels distinguassent leur spécialité, une majorité se déclarèrent barbiers, s’assurant ainsi des revenus plus réguliers. Ce n’est pourtant pas la faute du Juif si ces métiers, qu’on lui laissa initialement comme pitié, comme mépris ou comme reste, commencèrent de compter, à partir de la fin du XVIIIesiècle, parmi les plus fructueux des pays développés ; il est vrai que les Européens du moyen âge furent loin de calculer un tel progrès.

Le Juif s’enrichit, c’est vrai ; il s’enrichit d’autant, parmi les sociétés, qu’il était plutôt meilleur professionnel que les autres, que sa réputation était généralement excellente ; ainsi, on le sollicitait plus parce qu’il travaillait mieux.

Or, que fit-il après cet enrichissement ? Il tâcha de se soutenir, de se garantir une place durable parmi les peuples, de façon à s’épargner encore des poursuites qui l’avaient tant amputé, et perpétuellement dans l’histoire, comme peuple. Il s’efforça, par ses moyens et par ses places, de se bâtir enfin une sécurité pérenne, de façon à n’être plus la variable d’ajustement de toutes les colères populaires produites par le hasard et la rancune.

On lui fit reproche de ces deux réalités : on déclara que le Juif avait fait fortune sur le dos des peuples asphyxiés, et qu’il voulait asseoir sa domination sur les sociétés qu’il prétendait gouverner.

Honteux retournement. Le nazisme utilisa cette légende décontextualisée, parce que le nazi, comme le Contemporain, avait la paresse d’apprendre au-delà de l’évident. C’est ainsi que l’Europe s’en empara parce que c’était plus accessible, comme toujours, qu’une leçon d’histoire ou même que n’importe quelle leçon édifiante.

 

***

 

Au commencement, Mein Kampf est l’autobiographie sereine, narrée avec le touchant bon sens d’un London ou d’un Wright, d’un individu curieux et travailleur qu’interrogent en loin, à mesure de sa découverte du monde, diverses réflexions politiques et pragmatiques, sans pathos ni excès : c’est le récit d’un homme intéressé mais qui ne comprend pas l’état du monde et de son Contemporain, qui cherche des réponses. Cette modestie étonne d’abord, et je ne la crois pas affectée, parce qu’à ce stade de l’écriture on peut penser que Hitler n’avait pas anticipé la forme et le ton plus dogmatiques que ses échauffements catégoriques allaient donner au reste de l’œuvre. Rien, en tous cas, ne laisse deviner un calcul : l’auteur ne cache pas ses insuccès, il ne les excuse pas, il n’apparaît pas l’artiste raté, frustré, qu’une caricature a fait de lui ; il relate ses difficultés dans une atmosphère d’ordinaire solitude qui est le lot des êtres un peu trop frais et néanmoins résolus à n’être pas inutiles, qui conservent des aspirations mystérieuses à eux-mêmes et dont la teneur a besoin, au contact de l’existence, d’une révélation et d’une direction. Hitler attend Hitler, prêt à la moindre occasion à l’épanouir. Il est alors sans projet politique : il gagne sa vie de petits métiers qui l’aident à faire son expérience dans la société. Il observe. Il reçoit des faits. Une énigme point : l’insuffisance étrange de tout. Il est encore trop jeune pour diriger. Il est occupé à se gouverner, lui, dans une certaine hygiène personnelle. Il est Martin Eden environ.

(Une expérimentation bizarre : Adolf Hitler, sans être laid, est de physique anodin si on lui retire sa moustache caractéristique. Il existe de lui une photographie de jeunesse, en récent adulte sans moustache : il a la bouche pincée, mais le reste est méconnaissable, sans distinction nette. C’en est troublant : on ne voit toujours de lui que le dessous de son nez, si l’on excepte la mèche lisse et rutilante qu’il se fit en travers du front. Sans sa moustache, on ne distinguerait pas Hitler.)

C’est certes déjà, ce sera toujours, quoi qu’on dise, un homme raisonnable, c’est-à-dire d’une logique d’une stricte rigueur, en dépit de ce défaut d’inspection profonde dont j’ai parlé. Il s’informe, lit beaucoup, côtoie des groupes, profitant de sa disponibilité de célibataire pour voir. C’est alors un jeune homme ouvert et cordial, qui commence sa vie franchement par ne pas savoir, puis qui s’aperçoit que personne dans son entourage ne veut vraiment savoir ce qu’il ignore. L’individu naît de cette déplorable surprise : ce qu’il apprend est nébuleuse pour autrui qui préfère la routine et le préjugé. Stupéfaction : le monde préfère végéter dans l’imbécillité.

– Et pas d’amour, non : Hitler ne pousse une verve romantique que pour défendre des idées de stéréotypes et de métaphores, d’allégories, comme le Sang, la Nature, le Glaive, Dieu seulement en un sens désincarné de Destin ou de Providence ; ses déclarations sur les femmes, la sexualité et le mariage sont d’un puritanisme purement autoritaire ; ce sont les propos fermes d’un moraliste sans vitalité ni passion, sans sensualité, comme si l’intelligence tant exercée à comprendre des phénomènes lui avaient retiré le désir de quelque honnête jouissance, comme si l’exercice et le travail de l’esprit lui avaient enlevé l’envie du plaisir, s’y étaient subordonnés, l’avaient censurée, de sorte qu’en la matière il ne sait pas ce qu’il dit ou il ne veut pas dire ce qu’il sait, il se contente des morales de tradition, se satisfait des mœurs de coutume : comme Tocqueville qui avait la naïveté incroyable de penser que le peuple américain était fidèle parce qu’il était trop occupé et trop mobile pour s’attacher à des amantes (comme si occupation et mobilité ne constituaient pas justement les meilleurs prétextes pour des occasions d’adultère ! Tocqueville se figurait que l’infidélité est le fruit d’un attachement muri transféré à une autre personne, concevant ainsi qu’on enlevât son amante pour l’emporter en un cocon d’éprise et en copieux transports), Hitler a notamment la candeur de supposer que, puisque la prostitution est « évidemment » une sale chose, le mariage précoce, avant même la majorité, serait propice à la limiter (comme si l’union d’un homme avec une femme jeune et qui n’est pas en connaissance de le satisfaire pouvait suffire à dégoûter de toute entreprise sexuelle extérieure, comme si, au fond, la prostitution était surtout affaire de célibataires, c’est-à-dire de gens jeunes, de gens qui peuvent plus aisément séduire, de gens qui ne sont pourtant guère frustrés de sexualité ! Certes, j’ignorerai jusqu’au bout à quel point Mein Kampf utilise l’unanimité populaire et le consensus pour plaire, mais il est peut-être une question, essentielle à la compréhension de l’auteur, qui me questionne comme pour Lovecraft, c’est celle de son rapport au réel dans la sensualité, dans l’assomption de la virilité corporelle : quelque chose, quelque faille ou plutôt un empêchement, un renoncement, une froide distance fataliste semblable à celle que Cornwell imputa au peintre Walter Sickert du fait d’une malformation congénitale, me fait penser une résistance intérieure, quelque déplacement de la préoccupation reproductive, possiblement un complexe, mais insu, dont l’invagination ou l’évitement a permis à d’autres facultés un développement particulier et extraordinaire, presque pathologiquement (mais ce n’est qu’une intéressante hypothèse où je tâche à sonder l’exceptionnel acier en Lovecraft et en Hitler) –

Ce n’est qu’après une cinquantaine de pages de récit à la première personne, que l’auteur acquiert ce style de conviction et de dureté moins personnel, moins confessé, plus scandalisé, comme après l’heure de la compréhension il devient enfin temps d’être législateur. Hitler réalise au fond sa supériorité effective par rapport à son environnement : il comprend enfin la faiblesse intellectuelle et morale du peuple et du gouvernement, parvient à circonvenir les failles de so univers, mesure sa distance et sa force au moyen des victoires dialectiques qu’il livre en pensées ou en paroles avec ses adversaires : il perçoit le système contemporain, il le domine en esprit, il a acquis, au sein d’un troupeau mièvre et falot, le sens de la direction, et il ne s’illusionne pas par fausse modestie sur sa position et sur son devoir ; la comparaison avec son entourage sert indéniablement son sentiment de plus grande valeur, et tout ce qu’il constate de la façon dont il n’a pas cessé, lui, d’apprendre de ce qu’il inspecte, lui fait admettre, non sans raison, la nécessité qu’un homme comme lui fournisse des indications éclairées sur les dysfonctionnements de la société et y soumette des remèdes. Ce que je veux préciser, c’est que ce qu’on s’est plu à appeler chez Hitler sa « mégalomanie » et qu’on a préféré croire bêtement le propre d’un dictateur, est en réalité l’apanage de toute intelligence véritable qui manque de rivalité : si l’on voulait qu’un individu ne se sentît pas meilleur ou supérieur, il faudrait le mettre en situation qu’un autre pût, avec ses propres armes maniées avec plus d’adresse, l’humilier, et si l’on souhaitait au surplus qu’un tel être accusât contre lui-même une impression de ridicule et d’inanité, il faudrait que cet autre pour lui répondre fût constitué d’une multitude voire d’une majorité de personnes ; or, il faut reconnaître que cela n'advint pas pour Hitler tant il vivait au milieu d’imbéciles pareils au Contemporain. Il ne faut donc pas lui reprocher d’avoir éprouvé le devoir de gouverner, mais il faut blâmer la société où il vivait et où il cherchait toujours à se confronter de n’avoir contenu à peu près que des marxistes intellectuellement indigents, très peu aptes à l’impressionner, pour lui répliquer surtout des préjugés et des vacuités. Ce sont même probablement ces esprits faibles et mesquins qui l’ont conforté dans son rôle, qui lui ont conféré un esprit absolu, cette confiance, parce qu’il ne trouva jamais quelqu’un qui lui donna nettement tort. Qu’on y réfléchisse rien qu’un instant, et l’on comprendra comment s’établit une telle psychologie d’assurance : quand, par exemple, il y a dix jours au moment où j’écris, je signalai que la livraison d’avions de chasse à l’Ukraine constituerait un problème, j’espérais encore qu’un membre de l’Union européenne aurait su le prévoir, mais quand je m’aperçus qu’il fallut ce temps pour qu’on remarquât enfin l’impossibilité d’un tel transfert, comment ne pas sentir, comment ne pas savoir, que mon avis d’amateur est déjà bien au-dessus des arguments et des décisions de ceux qui gouvernent et qui sont censés faire des responsables et spécialistes ? Et ainsi de suite quand, sans connaissance spécifique c’est-à-dire sans diplôme que l’esprit élémentaire d’observation et de déduction, on découvre sur beaucoup de sujets que la réflexion « experte » n’a pas seulement été initiée, et que chacun se contente de poursuivre des activités anodines de représentation où nulle action ne distingue une compétence appropriée. On entend pourquoi, après maintes confirmations de cette réalité décevante et énervante, des individus estiment finalement de leur responsabilité de diriger une part de leur pays, et avec vigueur : c’est tout simplement qu’il n’y a manifestement personne d’autre désireux ou en état de le faire ! Alors même, ce constat d’abandon, de paresse ou de complaisance du pouvoir suscite la virulence que procure le fait d’une longue permanence inactive : on s’insurge de plus en plus durement contre la pesanteur et l’inertie d’un pareil néant après l’avoir dénoncé, conseillé, prévenu, on éprouve la tension croissante d’un scandale érigé surtout parce que des hypocrisies surestimées profitent de mandats pour ne rien faire, on aspire à des effets de latence comme lorsque le ressort dont on avait tant besoin se détend tout à coup. C’est certainement ce mécanisme qui provoqua la « machine Hitler », cette mentalité d’analyse et de performance supérieure, à tout prix, très propice à rattraper des années d’errements et de nonchalances que le politicien sommeillant en lui, lassé des gabegies, croyait avoir remarquées, et c’est encore certainement ce qui développa en lui ce vice, en l’espèce de sa précipitation à courir trop efficacement au but avant d’avoir obtenu toutes les confirmations généalogiques : il n’a pas de concurrence, pas de contradicteur ! Avec hâte, il conçoit les rouages pratiques d’une révolution, parce qu’il est seul et qu’il n’a jamais rencontré un homme qui y serait plus apte que lui, parce qu’il ne distingue personne qui saurait ne serait-ce que l’y aider. Il s’affermit, identifie avec une méthode parfaite et applicable la façon dont s’exerce l’influence des hommes sur des masses nécessaires, comprend et façonne la psychologie de l’immédiat caractérisant l’adhésion, détermine les règles d’une organisation forte fondée sur le chef, entend le rôle de la propagande et applique les moyens les plus certains pour gérer, en manager, les fonctions selon le mérite, et ce mélange de doctrines avisées, bâties sur le constat accéléré de ce qui réussit dans n’importe quel parti, conduit au galvanisme – Mein Kampf est un manuel exemplaire des procédés à mettre en œuvre pour susciter l’intérêt public en politique, et je ne signifie pas par là qu’il s’agit d’un répertoire de malhonnêtetés, mais sa lecture renseigne sur les étapes successives indispensables à fonder un groupe de partisans nombreux, enthousiastes et actifs, selon les règles scientifiques de la sympathie des foules. Hitler, contrairement à ce qu’on affirmera par réduction, n’est pas une feinte ou une hypocrisie ; s’il a besoin des Allemands et s’il admet la nécessité de manipuler leurs pensées, ce n’est point parce qu’il les méprise, il les suppose plutôt endormis qu’idiots et leur esprit manipulé par des forces antagonistes, mais, pour accomplir le dessein auquel il croit pour sa nation comme un immense bienfait, il lui faut provisoirement attirer leur passion au moyen de certains raccourcis qui ne s’opposent pas aux objectifs plus reculés et profonds. Hitler ne veut pas tromper le peuple, mais le connaît assez pour savoir, comme n’importe quel homme politique actuel, qu’il requiert des simplifications, et d’ailleurs ses intentions sont ici explicites (même si sa réprobation du Juif n’annonce rien des camps d’extermination, mais je crois que l’auteur, à ce stade, n’était pas encore parvenu à cette conception ; en dépit de sa prévoyance, il n’envisageait sans doute pas déjà l’étendue de son triomphe à venir et de sa future puissance, de sorte que la « question juive » ne se présentait encore à lui que comme un système de censure et d’exclusion plutôt que d’anéantissement physique) : ni socialisme d’esclave, ni libéralisme de dégénérés divertis, il veut guider strictement les volontés de chacun vers l’amélioration d’une race, sans se retenir d’interdire des pratiques ou de de nuire aux désirs individuels, dans le cadre de ce que le chef, suprême philosophe, estime un bien général.

Alors, dès cette présomption établie et ce cap fixé, tout s’érige à une grande vitesse de performance, déjouant les nœuds, levant les réserves, proposant prodigieusement des solutions pragmatiques qui ne peuvent échouer : Hitler est un rythme haletant, électrique, persuasif ; il y a quelque chose de furieux dans sa progression souvent numérotée, raccourcie, superflue, non sans transitions bâclées, thèmes juxtaposés et amalgamés – bien qu’en général, il faut aussi le dire, le livre est d’un grand style, plus ardu que ce qu’un Contemporain a la patience de lire, multipliant les figures et les effets, infiniment plus élaboré que ce qu’un politicien actuel est en mesure d’écrire ; c’est assurément un essai littéraire. Mais marques d’insistances, péroraisons maniaques, effets d’accumulation nerveux et d’autorité quand il faudrait être rationnel : c’est un fervent ouvrage du présent et de l’action rédigé pour dépeindre la réalité synchronique, en sa manière dissertative comptable et militaire où se devine toujours une contrariété, c’est-à-dire, potentiellement, une oblitération, car il faut persuader vite à partir du principe que l’auteur assume la réalité : l’efficacité à tout prix est l’apanage de la vulgarisation excessive. Entraînant, réel, percutant, avec des observations pleines d’acuité accessible et universelles, telles que :

« Le but de l’activité sociale ne devra jamais être d’entretenir une endormante prospérité, mais bien plutôt d’éviter ces carences essentielles de notre vie économique et culturelle qui conduisent nécessairement à la dégénérescence de l’individu. » (page 35)

« Seul celui qui aura appris, dans sa famille et à l’école, à apprécier la grandeur intellectuelle, économique et surtout politique de son pays pourra ressentir – et ressentira – l’orgueil de lui appartenir. » (page 37)

« Je connais des gens qui lisent interminablement livre sur livre, une lettre après l’autre, sans que je puisse cependant dire qu’ils ont “de la lecture”. Ils possèdent un amas énorme de connaissances, mais leur esprit ne sait ni les cataloguer, ni les répartir. » (page 38)

« Dans sa grande majorité, le peuple se trouve dans une disposition et un état d’esprit à tel point féminins que ses opinions et ses actes sont déterminés beaucoup plus par l’impression produite sur ses sens que par la pure réflexion. » (page 148)

« Ces disciples de la Kultur avaient, à vrai dire, un moyen très simple de présenter leur folie comme une œuvre, puissante Dieu sait comment. Ils présentaient au monde étonné chaque œuvre incompréhensible et manifestement déraisonnable comme, ce qu’ils appelaient “un fait vécu” en eux-mêmes, retirant ainsi d’avance, de la bouche de la plupart des gens, toute parole de contradiction. […] Pour ne pas sembler ne pas comprendre l’art, on achetait tous ces défis à l’art, au point que l’on perdit à la fin toute sûreté dans la discrimination entre le bon et le mauvais. » (pages 210-211)

Ou bien cette juste collection de vérités sur le parlementarisme, toujours valable :

« Mais au sein de cette belle invention de la démocratie, on peut observer un phénomène qui se manifeste scandaleusement de nos jours avec une intensité croissante, c’est la lâcheté d’une grande partie de nos prétendus “dirigeants”. Quelle chance, pour eux, lorsqu’ils ont à prendre des décisions de quelque importance, de pouvoir s’abriter sous le parapluie d’une majorité ! (page 72)

« Considérons simplement la diversité des problèmes à résoudre, la multiplicité des liens de dépendance mutuelle qui enchevêtrent les solutions et les décisions, et nous comprendrons toute l’impuissance d’un système de gouvernement qui confie le pouvoir de décision à une réunion plénière de gens dont une infime partie seulement possède les connaissances et l’expérience nécessaires pour traiter la question envisagée. C’est ainsi que les affaires économiques les plus importantes seront traitées sur un forum où il ne se trouvera pas un membre sur dix ayant fait jadis de l’économie politique. Cela revient à remettre la décision finale sur un sujet donné, aux mains de gens qui n’en ont pas la moindre idée.

Et il en est de même pour toutes les questions. C’est toujours une majorité d’impuissants et d’ignorants qui fait pencher la balance. » (page 77)

« Moins la politique pratiquée par les hommes d’État de la république parlementaire a des résultats effectifs, plus furieusement ils persécutent, en revanche, ceux qui attendent d’eux de tels résultats, qui ont l’audace d’établir que la politique suivie jusqu’à présent n’a connu que des échecs, et de prédire qu’il en sera de même à l’avenir. Si l’on arrive enfin à mettre au pied du mur l’in de ces honorables parlementaires, et si cet artiste en politique ne peut plus nier l’échec subi et la nullité des résultats obtenus, il trouve à cette faillite des milliers d’excuses, sans reconnaître, en aucune façon, qu’il est lui-même la cause de tout le mal. » (pages 535-536) 

Qu’on me pardonne la hardiesse suivante : n’est-ce pas ici le même genre de bon sens qu’en Carlyle, qu’en Spencer ou Russel ? Et, avec eux, ne distingue-t-on pas la même espèce d’incapacité à prévoir l’avenir, à l’exception d’une façon élémentaire et maladroite d’extrapoler un présent à perpétuité, comme dans ces citations particulièrement erronées :

« Lorsque le sionisme cherche à faire croire au reste du monde que la conscience nationale des Juifs trouverait satisfaction dans la création d’un État palestinien, les Juifs dupent encore une fois les sots goyim de la façon la plus patente. Ils n’ont pas du tout l’intention d’installer en Palestine un État juif pour aller s’y fixer. » (pages 258-259)

« L’Angleterre ne perdra l’Inde que si elle est elle-même dévolue dans son mécanisme administratif à la décomposition raciale ou bien si elle y est forcée par le glaive d’un ennemi puissant. » (page 524)

« La Russie serait un facteur technique presque insignifiant dans la guerre que nous envisageons. » (page 525)

Et surtout, dans la citation suivante, à moins d’imaginer que Hitler fut un tel visionnaire qu’il se transposa dans un futur situé très au-delà de notre époque :

« Les juges de cet État peuvent nous condamner pour ce que nous avons fait ; l’Histoire, cette déesse qui personnifie une vérité supérieure et un droit plus élevé, n’en déchirera pas moins un jour leur sentence en souriant, et nous absoudra tous des fautes qu’on prétend nous faire expier. » (page 547)

Ce n’est pas, au juste, ce que la postérité a retenu pour l’heure du nazisme ; il est vrai pourtant que la postérité du nazisme, c’est la vacance de l’esprit, l’absence d’idéal et d’action, la végétation et la fin des nations : la preuve, c’est que personne ou presque n’a lu cet ouvrage que tous condamnent, touchant pourtant à une étape si symbolique et déterminante de l’histoire de l’humanité ! On en a retenu une suite de proverbes faciles, on a transmis des postures et des poses de cours d’histoire-géo, mais on n’a pas cherché, individuellement, à comprendre, la faute notamment aux charognards littéraires d’après-guerre qui, en France surtout, se sont emparés de ces thèmes sans les analyser à dessein de s’attirer des médailles et des prix. Hitler n’avait pas tort – c’est terrible à écrire et c’est vrai –, ou pour dire exactement et subtilement l’essentiel, il disposait de la seule méthode politique qui, en dépit de ses fautes d’idéal, constitue, au sein de notre modernité continue, de notre modernité similaire, de notre modernité hitlérienne, le moyen le plus propre à la réalisation des révolutions, les meilleures ou les pires – voilà la leçon de Hitler qu’on prétend avoir rejetée avec ses vices, qu’on n’ose pas admettre avoir réutilisées, qu’on réfute comme si nous vivions dans une démocratie sans aucun rapport, pour toutes les discriminations et propagandes que, récemment encore, tant de gouvernements ont appliquées : c’était la même méthode, c’était, tout simplement, exactement, strictement, la même méthode !

 

À suivre : Le Soleil des morts, Mauclair.

 

P.-S. : Les éditions Kontre Kulture, que dirige le « méchant » Alain Soral, ont pourtant rendu une prestation impeccable avec ce livre : je commande sur le site Internet à 17h, l’ouvrage est imprimé à la demande à 18h, il arrive chez moi le surlendemain par livreur et sous plastique, et, si j’ignore pour la traduction, l’objet, lui, est indéniablement de belle conception. 

 

***

 

« Plus je me mettais en rapport avec eux, mieux j’arrivais à connaître leur dialectique. Ils espéraient d’abord en la sottise de leur adversaire et, quand ils ne trouvaient plus d’échappatoire, ils se donnaient à eux-mêmes l’air d’être des sots. Si cela restait sans effets, ils ne comprenaient plus ou, parvenu au bout des arguments, ils sautaient sur un autre terrain ; ils soumettaient des truismes dont, sitôt reconnus justes, ils tiraient des conclusions pour des questions absolument différentes ; les acculait-on encore, ils vous échappaient des mains et on ne pouvait en obtenir de réponse précise. Quand on voulait s’emparer d’un de ces apôtres, la main ne retenait qu’une matière visqueuse et coulante qui vous glissait entre les doigts pour réapparaître un instant après. Si l’on frappait l’un d’eux d’un coup si décisif qu’il n’avait d’autre solution, devant l’assemblée, que d’être de votre avis, et qu’on pensait avoir franchi au moins une petite étape, on se trouvait tout confondu le lendemain. Le Juif ne se souvenait plus du tout de ce qui avait eu lieu la veille ; il laissait à nouveau errer sa pensée, indifférent, et lorsque, indigné, on le poussait à s’expliquer, il s’étonnait naïvement, ne savait plus rien de la veille, sinon qu’il avait prouvé le bon sens de ses affirmations. » (page 58)

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