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Henry War
20 mars 2022

Dissolution du conflit intérieur

Comme je l’ai montré par ailleurs, on ne trouve nul Contemporain capable d’admettre un tort qui lui revienne vraiment – il feint d’assumer des culpabilités extérieures, mais il sait in petto que ce ne sont pas les siennes, et c’est pourquoi il n’en tire aucune honte ni sentiment intrinsèquement désagréable, je veux dire désagréable plus qu’en théorie vague, désagréable c’est-à-dire propre à produire une empreinte qui ne soit pas « paradoxalement » désirée ; mais je ne crois pas avoir précisément expliqué pourquoi.

La solution est évidente et logique au bon psychologue, d’une cohérence toute nette et incontestable : ce qu’on appellerait un « endurcissement » à la culpabilité réelle provient de ce que s’il fallait garder contre soi de la rancune pour ses propres défaillances, le Contemporain ne pourrait plus jamais se sentir tranquille, il ne sortirait jamais du mépris qu’il s’inspirerait, il se dégoûterait de lui-même et ne pourrait pas vivre sans son respect. C’est pourquoi il retire systématiquement sa responsabilité de toute situation, il « n’a pas à rougir », « s’en lave les mains », ce n’est jamais « son problème » : comment tolèrerait-il pour chacune de toutes ses insuffisances de se déprécier, sa vie n’étant qu’une somme d’inconséquences et d’abandons ignorés, inavoués, relégués avec opportunisme aux strates de l’inconscient, une succession d’impensés et d’inactions, l’exact contraire d’une œuvre ? Comment cet homme supporterait-il le jugement que lui inspirerait par exemple la prise de conscience relative d’une seule heure de temps libre passée et gâchée à regarder la télévision s’il pouvait recevoir les scrupules d’une telle passivité et donc de toute autre passivité semblable ? Il faudrait encore multiplier cet exemple par toutes les étapes quotidiennes de son existence où il ne produit rien, ne réalise rien au sens d’individuel, où il se laisse bercer par l’aliénante et inerte influence des coutumes idiotes et des nonchalantes habitudes. Certes, il n’y a plus d’individu, le Contemporain ne se comporte qu’en imitateur et jamais en initiateur, si foncièrement qu’il est devenu incapable de s’en apercevoir, qu’il ne dispose plus de comparaison pour conscientiser sa lacune essentielle, et le traiter d’« individualiste » n’aurait de sens qu’en tant que son « égoïsme » exclurait toute idée d’identité propre et de noyau fécond, mais cet égoïsme selon moi ne constituerait pas un défaut si, tout en pensant à soi, il s’agissait de penser non à son plaisir mais à sa grandeur : cet individualisme-là profiterait certes à tous, car en améliorant l’être il perfectionnerait l’espèce. Mais le goût du confort rend oublieux des regrets et des remords de bon aloi, le Contemporain a besoin de ne pas savoir où commence son devoir pour ne pas considérer par où il manque continuellement à l’accomplir. C’est plus évident et plus indéniable qu’on ne peut croire dès lors qu’on use de la bonne méthode ; cette représentation n’est pas qu’une virtualité littéraire faite pour accuser, pour la concevoir et comprendre l’irréfragabilité de cette réalité, il suffit de s’imaginer une personne qui soudain éprouverait enfin de la douleur, une inhabituelle douleur morale, à s’apercevoir végéter devant des écrans, faute d’exprimer pleinement ses facultés, faute de les exprimer un tant soit peu ; et l’on se demandera aussitôt, si l’on y réfléchit bien, ce qui pourrait, en même temps ou après cet aperçu vertigineux, inspirer à cette personne de la fierté, ce qui par comparaison ou par contraste pourrait la soulever d’une sensation de hauteur et de dignité puisqu’elle se rendrait déjà compte combien cette activité est vaine, et aussitôt on ne voit pas vraiment comment elle pourrait se juger fière de quelque chose d’assimilable à une œuvre, d’une chose qu’elle fait au cours de sa journée, au cours de sa semaine ou de toute l’année, hors des imitations et des excuses, de sorte qu’après ce sentiment plus que subliminal de vacuité générale, comment, ne lui viendrait pas l’angoisse d’un vide plus immense encore et mille fois plus terrible que le gâchis d’une soirée de télévision ? Voilà pourquoi commencer à sentir le trouble d’être un téléspectateur inutile et désœuvré, c’est, par voie de continuité et par associations immédiates, songer bientôt à ce qu’on pourrait faire ou qu’on aurait pu faire de mieux tandis qu’on n’a pas un début d’exemple tiré de sa propre vie d’un acte et d’une direction véritables, c’est, de façon brutale, entrevoir la possibilité d’une alternative mais sans aucun repère, et se savoir vraiment coupable, c’est-à-dire coupable de soi, coupable de faire ça, coupable d’être ça, c’est pour l’homme plonger aussitôt dans la plus affreuse introspection et reconnaître de sa facilité et son croupissement – vision impitoyable, porte d’entrée vers la dépression, engrenage où il faut examiner non seulement ce qu’on fait mais surtout ce qu’on ne fait pas, épreuve très redoutable à la conscience et que, je crois, n’importe qui pressent insurmontable et préfère occulter d’office – demander à quelqu’un, pour vérification, s’il n’a pas eu mieux à faire, tel soir, que de regarder des images. « Par défaut, donc, je n’ai toujours rien à me reprocher, ou alors il faut que ce soient des choses fort étrangères ou minuscules qui ne puissent solidairement effondrer la pyramide de ma bonne estime-de-soi. Ainsi, j’accepte de me reprocher une maladresse si c’est par accident que ma langue a fourché, mais jamais je ne me ferais grief de prononcer sans ambages les proverbes et inepties que je débite presque sans discontinuer et sans réfléchir parce que l’usage m’en est commode et ancré. Autrement dit, il ne faut surtout pas qu’une honte puisse m’empêcher le plaisir habituel de parler sans réfléchir, de faire et d’être sans discontinuer tel que j’en ai l’usage et la commodité : j’ai plus intérêt à me blâmer d’un aphte occasionnel ou d’une élocution handicapée par un “cheveu” congénital ou par quelque autre pathologie, que du défaut constant de mon discours auquel je pourrais remédier, mais péniblement. »

En quoi tout conflit intérieur se dissout et résout essentiellement, quand on n’est rien soi-même, quand on ne consiste qu’en une pièce de foule fidèle à des usages et stylée à des traditions grégaires, par l’inconsidération ou l’oubli automatique de sa faute : on néglige ainsi bienheureusement ce qui relève de la personne quand on n’envisage pas de s’octroyer des attributs personnels. Se saisir d’une responsabilité, pour un être, est un péril qui engage : on progresse ainsi en devenant « l’ennemi » du confort, que représente la culpabilité véritable, on devine alors d’emblée qu’il ne sera plus temps après de reculer, c’est comme un procès qu’on se fait à soi-même, et chacun sait comme les procès impliquent de conséquences longues et délicates…

 

… Il me vient après ça la pensée intempestive que celui parmi les Contemporains qui trouve encore la force d’indiquer des contrariétés notamment par les expressions caractérisées de la vexation est, dans notre monde, précisément la personne la moins préoccupée qui puisse exister : quand on y mesure le dérisoire des fâcheries, leur absence de dimension éthique ou politique, leur peu de gravité, leur légèreté, pour ne pas dire leurs nullité et inconséquence de nos jours, on comprend ces postures comme des substituts de mal dénués de relativisation parce que la personne n’en a pas même la faculté, et lorsqu’on constate que ces poses peuvent durer des heures et des jours, on ne s’attend pas à ce que leur entretien opiniâtre signifie autre chose que : celui qui boude est l’imbécile le plus consommé et le représentant le plus balourd de notre époque. Et en général, l’inconstance des humeurs est un symptôme de superficialité comme inaptitude à s’adapter à de très faibles et dérisoires variations non de pénibilité, mais de confort.

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