Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Henry War
26 mars 2022

Un poète ? Carnaval des poètes

La poésie était autrefois le laboratoire ardu des spécialistes supérieurs du langage, il s’y exprimait un summum littéraire, on y rencontrait des praticiens d’expertise qui rivalisaient de morceaux de bravoure comme des pièces longtemps ciselées et présentées à l’unique concours annuel, elle figurait la quintessence de la contrainte formelle et de la profondeur ; c’était avant qu’elle devienne le lieu de l’épanchement mièvre de qui n’a à bredouiller que son néant banal qu’il enfle et rimaille du préjugé et du proverbe, il ne s’y trouve plus aucune excellence, toute altérité difficultueuse est regardée comme un élitisme, il vaut mieux réaliser un énième tableau de paysage romantique avec pleurs moites et amours pâmées qu’une œuvre originale qu’on jugerait séditieusement antidémocratique – c’est ainsi que s’avance et qu’on vante des Cécile Coulon. Vraiment, on n’imagine pas le mal sinistre et insolent qu’on a infligé à la poésie en plébiscitant l’ordinaire en moyen de thérapie psychiatrique ; c’est, pour le bibliophile même peu connaisseur, une honte et un déshonneur au jugement reculé des siècles, cette façon dont on a abêti ce genre littéraire au rang de chose basse et populaire assigné à son Printemps et à sa Modernité, et qui sert au Contemporain à la purgation des sanies suaves au lieu de la puissante fécondité de l’identité : elle confond, mélange et empêtre la facilité spontanée et convenue avec la vérité diffuse de l’être distinct.

Louis Dumur, qui même en prose n’était pas le moindre des poètes, conspua cet art dans Albert, augurant sans doute ce qu’on lui ferait subir cependant qu’incapable certainement d’en prévoir toute la future abjection : « Mais de la minute fatale où l’avachissement rongeur aura éteint les sources du désir, le vers naîtra sur la pourriture, engendré par la honte de n’être rien et par un dernier besoin de poser devant l’humanité. Le poète est vil par essence, par nature, par définition. Il ne peut ni cultiver le sol, ni augmenter la prospérité publique, ni contribuer au bien, ni museler le mal, ni procréer des enfants à la patrie ; il s’affale dans le plus inutile des métiers, affiche son intime vie comme une grosse femme, trafique de ce que le hommes ont la pudeur de dérober à tous les regards ; il ne connaît que lui, ne voit que lui, ne veut que lui ; son orgueil surpasse encore son insuffisance, et il n’est pas loin de se croire le premier des mortels, pour employer les heures du jour à l’arrangement méthodique et puéril de mots qui ne servent à rien et n’ont d’autre avantage que de présenter le même son. C’est un dégoûté tombé dans l’enfance ; un innocent et un gâteux. La virilité lui fait défaut : impuissant, il n’a pas même le courage de se taire ; il pousse de vagues plaintes qui seraient pitoyables si le ridicule ne les rendait grotesques. » C’est que, du temps de Dumur, les poèmes avaient encore l’obligation de présenter l’avantage des mêmes sons !

Ah ! Quel miasme infect et dérisoire que la dégoulinante pleurnicherie inondant toute la poésie et mêlée d’enthousiasmes si pleutres ! Vulgaire, même affectant la tenue et arborant la pose ! C’est plus que généralement mal agencé au coin d’un personal computer, publié aussitôt sans retouche aux foules trop amicales et incritiques sur quelque réseau social conquis d’avance, une de ces modestes vanités dont notre époque fait toute l’insupportable hypocrisie d’amateurs ; on n’est pas mécontent de sa propre bafouille plate et baveuse, garnie de fautes d’orthographe et parée de maintes licences, on en est d’autant plus fier que cent autres qui l’ont lue pour qu’on les lise prétendent l’avoir pensée et presque qu’ils l’auraient pu rédiger ! Or, comme c’est un compliment, paraît-il, d’être universel ou représentatif, il faut que les écrits deviennent peuple : poésie, c’était trop élevé, subtil et inatteignable : on y a posé sa patte sale et grossière, on s’en est saisi, a galvaudé aussi cela, à force de la maculer on l’a offusquée, les innombrables taches qu’on y laissa par strates grasses empêchèrent qu’on y discernât le fond originel, on en souilla l’idée noble et performante, et l’usage commun, stylé progressivement en norme et jusqu’en référence, est devenu la lapalissade qu’on sait ; le type du poème accompli s’est corrompu en son exact contraire, le stéréotype : manières mondaines, inessentielles, pensées flatteuses, texte quotidien proposé humblement au mépris des audaces longuement mûries et serties (oui, il est bien une franche simplicité qui est dolemment le mépris de toutes délicatesse et distinction : notre si « innocente » modernité, délibérément ou non, insulte de sa nonchalance sue des siècles de perfectionnement, elle crache sur des valeurs réelles pour y substituer son illusion) ; on fit de ce travail sacré la même déchéance que celle des corps qui s’affichèrent laids sans complexe en tous lieux publics, on créa le poème de plage, au ventre parental, rond, flasque et rassurant, le « dad poem », et l’on voulut trouver par cette mascarade que le médiocre recelait la beauté et le talent, ce n’était que cela, après tout, la poésie, détrônée, dépiédestalisée et déposée au devant des amateurs d’art déco : un jouet quelconque de quidam pour foules, imitant les foules et offertes au jugement de la foule.

Foule pas même sentimentale, j’ajoute, car pour qu’il y ait « sentiment », qui est un mot plein, il faut reconnaître en des émois plus que des copies actualisées qu’on appellerait plutôt des réactions : un fond, une profondeur, une teneur ; or, c’est opiniâtrement et fébrilement que le Contemporain quête des similitudes, il tremble de se désolidariser, poète ou lecteur, il aspire surtout à participer à des succès collectifs, dédaignant telle pièce tentante aussitôt qu’une masse extérieure la désapprouve. Ce n’est même pas de la mondanité, c’est de la peur, de la vraie peur en lui de perdre une adhésion et un partage, il lui faut se rapprocher de la convention, faute de disposer d’un contenu propre et donc d’un avis personnel – on n’a plus jamais trouvé depuis longtemps un exemplaire d’homme qui consentît à aimer seul un petit bout de texte, avec des arguments esthétiques plutôt que des caprices d’épate. C’est en quoi on doit contredire la noble idée de sentimentalité appliquée à la foule : une pâmoison affectée et mutique n’a jamais fait un commencement de sentiment sûr. Toutes ces mers, ces roses, ces cascades, ces voyages, ces mères, ont le caractère délavé des images qu’on apprend à aimer par devoir et par apprentissage, et l’on ne devrait point s’enorgueillir de pareilles fadaises où l’esprit véritablement n’entre pas, ni le cœur ! ni le cœur qui vaut mieux que ce qu’on lui attribue, mieux que ces superficialités acquises à force d’insistances, depuis le brutal mystère de abysse jusqu’aux bleues songeries de zéphyr ! On n’investit pas des territoires neufs, on se conforte et vautre dans les mêmes souilles tièdes où l’on se rassure de voir qu’un amour rime encore avec toujours, complaisance inutile au créateur véritable, à l’explorateur des continents profonds, ignoré du monde et dégoûté des hommages qu’on fait aux lisses canoteurs de plats mouillages ! Il n’est pas difficile, à une telle élite du péril d’excellence, de rendre, comme une indigestion, trois fois par jour la bouillie veule de ce qui plaît et retombe, infâme digestat à celui qui ne manque de sens ni de discernement : toute littérature, du moins, devrait se jauger à l’aune de ce qui est plus ou moins aisé à réaliser ; or, c’est de grande évidence que les cercles publiques abondent de ce qu’il ne faut au débutant qu’une heure pour l’écrire, empli d’imageries rebattues, d’émotions superficielles et de bateaux sages et semblables ; rien n’a davantage déchu que la poésie. De mordorée, élevée, parachevée, surprenante et superbe, qu’elle fût fauve ou céleste, elle s’est effondrée dans la plus commune misère morale, dans l’emprunt le plus craintivement unanime, quêtant la sympathie au lieu de fonder de nouvelles colonies mentales pour ouvrir des perspectives de sensibilité et d’esprit. Et puisqu’un art au sein d’une société s’évalue aux vertus de son parangon, c’est probablement vrai que toute la littérature d’un siècle se mesure à l’effort de sa poésie.

Publicité
Publicité
Commentaires
Newsletter
Publicité
Derniers commentaires
Publicité