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Henry War
10 avril 2022

Le dernier homme - Armageddon

L’image d’un homme, supposé dernier au monde, pourtant calme et rationnel, tirant son fusil pour abattre un improbable témoin capable autrement de recommencer, avec d’autres après lui, l’absurde et surestimé gâchis que fut l’humanité sur le fondement si piètre d’une morale-vestige, est de celles propres à m’attendrir, à susciter ma profonde compassion, en m’inspirant un sentiment d’héroïsme superbe. Celui qui, à l’ultime dénouement de l’histoire, au constat de la fin de sa civilisation décadente, tandis que les déchets innombrables jonchent en mousse ou en rouille, comme des fondations de futures collines, le paysage de sa résolue solitude, abdique la justice bassement humaine, la transcende en un devoir suprême, se hausse au rang d’un dieu qui tranche en brave indépendance la Loi que désormais il établit et applique, cet homme m’est infiniment mieux que blâmable de décider que pour l’humanité dégénérée telle qu’elle semble condamnée à demeurer, c’en est bel et bien terminé, et qu’il faut qu’un innocent périsse parce que cet innocent a grandi avec l’esprit coupable d’un homme persistant. Il épaule son fusil sans pitié, et tire sans avertissement.

On sait que l’amour du siècle ne me retient pas : difficile de ne pas être misanthrope où je me situe. La défaillance intrinsèque et générale de tout Contemporain m’est une étude encore incessante en laquelle il importe d’être absolument vérace et sans prévention : je ne le hais pas par principe, je le méprise par le fait ; je n’en suis pas le calomniateur, j’en témoigne ; toute ma mesure est une science, pas du tout une intention.

Je vois sa morale et ses inerties, je constate comme il est en-deçà de lui-même, sombré dans le confort lénifiant et la grégarité qui rassure ; il n’est pas peut-être un seul spécimen qui ne mérite pas la balle pour entériner son néant ; oui, mais ce coup de feu, au sein d’une société, serait un crime, et « nous ne faisons rien qui soit illégal », comme écrivait Malcolm X (c’était, malin Noir, juste après qu’il eut dit : « Cela ne veut pas dire que vous allez […] partir à la chasse au Blanc, encore que vous seriez en droit de le faire – je veux dire : encore que vous auriez de bonnes raisons de le faire ») : il suffit d’attendre que le droit tombe avec la société, ce droit que la société a tant corrompu, pour qu’une morale inaltérée, prioritaire, supérieure, rejaillisse. Le sang repris, pourtant inscrit dans le droit essentiel des hommes, ne figure pas dans les Droits de l’homme ; il n’appartient pas à un seul homme de rétablir cet article contre tous dans les Codes, mais je ne trouve pas illégitime qu’aussitôt les Codes caducs, il le considère et l’intègre comme s’il avait toujours existé. Il y a des actes autrefois illégaux qu’on peut accomplir quand on n’a plus le souci d’appartenir à une société : l’homme social, ce n’est pas l’individu, et l’individu y sacrifie toujours quelque chose pour s’adapter à ce qu’on attend de lui. Je crois que nul n’aurait intérêt, en l’absence de procureurs, d’avocats et de juges en robe et à seule fin de satisfaire aux habitudes, qu’on fît encore semblant d’instruire des procès quand il n’y aurait plus autour de soi que des bâtiments vides et des terres désertées. Le cas de conscience renaîtrait peu à peu, où le Vrai de nouveau se distinguerait contre les usages qu’on avait toujours suivis, et l’on se redemanderait « Que faire ? » au lieu que tout soit édicté par des conventions.

Mon homme, lui, qui s’est cru le dernier au point de le savoir, voit un autre homme qui vit, et il calcule les chances que cette personne nouvelle soit un individu – ça ne lui prend guère de temps. Il songe aussitôt que l’étranger voudra recommencer sur les bases de l’ancien homme, n’ayant pas plus d’imagination pour sa conduite présente que pour le monde d’après, parce que toutes ses pensées sont des copies de traditions et de rites, que c’est plus que certainement une créature stylée – il a renoncé au bénéfice-du-doute depuis longtemps, car c’est justement cette prévention favorable qui a fait de la Terre un silence dévasté.

Sa main saisit la crosse et le canon. Il n’est plus un homme failli : il est l’Homme… et il tue, même si c’est une femme, et peut-être : surtout si c’est une femme.

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