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Henry War
14 mai 2022

L'esprit de vraisemblance

Pour atteindre à des vérités proprement inaccessibles, il est nécessaire de rassembler une grande quantité de connaissances issues de tous domaines et d’en opérer une synthèse, de façon à mesurer ce qui peut ou ne peut pas être, en l’occurrence. Cette compétence, placée souvent sous le signe de l’intuition puisqu’elle n’est pas étayée de preuves directes ni même de preuves au sens propre (car elle ne saurait s’asseoir sur des faits bruts dans la mesure où, bien souvent, c’est justement la dissimulation du fait qui empêche qu’on parvienne à le déceler effectivement et par laquelle le contradicteur en cause espère se tirer d’une faute), procède d’une conscience aiguë et extrêmement logique de ce qui constitue la cohérence d’un système, et elle se construit progressivement, généralement par imprégnation dont le sens échappe à son utilisateur, jusqu’à aboutir à un point d’irréfutabilité qui peut véritablement stupéfier. Nous usons tous d’une telle faculté à quelque degré pour admettre comme établi un fait que nous ne pouvons pas strictement vérifier : elle est universelle et obligatoire, située au fondement de l’inférence et de la déduction, c’est par elle que nous nous méfions de tel nuage parce que l’expérience nous a appris que sa sorte avait tendance à crever en orage. Ce sentiment d’évidence est, bien sûr, souvent réfutable et même faux, parce qu’il s’y mêle maintes partialités que seul un grand recul ainsi qu’un souci d’objectivité, un déjouement méthodique des pièges systémiques de la pensée, acquis au moyen d’une solide science de la statistique, d’une bonne mémoire et d’un désintéressement sans faille, permet plus ou moins relativement de lever.

C’est ainsi que, comme beaucoup d’autres hommes, je sais certaines vérités inédites non pour les avoir vues mais parce que la vraisemblance de leur réalité est telle que je ne puis plus en douter : de cause à conséquence et à force d’analyser le processus en vigueur dans la plupart des particularités autant que dans les généralités d’un « régime », ce m’est devenu un socle sur lequel je fonde des tactiques pour déjouer des mensonges ou annihiler des erreurs. En fait, pour arriver à une certitude si proche de la vérité qu’elle en figure plus qu’un soupçon, un seuil, il n’est pas toujours indispensable de réclamer des preuves : il suffit parfois d’expliquer, à partir des données dont on dispose, la forte improbabilité d’une hypothèse présentée comme un fait, ou bien, dans un conflit, d’embarrasser son opposant par la certitude de disposer de cette preuve, de lui indiquer même, comme c’est plausible, aussi précisément que possible, les éléments dont on pourrait avoir connaissance, jusqu’à ce qu’il se taise de honte faute d’oser affirmer que vous mentez, audace qui, peut-être, se retournerait contre lui à l’exposition de la preuve que vous prétendez posséder, dont il ignore votre détention : on démontre alors facilement que ce silence constitue un aveu, selon toutes les lois humaines de la psychologie.

C’est de cette compétence, que j’appellerai : « esprit de vraisemblance », que je tire des affirmations sur le Contemporain ou sur le dirigeant qui n’est, après tout, en république, qu’un citoyen parvenu à quelque point d’ambition et de déconnexion ; c’est notamment grâce à lui que je ne présume jamais de la compétence d’un professionnel, ou que je réfute toute idée, au pouvoir français, de complot assumé et qui serait d’une dureté et d’une assomption trop viriles pour les êtres qu’on connaît et qui rappellent par tant d’indices combien ils ont toujours besoin d’une bonne-conscience. Souvent, comme je n’aventure d’allégations que si leur probabilité est élevée, des lecteurs ou des auditeurs me répondent, étonnés : « Comment savez-vous cela ? Moi qui travaille depuis des années dans tel secteur, je n’ai appris l’information que récemment ! », et ils ne se rendent pas compte qu’un faisceau de signes tangibles indiquait cette vérité comme certaine, pour autant qu’on y songeait longuement. Pour ne donner qu’un exemple, si demain (cet article est écrit le 09 août 2021) vous êtes mis en confrontation avec M. Véran, une façon de le troubler consisterait à lui parler de la circulaire émise le mois dernier sur les boîtes mail des principaux chefs de service de la fonction hospitalière, et de lui demander quel besoin il a, s’il est si sûr de sa science et de ses statistiques, lui et son ministère, de rappeler ainsi les devoirs de loyauté de ses agents ainsi que les sanctions que l’autorité peut prendre contre eux en cas de désobéissance ou de déclaration incontrôlée. Avec un peu de pénétration, sans même l’avoir lu, vous pourrez aussi citer la tournure approximative de ce message. Vous ne détenez certes nulle preuve de l’existence de la circulaire, mais elle est si absolument logique, elle ne fait tellement aucun doute tant elle tombe au milieu d’une cohérence d’ensemble, que vous pouvez la tenir comme un fait acquis et fonder le principe d’une révélation là-dessus comme si vous pouviez présenter ce document sans tarder, et pour une raison simple et non orientée, c’est que, quel que soit votre positionnement politique, à la place de nos dirigeants et tout particulièrement en se mettant du point de vue de leur mentalité autoritaire et procédurière, si déprise d’idéal abstrait, chacun en ferait autant. Il ne s’agit d’ailleurs pas de se servir de l’esprit de vraisemblance à seule fin d’accuser et de déceler le mal de vos adversaires, mais, comme je l’ai dit, on peut aussi l’utiliser pour admettre ses innocences, et par exemple que si M. Véran assume volontiers un mensonge qu’il l’estime « utile au bien public », il est incapable d’agir par pure malveillance ou dans l’intention d’une oppression volontaire, je veux dire dans le projet conscient de quelque méchanceté ou d’un crime : cette hypothèse ne rencontrerait chez lui pas plus de probabilité en termes de psychologie.

C’est cet esprit de vraisemblance entretenu en soi, pouvant s’exprimer par l’affirmative comme par la négative face à un soupçon, qui me fait trouver parfois, dès le premier examen, qu’une théorie est nulle et procède d’une méconnaissance plus ou moins partielle de la nature humaine : je perçois les malentendus, j’entends la faute logique comme une opération dont on n’effectue pas les parenthèses en premier, et je devine la subjectivité derrière l’incongruité qui présente aussitôt pour moi le caractère de l’absurde. Je ne nie pas que, dans certaines conditions rares, un objet qu’on lance peut ne pas retomber au sol, mais la façon dont certains détracteurs tirent toujours profit de cette hypothèse justement contre les milieux qui leur sont a priori les plus défavorables, voilà qui éveille évidemment un juste scepticisme : nous savons tous que les êtres démoniaques n’existent que par surprenantes exceptions, mais ceux qui prétendent les confondre ne manquent jamais de les reconnaître parmi ceux qui figurent au parti qui leur est exactement opposé !

C’est bien souvent qu’en appliquant minutieusement son esprit à inférer une cause ou à déduire une conséquence, on parvienne à quelque résultat, si l’on dispose de ce sens statistique sans y mêler de préjugés ou d’éléments de partialité ; seulement, cet effort est rare, on préfère se saisir des premières hypothèses qu’on entend et qui nous semblent opportunes, et, lancé dans cette direction, on ne prend plus de distance, on cesse sur-le-champ de réfléchir par soi-même, on préfère entraîner son imagination dans cette humeur vindicative et cathartique que procure la consolidation opiniâtre d’un doute : la moindre piste qu’on vous renifle est bonne, il faut la suivre non par sentiment du juste, mais par goût de la curée. C’est un mal immense que notre société ne produise plus des identités mais des machines à répéter des humeurs et des rumeurs : quand l’exceptionnel individu cherche des vérités fines, le plus souvent il ne tombe que sur de grossières inventions qui ne sont pas même crédibles et sur lesquelles un imbécile a cru, parce qu’il fut le premier à l’émettre, devoir miser toute sa personne et établir sa popularité sans par la suite pouvoir s’en démettre, à dessein, conscient ou non, de garantir publiquement sa fiabilité. À force, les gens eux-mêmes finissent par ne plus croire qu’en la preuve, à y faire reposer toute vérité, et à négliger tout ce qui logiquement amène presque irréfutablement à la preuve sans en être, parce qu’ils sont devenus inaptes à concevoir qu’on puisse la deviner sans en disposer, ils craignent qu’une escroquerie ou qu’une foncière argutie réside dans le fait de présenter comme véritable le fruit d’une argumentation dont ils sont incapables eux-mêmes, dès lors il suffit de dissimuler la preuve pour que le fait incriminé selon lui n’ait jamais existé. Nous vivons une époque où le fait est nécessairement pour chacun chose vulgaire, où tout ce qui est spirituel est décrédibilisé. Un savant métaphysique, au même titre qu’un astronome qui renseignerait sur la position d’un astre au moyen des phénomènes que sa présence occasionne, n’a aucune chance de convaincre dans notre civilisation, et c’est pourquoi notre siècle ne comporte plus nul sage écouté et respecté : sa science ne serait pas seulement admise davantage que comme une espèce de religion ou de foi ; et l’homme des abstractions, des concepts ou des extrapolations comme le spécialiste de physique quantique ou même à vrai dire n’importe quel spécialiste, est un être socialement à part, hors de toute discussion et dont on se méfie comme d’un fanatique. L’esprit de vraisemblance, pour le Contemporain, ne veut rien dire : il ne lui faut que des faits visibles à ne surtout pas élaborer ni déduire par intellection, et même parfois, tant il lui faut du concret, il se peut fort que ce qu’une caméra montre ne lui paraisse pas mieux réel, pour la raison qu’il n’était pas au lieu où le fait s’est produit. En somme, il n’y a plus assez de gage de la vérité, où le réel même n’est pas vrai peut-être ; mieux vaut s’enfermer toute sa vie dans la pensée qu’on ne se fiera qu’à son univers intérieur ; c’est ce que j’appellerais : « la surenchère du monde », c’est-à-dire la négation même de toute preuve par excès d’une volonté de preuve qui ne passerait absolument pas par l’esprit, ce qui n’existe point.

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