Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Henry War
27 mai 2022

Le bas fond du voyage

J’ignore combien de temps durera encore la mode des voyages dans sa si superficielle forme de la seconde moitié du XXe siècle, mode qu’une jeunesse a un peu renouvelée sous de nouveaux prétextes et des variantes plus flatteuses, mais où il ne s’agit jamais véritablement de s’intégrer à une société préexistante dans le lieu qu’on rencontre notamment par son travail et sa nécessité ; pourtant, je prédis sans mal que ceux qui la sollicitent aujourd’hui la déjugeront bientôt comme contraire au progrès, comme nuisible et vaine, comme immorale, notamment sitôt qu’ils n’auront plus les moyens de telles dilapidations et qu’ils auront à s’en consoler par le dédain.

Après avoir exacerbé le rêve luxurieux de l’Ailleurs dont on s’enrichit et qui transfigure, ceux qui sont déjà si peu aptes à savoir qui ils sont et si peu soucieux de se bâtir une identité se figurent s’être « enrichis » au contact de gens également médiocres et divertis, gens qui ne sont que des décors apparemment exotiques, gens qui ne constituent pour le visiteur que de plus ou moins grands contrastes profitables, et, de retour chez eux, avec ces souvenirs commerciaux et soigneusement convertis en symboles et en écrans, ils repartent vers d’autres lunes non moins stéréotypées qui constitueront leur nouvelle promesse de sublimation, leur prochain objectif de déplacement hors d’eux-mêmes, en fait le prolongement futur de leur actuelle évanescence – le Métaverse peut-être.

L’ennui, l’ennui pas même profond ni fort en désespoir, l’ennui irréfléchi qui ne cherche qu’à combler son vide, l’ennui creux exacerbé par l’argent-de-côté, point l’ennui métaphysique d’anarchiste désespéré qui taille dans les veines fertiles de son inexistence pour forger un autre conséquent départ, peut, seul, continuer de nourrir de pareilles sornettes. C’est un ennui qui ne s’ébroue pas de voyage, un ennui qui n’abandonne jamais ses sales puces, un ennui dont le vide ne se remplit pas en cheminant, un ennui qui persiste en son néant et s’entretient plutôt comme le trou noir de tout ce qu’il avale dans l’illusion toujours renforcée d’une activité, un ennui qui est de la nature même de ce voyage qu’ils plébiscitent, c’est-à-dire une fuite.

On quitte sa demeure pendant ses congés – comprendre « demeure » par : « soi-même ». Dès qu’on a l’occasion d’être en-dehors de ses obligations, on prend sa vacance – comprendre « vacance » par : « artifice par quoi on se remplace ».

« Nous avons, clament-ils un peu haut, trop ostentatoirement, et fébrilement, craignant peut-être, en loin, l’inutile dépense, nous avons passé un mois en Amérique du Sud ; nous en revenons avec la mémoire pleine pour toute notre vie. » Et, à sonder cette fabuleuse mémoire, combien d’apparat on trouve qu’ils ont collectionné en pitoyable sélection, clichés d’époque et de génération, imagerie où ils ont uniquement tourné leurs regards, n’ayant observé que ce qu’ils espéraient rencontrer, comme s’ils avaient décidé, avant même de partir, de se souvenir de puérilités et d’artifices, au point qu’ils n’avaient pas du tout besoin de quitter leur pays, leur région ou leur domicile, pour s’amouracher de ce qui était déjà dans leur imagination si faible.

C’est, sans fin perpétués des vantardises et des consolations, le même souhait et la même prétention : que la révolution intérieure vienne de l’extérieur, et que l’insignifiance des images fabriquées plaquées semi-étrangères ait réellement imposé son bouleversement et sa marque – confondre le reflet et l’empreinte. Les paresses, pourtant, se poursuivent : on attend partout, le voyage est une patience, un simulacre d’effort, tout au mieux une parenthèse d’action agréable et provisoire, une temporaire compensation : les couleurs défilent sans provocation, tout cela se recopie mal et n’imprime rien d’artiste aux tréfonds.

Le meilleur remède au désir de voyage, c’est l’œuvre : donnez-vous de la peine, édifiez-vous sans cesse, élaborez votre propre univers pittoresque, créez donc en vous cette authentique étrangeté que vous quêtez vainement au-dehors ; vous serez pareillement chez vous partout où vous irez, mais votre logis sera mieux bâti, plus solide, vous le respecterez mieux et ne serez pas tant tenté de le fuir ; surtout, vous aurez, dans cette maison, foin des miroirs factices, bien davantage de fenêtres d’où vous pourrez faire entrer toute la réelle, pure et profonde lumière du monde.

Publicité
Publicité
Commentaires
A
Mon plaisir est encore d’accompagner le ruisseau, de marcher le long des berges, dans le bon sens, dans le sens de l’eau qui coule, de l’eau qui mène la vie ailleurs, au village voisin. Mon « ailleurs » ne va pas plus loin... Mais un pays natal est au moins une étendue qu’une matière ; c’est un granit ou une terre, un vent ou une sécheresse, une eau ou une lumière. C’est en lui que nous matérialisons nos rêveries ; c’est par lui que notre rêve prend sa juste substance ; c’est à lui que nous demandons notre couleur fondamentale. En rêvant près de la rivière, j’ai voué mon imagination à l’eau, à l’eau verte et claire, à l’eau qui verdit les prés. Je ne puis m’asseoir près d’un ruisseau sans tomber dans une rêverie profonde, sans revoir mon bonheur…Il n’est pas nécessaire que ce soit le ruisseau de chez nous, l’eau de chez nous. L’eau anonyme sait tous mes secrets. Le même souvenir sort de toutes les fontaines. <br /> <br /> <br /> <br /> Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves
Répondre
Newsletter
Publicité
Derniers commentaires
Publicité