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Henry War
1 juin 2022

La littérature est un (double) travail

La littérature est un travail : toujours commencer par cela pour se former une idée noble de ce qu’est un vrai livre, c’est un point d’ancrage et une boussole fiable, un fondement moral et sûr, un repère irrécusable. C’est même un travail double : d’abord l’auteur compose, élabore, parachève ; c’est un effort et une peine, ni le rire ni le jeu ne sont de ce labeur. S’il n’éprouve rien de cet ordre, s’il trouve largement plaisir à écrire, alors ce qu’il fait n’est pas une œuvre, c’est un amusement, il pourrait tout aussi bien jouer aux cartes ou badiner d’autre manière. On n’a jamais connu une littérature véritable qui fût le fruit d’un délassement, c’est un fait absolu et sans faille. Écrire à peu près comme on parle, ce n’est pas réaliser de l’art mais un verbatim, c’est au mieux le métier d’un greffier. On distingue l’antipode d’un livre quand on commence à sentir que l’auteur a aimé l’écrire.

Le lecteur d’un vrai livre lui aussi fournit un effort, autrement ce qu’il fait n’est pas lire : comme il reçoit une œuvre qui n’est pas un épanchement spontané mais un perfectionnement de forme et de fond, c’est nécessairement qu’il apprend comme on exprime les émotions avec finesse, qu’il découvre des vérités pertinentes sur le monde. Il ne se contente pas alors de suivre une histoire ou un raisonnement : il les soupèse à l’aune de l’effet ou du vrai, et, les distinguant selon leur habileté, il juge à chaque page l’efficacité d’une œuvre ; c’est pourquoi tout lecteur de vrai livre est aussi un critique. Mais celui qui s’abandonne veulement à des mots pour mieux se détourner de penser, celui-là ne mérite que les mauvais auteurs qu’il appelle avec leurs livres faux.

En-dehors de cela, pas de littérature, rien d’artiste : n’importe quel enfant peut lire un livre pour enfants. Notre époque, ainsi puérile, se complaît à susciter des « professionnels » – des éditeurs surtout – qui, pour la flatter, prétendent s’adresser à des adultes et lui prodiguer des « œuvres » rédigées en quelques semaines et sans minutie : faits avec négligence, ils seront lus avec oubli. Ce marché et son habitude largement instaurés en convention rendent le vrai livre un pensum pour le peuple, à la façon dont il n’existe presque plus que des « blockbusters » au cinéma. Nos références « patrimoniales » sont des ruines éteintes sans rapport avec notre siècle, il n’y a plus que les étudiants et les spécialistes pour les consulter comme des archéologues. Le Contemporain, par longue paresse et par désir d’accéder tout de suite à ce qui, à telle condition de facilité, ne peut-être que succédané de livre, a tué la valeur du livre en s’abstenant résolument de l’Effort ; une société du divertissement ne peut jamais atteindre à l’art, elle n’en a pas envie, il lui faut manger son pop-corn en paissant devant des images faites pour être traversées. On ne rencontre plus personne qui a conservé l’usage et l’ambition d’intérioriser de l’art, de vouloir l’assimiler à sa propre matière, de s’en enrichir par adhésion ou même par rejet, d’en interroger l’opportunité et les vertus, de se l’approprier et de l’admirer – admirer suppose toujours une manière de raisonnement de sélection –, on n’en reçoit plus que des superficialités d’intrigue et de répliques, c’est suffisant pour l’esprit ordinaire qui n’a plus ni souhait ni faculté d’aller plus loin que cette sorte d’immédiateté étourdissante et aliénante. Aujourd’hui, un critique d’art est perçu comme un expert plus ou moins pédant ou grincheux ; nul n’est plus en état intellectuel de s’apercevoir que l’esprit de ce critique est précisément la forme que devrait prendre l’esprit de chacun s’il était un vrai lecteur. Mon propos pourrait se résumer à ceci que, tangiblement, auteur et lecteur de vrais livres ont une chose en commun : le recours à un dictionnaire.

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