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Henry War
11 juin 2022

Le salon des Maîtres

Si seulement il pouvait exister une obscure assemblée d’artistes d’élite, précautionneux, préoccupés, réunis d’intelligence sous une semblable conception d’excellence et d’absolu, et que mutuellement pousserait au respect non le succès qui ne dépend plus que de circonstances, mais l’indéniée qualité de leur œuvre ! Ces êtres, parce qu’ils aspireraient aux idées élaborées et hautes, désireraient converser ensemble des sujets chers et délicats à leurs esprits soigneux et travaillés, parleraient de leurs découvertes, feraient l’essai de suppositions révolutionnantes et fondatrices, comme dans les cénacles de physiciens géniaux d’il y a cent ans, et écouteraient leurs propositions exposées en hypothèses et théorèmes dont ils examineraient la réfragabilité objective. Ce ne seraient point là, enfin, des rivaux d’épate ou de commerce, mais ces penseurs s’empêcheraient de déchoir au contact de la populeuse misère intellectuelle de leur époque, et cet antre subtil serait leur refuge et leur laboratoire, un endroit dont s’excluraient de lui-même le complaisant et le vulgaire. Là, on fonderait pour les postérités non de vantardes déclarations, pompeuses et alambiquées pour l’impressionnante verbosité du pédant universitaire, mais les réalités les plus essentielles, à la fois les plus pratiques et les plus idéales du monde actuel et de la beauté qu’on n’a pas encore vue faute d’éclaireur et d’explorateur suffisamment avisé pour percevoir et pour distinguer. On entrerait en ce salon sans affectation – on se délesterait des poses, ici tant disparates, dès le seuil –, prêt seulement au sérieux vertige, au bouleversement scientifique, à l’alchimie de l’exactitude. Ce groupuscule truculent et profond provoquerait l’illumination, la révélation, la quintessence et la pureté. On ignore, on ne peut imaginer, quelle généalogie ce serait, quelle fertilité en les entrailles du vrai travail fécond, quelles besogneuses aruspicines pour franchir les portes recelées de l’intellection ! On trouverait là des bannis de la banalité, des parias de la norme, hommes que leurs pensées amorales ont soulevés hors du siècle malgré eux, et qui, peu à peu, se sentiraient encouragés de s’exprimer, après leurs innocents malheurs, comme devins-mathématiciens, en simplicités de forgerons d’univers, dans le goût à la fois orgueilleux et humble d’incommensurables perfectionnements. Les « laids » Féaux, ces crapauds divins, démiurges du doute et sacrilèges de la nullificatrice exposition contemporaine, chanteraient équationnément les coassements de leurs formules tabou, et ainsi les dimensions du temps et de l’espace en seraient progressivement modifiées, comme en certaines focales imprévues on rencontre un sens distendu. Il y faudrait un hôte pour installer ce caravansérail, au même titre qu’un étang, nécessaire à reposer lentement ses visiteurs amphibies, appartient toujours à quelque original paysan qui ne se soucie point de rentabiliser sa terre. On viendrait, sans horaire ni date, sans durée, chez ce riche en temps, chez ce généreux en accueil, ce bon en patience, retiré des affaires et désintéressé de tout ce qui n’est qu’intérêt séculier, ultime mécène offrant du génie en partage, et l’on trouverait là, sans que ce fût pourtant un entier hasard, un ou plusieurs êtres remarquables, très fatigués ou très vifs, étonnants et neufs, qui tiendraient leur silence pensif ou leur fougue locutoire sous les odeurs de vieille pierre et les lumières tamisées d’une salle, petite ou grande, d’intemporalité étonnante et d’attendrissante usure. Ce serait toujours, au gré de l’honorable artiste, tant un repos pour l’âme qu’un ressourcement pour l’esprit. Il n’y aurait, en cette demeure-temple, que des êtres d’une troublante beauté, en dépit de bosses, de coups, de supplices du monde bas qui griffe et insulte et ostracise, en dépit des tiraillements de chaînes et des cicatrices de communautés. On respirerait la grandeur vénérable comme aux anciennes forêts où les troncs continuent d’exhaler des fragrances antédiluviennes, parmi d’étranges variétés d’écorces et de murmures. On y oublierait la feinte qui, là, ferait un écho discordant, au même titre qu’en la nuit on alentit le pas plutôt qu’on ne fanfaronne. L’hôte serait le veilleur et l’ordonnateur de cette chambre fatidique et funèbre, où reposeraient ombres ou feux. On en partirait ravivé de couleurs tentables, imprégné à zéro du seul bain véridique de l’art, lavé des miasmes stériles et confondants hérités de ces aplats insignifiants et collants, désespérants, déboussolants, qu’on nomme « progrès » et « époque », tranquillisé même de ces éblouissantes torpeurs, comme après le rêve, l’étuve, l’apostolat ou l’ordalie. Un grand choc de vérité vous frapperait après cela, réapprêtant vos facultés et vos idées aux forces invisibles et nutritives du vrai univers, à la source de la réalité de l’intelligence et des sens, réorientant vos volontés, rétablissant vos vertus. Et l’on serait heureux, tout au fond, de savoir qu’il est un lieu, quelque part et connu, où l’on accepte de mourir ensemble, puisque c’est pour avoir tant de fois – ressuscité.

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