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Henry War
15 juillet 2022

Les nuits chaudes du Cap français, Hugues Rebell, 1902

Les nuits chaudes du Cap français

J’ai senti comme une langueur étrange, une sorte de fatigue précipitée, d’épuisement fébrile, presque une lassitude de rédacteur, dans la composition de ce roman donnant l’impression d’une hâte inquiète et ténue, d’urgence en sourdine à boucler de la page. Ce récit à l’objectif indistinct tendrait à établir une atmosphère typiquement coloniale avec esclaves primitifs et vicieux, et ambitionnerait d’induire de l’érotisme par touches brèves, sans renoncer à peindre des mœurs de la fin du XVIIIe siècle. Il réalise une histoire à gros mouvements dont le style seul est passable, consistant en rigueur et en aisance, mais le reste m’a paru d’une notable superficialité, notamment les ressorts de l’intrigue à laquelle on ne sent pas tenu de croire, ce qui est toujours de quelque inconvénient quand on lit pour d’autre raison que pour passer le temps. Le dépaysement même, peut-être factice, ne vaut pas, selon moi, l’inutilité de l’ouvrage qui s’oublie presque déjà en cours de lecture, comme ces romans dont on devine tôt qu’il ne sert à rien d’en retenir les péripéties parce qu’elles ne s’anticipent pas par des voies élaborées et logiques. Les personnages également sont excessifs, faussement humains, fabriqués pour susciter des compassions grosses, de sorte que bientôt on ne les examine plus comme vraisemblables, et l’on doit concéder ainsi à la suite quantité de phénomènes fictifs et de procédés narratifs qui ne visent qu’à transmettre des émotions fortes à condition de ne les pas questionner avec sens et réalisme. Le meilleur que je garde de cette œuvre consiste en une sensation de sombreurs et d’odeurs fauves, d’humidité lourde et de préciosité en décadence, comme le reliquat d’un parfum cher mûri longtemps sur une peau transpirante, et c’est encore un compliment excessif que ce signalement pittoresque qui nie ellipses et précipitations, toutes inconséquences par quoi un auteur indique ses négligences et sa distraction, et qu’il n’écrit là en somme que pour un projet contingent.

Je déplore surtout la construction volontairement « populaire » du livre, sa manifeste facilité où l’on suscite chez le lectorat vaste des réflexes de plaisir accessible et bas, l’absence d’innovation et de profondeur, le goût des adhésions prochaines, la superficialité des images suscitées, l’impression plutôt que l’immersion, toute la façon de susciter immédiatement sans impliquer d’empreinte durable sur l’esprit. Je crois notamment qu’un auteur capable de formuler ses phrases comme Rebell est aussi logiquement apte à bâtir de solides et bonnes intrigues en y prenant le temps, qu’ainsi il a abandonné dans la préparation de ce récit plus d’inconséquence et de précipitation qu’il n’était digne pour une telle plume. C’est surtout une écriture qui, faute de réflexion dense sur la nature et la transmission de fantasmes, échoue dans son ingrédient érotique : les scènes sexuelles y sont elliptiques, imprécises et superficielles, elles seraient même encore prudes si elles avaient été pensées avec soin et détaillées, mais comme toutes sont déjà terminées en une page, c’est à peine si l’on peut dire qu’il s’agit d’un travail sur le désir et le plaisir, et je me demande bien comment Caraïbéditions, qui suggère davantage avec la couverture qu’avec le contenu du livre, peut estimer l’intensité de son émoi à deux sur trois (entre les mentions « Coquin », « Érotique », et « Porno ») – suis donc forcé de supposer qu’un roman de catégorie « Coquin » use quelquefois du mot « peau » et évoque un baiser sans la langue (« Porno », autrement). La dimension sensuelle est même si insatisfaisante qu’on passe son temps à se dire avec perplexité que la scène mort-née qu’on vient d’achever ne peut justifier un tel classement, et ainsi que le récit doit se rattraper par quantité d’orgies délicieuses et immondes probablement situées à la fin – en vain. Cela donne, pour exemple au hasard : « « Vois donc si les blanches ont des nênets comme ceux-ci ! » Elle ouvrait sa chemise et montrait ses seins, larges et rigides, puis, comme il avançait les lèvres, elle évita son baiser en riant. Elle n’avait plus envie de partir. Vite elle laissa couler candale et jupe ; vite la toile fine dont elle était enveloppée se roula, se froissa autour de ses épaules et de ses hanches, tomba à ses pieds, et elle apparut comme une idole de bronze. Un instant, elle jouit de l’admiration de Dubousquens qui devant cette superbe nudité avait abandonné ses airs d’orgueil et d’insouciance, et l’attirait, la bouche avide, les yeux brillants ; mais bientôt l’idole s’anima ; le corps s’échappait, se lançait en des jeux sveltes et gracieux. Dubousquens tendait les mains, ou les fermait sur le vide, il ne pouvait la saisir ; Zinga courait par la chambre, se glissait derrière les meubles, les jetait au-devant de lui avec des rires gutturaux pareils au cancanage des jeunes aras. Et ses bonds, ses détours, ses glissades, semblaient n’être qu’une malice voluptueuse pour projeter, faire saillir davantage les magnificences du sexe, que la gracilité de son buste rendait plus apparentes : cette croupe vaste qui se tendait menaçante et narquoise, ces seins énormes qui semblaient écraser la poitrine. Enfin, il l’étreignit, mais comme pour assurer sa défaite. Il l’avait prise à bras le corps sur le canapé, et elle semblait lutter avec lui, le fouler sous son ventre en rut, dans l’effort et sous la saccade de ses fesses majestueuses. « Quelle impudicité révoltante » dis-je au docteur. » (pages 136-137) Il est inutile de poursuivre la citation, les amants n’iront pas plus loin, c’est là apparemment tout ce qui suffit pour combler le lecteur à plus de la moitié du livre, lecteur certainement inexpérimenté et chaste, seulement avide de petits frissons et de rougissements courts, et c’est d’ailleurs l’une des trois plus longues scènes érotiques du livre. On trouvera peut-être que ce n’est encore pas si mal pour un 1902 : quel sinistre contentement ! je ne me suis jamais fait à de tels prétextes : les mœurs ? Les sensibilités bourgeoises ? Le délit d’outrage ? Mais oblige-t-on des auteurs à écrire sur la sexualité si c’est pour s’arrêter avant d’en avoir raconté le commencement du vrai ? Plutôt se taire ou parler d’autre chose que d’affecter la capacité ! Et Baudelaire qui, cinquante ans plus tôt, avait déjà publié son célèbre et sulfureux recueil, sans parler de Sade et des nombreux « décadents » qui abondèrent la fin du XIXe siècle de toutes sortes de sensualités sophistiquées et d’indécences insolites. Le malheur de ma lecture déçue vient sans doute de ce que j’ai trop d’ambition pour la littérature érotique, que je ne l’estime pas un genre de relégation pour la seule distraction du peuple en grand mal d’excitations instantanées, et que j’admets qu’il est possible d’apprendre beaucoup des attraits et des effets sexuels à partir de la fiction – après tout, un fantasme est d’abord une imagination avant de se concrétiser en tentatives et en pratiques. Un livre troublant et profond pourrait ainsi aisément donner des idées non seulement de sensations méticuleuses mais de réalisations expertisées – en l’occurrence, femmes, je ne sais s’il est bien stimulant que vous couriez nue à travers la pièce pour vous faire attraper : c’est qu’à vrai dire, sauf à vivre dans un château aux salles vastes, une telle poursuite ne saurait se prolonger, je pense, au-delà d’une trentaine de secondes, ce qui confère bien de l’absurde et du ridicule à l’entreprise et au récit, on doit le reconnaître. C’est en général le défaut de toutes les suggestions du roman : on ne les visualise pas, ni Rebell non plus ; ou alors qu’on m’explique dans l’extrait non pas même comment Zinga parvient à fuir parmi et avec les meubles (c’est bien de la figure, tout ça, c’est déjà purement décoratif, une vision abstraite d’échappatoire et de brutalité parce que des objets tombent, très flou et pas appréhensible par une pensée qui voudrait réellement s’appliquer à visualiser), mais comment la femme noire à la « croupe vaste » et aux « seins énormes » (ce n’est pas moi qui l’invente) peut ainsi entretenir des jeux « sveltes et gracieux » et disposer d’un buste « gracile » ?

Enfin, c’est manqué, voilà tout : je m’étais promis de ne pas en dire grand-chose dès lors que pérorer reviendrait artificiellement à en chercher des subtilités qui ne s’y trouvent pas, et c’est déjà plus de mille mots. Reste que c’est pour moi un lamentable écueil que la plupart de cette littérature dite « érotique » qu’on voit fleurir partout, volubilement entretenue, qui est sans couleur et sans odeur, qui ne correspond à presque rien en l’homme et en la femme, fleurs pastel de papier-crépon, imageries pseudo-audacieuses comme tirées d’un univers alternatif, représentations figées en « gris » passable ou passé mais ni noir ni blanc, tout en mesures acceptables et généralistes, qui entretient des mœurs sans en offrir de nouvelles plus éclatantes ou plus affolantes, qui réalise le paradoxe d’une subversion conservatrice, aguichages foncièrement puritains pour Contemporains craintifs, ne proposant que des nuances dans le respect des bornes de la norme, ne relevant aucune des vérités sensuelles et haletantes situées au cœur même de la sexualité, sans vertige, sans anatomie, comme déconnectée, et s’efforçant surtout, suivant telle consigne éditoriale j’espère, de ne heurter personne, d’accompagner des fadeurs distanciées et pâles plutôt que d’innover des expériences crues et fauves comme la moiteur envoûtante du sexe lui-même, et de complaire ainsi à des opinions plutôt que d’explorer des entrailles, ce qui est à l’encontre d’une littérature vraie visant à fondre la toile du récit avec la substance même du réel – mais existe-t-il encore un lecteur pour vouloir opérer ce mélange en lui-même et pour ramasser en lui le matériau florissant d’un livre ? Je n’ai pas feuilleté par exemple un ouvrage érotique récent qui fût matérialiste ou psychologique, soucieux de vérité prosaïque, poétique ou mentale, et ce que j’ai pu lire de plus exact, soigné et excitant en la matière, consiste en planches anatomiques, en descriptions médicales et en recueils statistiques comme le rapport Hite. Quelle pauvreté d’une époque qui, censée être libérée des carcans de la morale publique, a cessé de produire des auteurs qui parlent de nous impudiquement !… pour la raison, certes, qu’il n’existe plus de Contemporain c’est-à-dire qui ne soit pas un être falot et vide, content de l’effacement qu’on lui propose en le dépaysant hors de lui-même et qui représente ses ambitions les plus hautes, à savoir : se sentir toujours au faîte de sa propre humeur relativiste. Et ainsi se fabriquent par séries nombre de livres sans écho, sans lubricité ni sécrétions, sans suggestions pour ne pas humilier en donnant à découvrir une culture qui ne serait point seulement divertissement, sans trouvaille que des variations. Et même le sexe fut abâtardi par la passivité, sexe imaginaire autant que sexe réel, à ce que je crains, puisqu’aucune des nullités mentionnées dans ces livres ne scandalise le lecteur présent : c’est la même tranquillité monotone au lit et entre les pages, la même impassibilité foncière, le même ennui veule qui aguiche mollement. Ce Français décidément n’a plus rien à apprendre, il ne peut plus s’édifier de rien, il ne reconnaît même plus ce qui lui enseigne à vivre : il a déjà sa vie toute faite, il préfère que les arts y adhèrent, c’est toujours ce qu’il achète : les œuvres qui parlent de son néant. Un ennui tout nouveau accueille l’humanité du confort : nouveau car si c’est un ennui dont d’autres ont déjà parlé avant cette époque, c’est peut-être, pour la première fois, un ennui pleinement satisfait, l’ennui sis dans une routine qu’on craint de perdre parce que cet ennui a au moins le mérite des sentiments prévisibles, et passifs, placidement normaux, et, ainsi, qui rassurent.

 

À suivre : Revue « L’Ampoule » n°11.

 

***

 

« À la lueur tremblotante des lanternes, les coiffures énormes et légères, les bonnets de tulle et de mousseline, les jupes de serge claire, les cercles dorés des oreilles et les colliers de rassade, au-dessus et parmi cette armée immense de têtes crépues et de corps bronzés, flottaient comme des papillons de nuit, des insectes brillants, des libellules et des fleurs d’eau sur un sombre marécage. La fange humaine augmentait toujours ; derrière elle, les hautes montagnes semblaient la vomir avec sérénité ; elle exhalait une odeur lourde et laineuse, de fourrure chaude, de linge humide, de peau en sueur et d’haleines corrompues, elle répandait une rumeur confuse, sorte de lamentation courte, de refrain sans cesse repris, que brisaient parfois un zézaiement de créole ou des cris gutturaux d’Africains. Tout à coup, la lune se dégagea des nuages, enveloppa cette tourbe de sa vapeur lumineuse, fit jaillir des ténèbres mille faces soûles et féroces, révéla des centaines de couples en folie, accouplements horribles où les dents, les ongles s’enfoncent dans la chair, où l’étreinte et le baiser ressemblent à des égorgements. » (pages 198-199)

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