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Henry War
1 août 2022

Conseils à l'enfant-soi

On devrait toujours écrire pour l’enfance de soi, pour le soi qu’on était avant de connaître, pour celui qui ne savait pas ce que je rédige aujourd’hui et qui aurait aimé alors en apprendre plus et plus vite : c’est la façon de s’assurer qu’un écrit est vraiment haut et sert, pour autant qu’on estime que le monde contient encore de ces enfants capables d’édification et curieux de découvertes qui, semblables à ce soi ancien, ne sont pas stylés à la confortable monotonie de l’obtusion. On mesure alors, quand en écrivant on détermine ce lecteur et cet objectif, quand on ne présume pas son ancienne naïveté ni ne se figure qu’on était plus bas à seul dessein, conscient ou non, de se flatter plus haut (la plupart des gens, en réalité, ne sont que des enfants au corps vieilli, et la seule chose qu’ils ont appris c’est à revêtir des masques, c’est-à-dire à devenir consensuels et hypocrites, faux et inauthentiques), combien on a changé, combien on s’est perfectionné, combien les idées et le style ne sont plus ceux d’autrefois, ce qui ne devrait pas étonner compte tenu de la différence des expériences, mais les gens sont si figés qu’ils prennent toute modification infime comme un bouleversement et une révolution de sagesse : cet aperçu d’une altérité véritable par lequel on s’assure en discourant de ne point stagner ni ressasser, est l’étalon de ses progrès dans un sens ou dans l’autre. Je ne pourrais plus l’écrire, et non seulement ceci mais : Je comprends où j’avais tort sans me le pardonner, je suis à présent au-delà de cet autre moi-même. Évoluer vraiment, sincèrement et sans l’indulgence suave de la nostalgie, revient à s’aliéner et à se reprocher : si en lisant vos vieux textes vous ressentez une tendresse qui n’est pas mêlée de pitié et sans vous en adresser le blâme, sans avoir cette intention de vous mépriser ou cette sensation de vous être corrigé, alors vous trichez en vous figurant grandi, car il vous manque la dureté de vous considérer supérieur, c’est-à-dire autrefois fautif ; une telle vision de ses carences n’est pas du tout de celles qui inspirent la sympathie, car on n’a pas de sympathie pour ce qu’on juge en-deçà de soi-même, on y répugne et on en a honte même sans avoir à se nier. La bêtise et la pauvreté, a fortiori émanées de soi, n’ont rien de touchant : ce sont des ennemies qu’on a chassées comme après l’exorcisme : autant avoir de l’affection pour le démon réducteur qui vous a possédé. S’apercevoir de la différence des soi à travers temps, c’est faire surgir une forme atténuée de détestation en ce que les erreurs passées rappellent toujours, dans les défaillances de notre caractère d’antan, la nature de points faibles dont la trace nous demeure comme de cuisantes cicatrices. Or, si le stigmate, certes, indique l’épreuve de la douleur qui permit d’atteindre un palier plus élevé, on abaisse tout de même un regard de consternation, quand on a franchi ce socle, sur celui qui mérita de recevoir les primitives leçons dont on ne voit plus même la nécessité. Si l’on continue d’aimer le soi qui se trompa, c’est qu’on n’a pas établi son infériorité d’avant le rang présent d’altesse : le juge n’a pas de douceur ou de complicité pour celui qu’il condamne, il ne l’apprécie que quand il n’assume pas son titre de juge et qu’il en garde surtout les parures de la profession.

Ce constat brutal, le Contemporain le vit rarement car, comme j’ai dit, les gens n’évoluent pas, de sorte qu’ils ne peuvent pas ressentir de cruauté pour l’ancien eux-mêmes, ils compatissent plutôt parce qu’ils sont en effet dans le même état, mais il est vrai que leur environnement ne leur enseigna pas grand-chose par lui-même, qu’il leur eût fallu traverser le stagnant marais de leur entourage avec une volonté qui ne se rencontre guère chez des êtres sans expérience : une famille, des amis et une École aujourd’hui n’ambitionnent jamais de révéler la véritable nature des choses et des êtres, ce ne sont que des passeurs de traditions et préjugés, des instances à valider du préétabli qu’ils transportent à peu près inaltéré, et ce n’est pas tant qu’ils ont intérêt à vous laisser dans l’ignorance, il ne s’agit pas d’un complot de forces coalisées, mais leurs acteurs ignorent eux-mêmes les leçons de la vérité et de la sagesse qu’ils auraient dû, avec une puissance trop audacieuse pour leurs facultés, inférer par eux-mêmes, parce que leur société globalement n’a eu aucun souci de vérité et de sagesse, au point que ces valeurs ne signifient rien, sont travesties en mensonge ou deviennent dénigrées par ceux que la société établit et valorise statutairement comme « maîtres ». Toute la civilisation fondant l’autorité ne semble chercher qu’à reproduire sans produire, et elle s’y emploie avec une telle fébrilité et une telle obstination qu’on conçoit mal qu’elle puisse le faire de façon totalement fortuite : le hasard seul réaliserait parfois des originalités édifiantes et fondamentales, au lieu que tous les êtres chez nous ne visent comme intentionnellement que dans la même direction opposée aux meilleures duretés et aux plus braves autonomies ; en somme, presque tout ce qui propose d’instruire diverge de l’individualité, et ses leçons sont surtout impersonnelles. Quand j’ai découvert Nietzsche – c’était il y a environ dix ans –, je ne savais pas même qu’il était permis et possible de penser de telles choses, d’exprimer un orgueil aussi juste, d’aborder sans références extérieures des concepts si innovants, je m’en étais tenu jusqu’alors à une variété de médiocrité curieuse et instruite, assez frustrante et piteuse, qui constituait un paradigme éloigné de l’assomption véritable d’une pensée. C’est une consternation de m’être aperçu si tard que je n’avais qu’occasionnellement reçu des réflexions authentiques et personnelles, que je n’avais que rarement rencontré des individus et peut-être jamais, que je m’étais si peu efforcé dans un sens que j’ignorais et qui présentait pour moi comme un caractère d’illicite ou de démence. Je ne me souviens pas d’un seul professeur, d’un seul tuteur ou maître qui m’ait appris quelque chose de profond tandis que j’étais pourtant si ouvert à tout. Notre société ne sait pas ce qu’est réfléchir, ne se préoccupe que de transmission, elle « passe » des « convictions » et des « sensations » sans étayage argumentatif ou critique et toujours au sein d’un même mode de pensée et de références convenues, mais elle n’incite pas à accéder à des conceptions alternatives ou supérieures, elle conforme mais ne propose pas d’autonomie, elle y résiste même probablement, ne proposant aucune méthode efficace pour transgresser ou pour dépasser : un « bon enfant » ici est en somme un esprit mûrement végétatif, stylé à des recopiages minutieux. En particulier, ce qui touche à la morale ne tolère nulle objection : la société est un fond où il faut puiser sans chercher au-delà ; or, tout ce qui relève de la grandeur est lié d’une façon ou d’une autre à la morale c’est-à-dire à ce qui se situe plus haut que le plafond de l’établi. Je n’ai découvert que dans des livres qu’on ne me conseillait pas la perspective et la mesure de l’intelligence ; j’y ai surtout compris que l’ensemble des inculcations que j’avais subies consistait précisément en le degré zéro de la pensée, instillant un réflexe d’assimilation de données irréfléchies et sans intention de les contredire ou de les supplanter, au point que, sauf pour les vertus « sociables », je me demande s’il ne vaut pas mieux ne rien avoir appris que de s’en tenir à des notions aussi plates : c’est que, dans cette stupide somme, le non-su vanté et répété – j’appelle ici « non-su » ce qu’il ne s’agit que d’enregistrer sans en comprendre la généalogie et les conséquences – qui est le plus proche parent de la fausseté, tient une place prépondérante que le novice intériorise volontiers ou malgré lui, et tout ce qu’on prescrit comme sûr, personne ne sait au juste d’où il le sait, nul n’est désireux de le reconstruire ou de le vérifier, il faut seulement l’admettre pour être aimable et solidaire, par humanité, comme on lève la main en classe afin que le professeur soit satisfait. Ce qui nécessiterait le plus de fermeté et de cogitations est exactement ce sur quoi on n’apporte aucune réponse. Je me rappelle notamment les interrogations principielles que je me formais sur les variétés de l’amour, la solitude, la distinction, la grandeur, et non seulement je ne tirais nul soulagement de ce qu’on pouvait m’en dire, mais nulle lucidité n’en émanait, il ne s’agissait, comme je l’ai reconnu ensuite, que de proverbes les plus ineptes et prochains parce qu’on n’avait déjà pas la moindre idée même subjective de ce dont il pouvait s’agir : les « sachants », formés uniquement à transmettre, n’y avaient pas non plus réfléchi. Le monde ainsi demeure – se plaît à demeurer, devrais-je écrire – aux mêmes rassurantes ignorances fières, aux mêmes bêtes mensonges complaisants, à la même spirituelle routine moutonnière qui se perpétuent faute du sentiment d’un devoir alternatif. L’immense majorité de ce qui s’écrit ne consiste qu’en une conformité avec ce vaste état d’immobilité mentale, et c’est justement ce qu’il ne faudrait jamais écrire ou uniquement à sa honte, à son opprobre, au cuisant rappel de sa naïveté vaine : ce devrait être une humiliation d’écrire tout ce qui s’écrit aujourd’hui et que chacun sait déjà. Je n’ai pas lu dans un texte contemporain ni entendu dans l’existence un seul mot véridique, vrai ou même rien qu’individuel sur : la famille, l’amour, l’amitié, la sexualité, les religions, la justice, la supériorité et le sens de la vie – mais qu’est-ce qui peut intéresser l’adolescent à part cela ? On vous enseigne des absurdités générales qu’on sent ne produire aucun écho en l’esprit, et il faut s’en contenter, personne ou presque n’écrit et ne lit autrement que confirmer ces mièvreries, tout tourne circulairement autour de trois ou quatre idées appartenant à un même paradigme très fermé et imbécile. J’aimerais dire, moi, faire comprendre à l’enfant-soi, non comme une provocation mais comme une preuve de générosité : la famille ne signifie rien, l’amour (contemporain) est surtout une représentation factice et l’affection un sentiment conditionnel comme un autre, l’amitié nécessite un commencement d’admiration ou elle diffère le temps de la construction de soi, la sexualité s’entend encore plus délicieusement comme une performance mutuellement consentie, les religions sont tout le fondement de l’idiotie moderne, la justice est chez nous une consensus triste, la supériorité le seul objectif de légitime orgueil, quant au sens de la vie… Ah ! Je voudrais en expliquer bien des aspects comme je le fais depuis des années, mais je n’en écrirais, certes, aucun des mots, pas le moindre, tout l’opposé même, de ce que véhiculent nos « sagesses » modernes dans la société lénifiante et nivelante où l’on s’aliène en tranquille extinction. On se réserverait pourtant moins de déceptions à dépeindre fidèlement la réalité, à ne point l’extrapoler ou la surestimer, à ne jamais se contenter de recopier la vision qu’on nous recommande depuis petit, et, sans pessimisme ou négativité, à ne la jamais romancer au point que son imagerie remplace son exacte compréhension. Je ne sais pas, à vrai dire, écrire autre chose que ce qui échappe à la vacuité collective que notre époque inocule : si c’est inoffensif, divertissant, aimable, conforme, c’est toujours inconséquent et ça ne veut rien dire ; or, j’aurais d’infinis scrupules à proposer ce que chacun peut faire, à y gâcher mon temps, et m’en sentirais humilié – humilié de ressembler. Ce qu’on m’a appris, je le vois bien à présent, n’était que pour me rendre adhésif et homogène ; et ce constat sinistre, qui trouble en soi dès le fondement toute velléité de conquête, est au point que, quand je me retourne vers l’enfant que j’étais, je pleurerais presque du traitement expédié qu’on me fit comme aux autres – combien d’adhésions impossibles on tâche à créer et qui sont pour la sensibilité exacerbée des douleurs vaines, tout ce fatras de compassions fanatiques, de devoirs d’affections, de promesses, de scrupules et de sacrifices  qui vous font jusqu’en l’âme un martyre absurde –, ou même de la simple négligence – sans encore parler de mauvais traitement ou de carence, ce qui se discuterait fort – que j’eus à subir ainsi que tous, moi qui, sans disposition particulière et à mon âge – j’ai juste trente-huit ans – ai résolu indépendamment et par la preuve négative toutes les assertions idolâtres qu’il aurait suffi de ne pas prétendre quand on n’en savait rien et qui se démontent aisément d’une seule page. Et ce m’est même une surprise et une consternation – moi qui me sais d’un génie faible, fragile – d’avoir à devenir le maître d’une humanité qu’on a, pour ainsi dire, interdit de penser : ce me fait l’effet d’un jeune gorille sans avantage qui apprendrait à l’homme à se relever et à marcher sur ses pieds.

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