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Henry War
22 août 2022

La lecture comme sélection et comme mépris

J’ai constaté que la lecture consiste chez moi en un processus particulièrement cruel d’élimination : je sélectionne dans un livre, avec un mépris impitoyable, tout ce qui n’est pas d’une vérité éloquente ou d’une beauté inédite, phrase après phrase, en procédant à un repérage et à un calcul extrêmement minutieux, et je remise le reste dans un oubli intransigeant de ce qui ne méritait pas d’être écrit. Je fais ainsi activement le tri de l’inutile et du banal, du terne et du lâche, et j’en constitue une synthèse par contraste avec ce que j’y ai trouvé de pittoresque et de neuf, de sensible et d’intelligent, d’individuel et d’artiste, selon ce que l’ensemble de mes lectures ainsi que ma réflexion sur l’existence me permettent d’estimer rare, profond et abouti. Il s’opère au cours de mes lectures une analyse systématique permanente, sans légèreté ni emportement, en un examen et en un jugement presque mathématiques, dont je ne me déprends jamais et qui commande sans cesse à mon appréciation – je ne cesse pas d’évaluer quand je lis, quêtant en particulier l’innovation efficiente et sensée. Ainsi, toutes les scories de la littérature, tous les déchets de la facilité, tous les proverbes du style et de la pensée, je les lis et cependant les survole, ils comptent comme lourdeurs et comme importunités à la masse de l’ouvrage, ils en enlèvent de la densité et en gênent le fond, ce sont des platitudes qui en appesantissent la somme, au même titre qu’il y a des mots et des idées tellement rebattus qu’ils ne veulent plus rien dire : tout cela anéantit la chose faute de valeur, et le livre sombre dans le commun comme un naufrage de sa propre mémoire ; il ne laisse pas même un sillage, il disparaît dans l’ordinaire des tournures et des sujets trop vus dont la conscience se débarrasse aussitôt, il devient pareil à ces discours politiques tellement cousus de suavités et de pompes que, si l’on parvient encore à y prêter de l’attention, l’instant suivant leur écoute on ne se les rappelle pas. Je quête ainsi le terme impeccable et la pensée parfaite ; mon œil frappe le papier à la recherche d’une sélection et d’une discrimination ; avide d’admiration, il humilie bien souvent par le dédain qu’il voue à plusieurs pages de suite dont il n’y a rien à se repaître, où tout est inutile et creux, où il n’a rien de reste à digérer, et il convertit l’accumulation de son ennui en un auguste mépris.

Je sais que je ne lis pas comme les autres – j’ai déjà surpris, par le sens entraîné de mon insidieuse et redoutable analyse –, et je n’entends pas tout à fait, moi, comment les autres lisent ou osent si mal lire, si peu lire, ne pas lirecomme ils lisent… comme ils regardent un morceau de télévision, probablement. J’aime pourtant ma digne férocité, mon sens critique constamment à l’affut et qui ne se laisse point endormir : mon esprit travaille alors suprêmement ; il n’est pas un livre qui ne me soit une épreuve et un acharnement ; j’aspire à triompher de moi-même, notamment du goût ou du dégoût que le livre m’inspire, en remontant ses causes et pour parvenir à me définir toujours mieux ainsi que l’art, qui sans arrêt me préoccupent. Je me sens ainsi affiner mon jugement de l’objet et du sujet, du lu et du lecteur, et c’est une longue rigueur et un épuisement où, même devant un piètre ouvrage, je ne crois pas perdre mon temps tant que je dissèque. Ce m’est une patience intéressée, jamais un pensum, parce qu’il n’est que l’inaction qui me soit pénible : quand j’estime avoir fait le bilan définitif d’un livre ou d’un auteur, je ne m’oblige pas à le continuer, ayant deviné que la suite ne sera qu’une confirmation de ce que j’ai déjà déduit, et qu’ainsi ma critique n’en sera pas beaucoup altérée, que je ne fais plus que lire la copie d’une page précédente. Jamais à moi un livre ne sera un divertissement : j’y suis trop concerné de passions et de réflexions, son art m’est trop lié, son contenu se mêle trop intimement au mien pour que je ne m’y défie pas, je suis trop partie prenante de tout ce que je lis et que pourtant je ne « dévore » jamais, c’est-à-dire où je ne m’abandonne point. Trop tard si c’est un mal, si c’est un défaut d’insouciance et de bonheur, le pli est pris, j’ai trop d’aimable puissance à cette aventure du jugement, à cet enfoncement du recul, à cette nature même de péril que je crois la matière même du livre et que tant ignorent, à laquelle je les recommande, s’ils peuvent, s’ils en sont capables : la croisée de tous les mondes de la pensée à la recherche d’un perpétuel équilibre de soi – et ce mot aussi, bien peu le comprendront comme je l’entends, faute d’en avoir moindrement tenté l’expérience. Je suis seul, n’importe ! je m’explique à moi-même, ainsi que ma différence : je ne m’étais jamais avoué en ces termes qu’il se situait une telle lutte dans l’appréhension de la lecture. Un lecteur comme moi est un tueur d’élite ; sans cesse je traque, vise et exécute, avec une sorte d’insensible et exacte méthode. Je tiens que rien ne m’échappe : sélection et tir – l’ambition de la plus habile vigilance au service de l’acuité la plus acérée.

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