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Henry War
3 septembre 2022

Messes noires. Lord Lyllian, Jacques d'Adelswärd-Fersen, 1905

Messes noire

Dans la postface à mon édition de Messes noires, Lord Lyllian, Jean-Claude Féray parle mieux de ce roman que Jean de Palacio dans sa préface, c’est-à-dire qu’il le critique plutôt qu’il n’en disserte, ce qui est à la fois plus personnel, plus difficile et plus risqué. Il explique surtout que ce récit, écrit à la hâte (et c’est son essentiel défaut), eut surtout pour dessein de justifier son auteur contre une accusation d’incitation à la débauche au terme d’un procès retentissant qui, sur une rumeur infondée de messe noire, se forma sur les pas d’un Oscar Wilde déjà réduit à la prison et condamné à la désaffection et à la ruine.

Mais typiquement, trop typiquement fin-de-siècle (j’ai lu « finiséculaire » quelque part : c’est trop laid et pédant) ainsi que le signale Féray, est ce récit d’un dandy inverti et riche, d’une omnisexuelle attirance d’éphèbe, qui s’essaie à toutes les extravagances et jouissances, et que la société, selon lui, pousse aux plus osés éclats à force de ne lui rien refuser, de se complaire par procuration à ses provocations ultimes ! Tous les tropes y figurent, les grotesques ampoulés, les impatiences caractéristiquement provoquées, invraisemblances psychologiques et goût des excès, dialogues shakespeariens ou diogéniens. En toute école esthétique, il est des œuvres si conformes au « manifeste » qu’elles disparaissent dans l’histoire des arts comme des caricatures indistinctes ou des applications serviles : c’est assez le cas de ce récit trop représentatif pour être original, sans surprise mais pas sans beauté, d’esprit habile à défaut de génie, que l’éditeur GayKitschCamp (GKC) élut justement pour sa dimension « LGBT » – c’est une œuvre qui vaut comme référence pour illustrer un courant voire un phénomène « sociologique » et presque que comme cela. La ciselure fin-de-siècle est pourtant presque exempte de reproches, on y rencontre l’appesantissement des symboles d’artifice et des paradoxes décalés, on y retrouve le thème de la solitude des êtres socialement incompris et rejetés, comme dans ces réflexions supérieures :

« D’où vient que l’idéal, que le sens de la vertu soit aussi manifestement contraire à nos aspirations vitales ?... je n’en sais rien, et j’avoue que là, les religions, les dogmes me dépassent. Pourquoi, en raison d’un prétexte ou d’un préjugé, veut-on nous transcréer, opposer l’esprit au corps par je ne sais quelle vanité de domination ? Kant avait un mot très juste pour qualifier cela. Et lorsqu’il voyait un homme pratiquer l’ascétisme intérieur, il murmurait : « Uebermensch… » sans oser l’approuver.

Croyez-moi, que ce soit le dieu d’amour, le dieu de colère, le dieu de contemplation, jusqu’à présent tous les dogmes et toutes les philosophies se sont plu, en nous trompant, à exalter la destruction de la race par la destruction de l’instinct. Prenez le Christ. Son geste est un sacrifice. Sa prière est une souffrance. Songez aux martyrs et aux fanatiques. L’existence est une lourde peine qu’on doit rendre passagère. La mort se charge en délivrance, presque en extase : au-delà, qu’y a-t-il ? des chimères. Et c’est pour ces chimères-là qu’on dédaigne la Terre.

Prenez maintenant Molock, Jéhovah, Allah, n’importe quel tyran de crainte. C’est un peu plus humain, puisqu’on a peur. Mais ici encore, la divinité réprouve la joie de vivre – cette mère de toutes les sensualités fécondes. – Le paradis s’ouvre à ceux qui se font le plus vite écraser.

Vient enfin Bouddah, qui prône la passivité. Pour moi Bouddha pique une flemme. Mais encore la vie passe-t-elle, tranquille en effet, dépourvue de jouissances et de plaisirs, sans qu’on veuille l’abréger.

Voilà pourtant ce que le monde accepte.

Tas d’imbéciles ! » (page 108)

« Le matin, quand je me lève, le soir quand je me couche, la nuit quand je rêve… toujours, toujours, je sens, en mon corps voluptueux et musclé, le long de mes membres blancs, un frisson indicible, un frisson de caresse et de langueur.

Alors, vainement, je cherche un souvenir dont je me puisse griser, un espoir dont je me puisse leurrer, un présent dont je puisse jouir… et rien, mon cher, rien, absolument personne, personne ! Je reste seul !

Oh quel mensonge, quel carnaval infect que le monde, quel pitre aussi que ce Dieu qui, nous ayant créés vivants pour user notre force, nous sème à travers une planète où, parmi la foule, nous ne sommes que des reclus… » (page 117)

« Vous ne ferez pas accepter à la majorité, qui se compose d’imbéciles, des théories qui ne se composent pas de préjugés. » (page 115)

Mais c’est à ceci près qu’on perçoit en l’occurrence à l’excès la mise en scène exaspérée, sorte d’insincérité peut-être hargneuse, inondant le récit d’une fébrilité plutôt que d’une sage volonté artiste. Il n’y a pas comme chez Eekhoud la profondeur d’explication du désir et de la douleur d’aimer homosexuels par laquelle on pourrait comprendre et compatir, Fersen à peu près se contente de régler ses comptes, son humeur consiste nettement à rédiger assez durement sa vengeance ou du moins à ne plus léguer que des éclats ostentatoires, mais sa psychologie, sa tendresse, sa candeur, exilées sans doute par un déshonorant procès qui a brisé ses fiançailles, l’ont déserté. Il s’agit ici surtout d’une épate grandiloquente, à clé pour reconnaître des figures mondaines de l’époque, avec manoir écossais et décor hiératique, amours de jeunesse candides en nature romantique, ostentation de richesses inutiles sauf à réaliser des lignes contemplatives, voyages multipliés dans des cadres antiques pour faire savant et nostalgique, actes désespérés et excessifs (suicide, prison, meurtre…), comédiens déguisés pour le travestissement, la nudité et l’interlopie, réparties jaillissantes qui vaudraient quelque chose si elles étaient véritablement improvisées c’est-à-dire si elles ne figuraient pas dans un récit forcément élaboré et anticipé… Ces personnages, décidément, dont Lord Renold Lyllian tout le premier, sont trop affectés, mal qualifiés, justifiés comme c’est de coutume par un « sang appauvri » et un « esprit raffiné à la dégénérescence » ; ils traversent leurs luxes hyperesthésiques avec un blasement ingrat ; ont de ces sursauts très fashionables de quelques jours où ils aiment, après telle Révélation, à prendre des résolutions qu’ils tiennent parfois quand même toute une saison ; leurs amours vite lassées sont chaque fois, malgré les perpétuelles déceptions, envoûtements vertigineux et incorrigibles, faussement authentiques comme les tout derniers où il faudrait mourir en attendant la semaine prochaine, en somme ce sont des enfants gâtés qui préférent se croire maudits pour se donner une contenance souhaitable de « banni » de manière à s’expliquer à la fois les poursuites et les indifférences. Mais personne ne les a « maudits », ils ont parfois donné peu de matière artistique à ce qu’un anathème pèse sur leurs rares paragraphes littérarisés, ce qu’il y a c’est qu’ils ont, à la vue de tous, visité tant de derrières au mépris de lois assez modérées, même raisonnables dirais-je, consistant non à interdire d’aimer des hommes mais à s’empêcher de les déshabiller mineurs par groupes et en public, que c’est un peu comme s’ils s’étaient forgés de toute pièce leur propre paria… Oscar Wilde en particulier dont la doctrine, il faut l’admettre, était plutôt de choquer des mœurs que d’être libre. La systématique ardeur de l’extravagance, qui procure certes des émois mais qui finit par lasser d’éblouissements acontrastés, est trop superficielle, sa couleur criante blesse le regard même accommodant, on est vite saturé, faute de nuances, par des émerveillements alambiqués et superlatifs de parfums et de rutilances, car rien de ce jeu pour le lecteur ne s’applique au réel c’est-à-dire à l’existence même. Cet étalage, ici pas même aussi savamment composé qu’en Huysmans – car je ne récuse pas absolument l’art pour l’art, c’est un présupposé comme un autre, seulement il y faut alors une perfection formelle et qu’en cohérence l’auteur y abandonne les utilités pragmatiques d’un scénario et que du moins il ne cherche pas tant à narrer selon le principe d’une vraisemblance – ne m’apporte rien : qu’ai-je à y puiser ? que puis-je en faire ? Je n’ai pas même « voyagé » comme ils disent ; mes fantasmes sont loin des idées d’un dandy exaspéré et irrationnel, et comme je n’ai pas ici à contempler une excellence artistique, cela ne s’applique à moi ni à personne, c’est sans liens, un récit assez vain quoique sans pauvreté, et proprement vain même, sauf pour dire : « Voilà le parangon du roman fin-de-siècle… et qui, à cause de cela, n’en est presque pas un, c’est-à-dire que ce courant m’est tout de même beaucoup plus aimable et fin, en général, que cette tonne qui n’en conserve que les traits les plus douteux, comme un pastiche et presque une parodie. » C’est beaucoup de clinquant – forme certes extrêmement « validable » pour référence – mais sans le contenu d’une pensée qui traduit plus qu’une mode : un véritable malaise face au réel de la modernité dédiée au divertissement. Cette littérature est un symptôme historique d’une nette évolution des arts, un perfectionnement inspiré par le renoncement des foules à s’instruire et à s’efforcer, une résistance désespérée des ultimes artistes ; or, Fersen n’en conserve environ que la parure provocante et aristocratique par laquelle la foule négligente perçoit déjà le roman fin-de-siècle et lui fait reproche de ses mépris feints : c’est où, je trouve, l’œuvre Messe noires, Lord Lyllian dessert assez le courant qu’elle prétend illustrer et que par simplification ses contemporains se sont empressées de croire que bel et bien elle le représentait, ce qu’ils firent par pur et simple acquit de conscience, à défaut d’examen.

 

À suivre : Bruges-la-Mort, Rodenbach.

 

***

 

« Della Robbia, Jean d’Alsace, le gros Herserange, le Prince même retinrent un cri d’admiration et de stupeur.

Et lord Lyllian complètement nu, jeune et beau comme Ganymède, lord Lyllian se mit à danser, à mimer plutôt (la musique s’y prêtait) une sorte de pas lascif, en renversant la tête, en chavirant les yeux. Ses doigts couraient au passage sur le visage de la femme, pâmée. Un collier, unique, un collier d’opales et de rubis étoilés étincelait sur sa poitrine. Deux bracelets, l’un, hindou, d’or ciselé, l’autre tout rutilant de gemmes, adornaient ses minces poignets de fille. Et, à chaque pas, deux perles roses caressaient son sexe comme un ultime et troublant bijou.

Les convives abasourdis (quel toupet… quel toupet ! bavait d’Herserange), sauf d’Alsace qui appréciait, n’osaient rien dire pour ne pas éveiller Feanès.

Mais, comme lord Lyllian se baissait maintenant jusqu’à envelopper la tête de la gitane avec ses cuisses nerveuses, la femme assoiffée d’amour, de violence et de rut, oubliant tout, l’endroit et l’heure, happa le tentateur jusqu’à lui arracher un cri…

À ce cri, Feanès ouvrit les yeux.

— Nom de D… ! rugit-il. Et, subitement, blême comme un mort, les tempes bourdonnantes, il saisit un couteau aigu, quelque part sur les dalles, il se jeta sur lord Lyllian. Mais lord Lyllian avait prévu. Deux Napolitains, sur son ordre, barrèrent le passage et maintinrent l’homme.

— Laissez-moi, que je le crève ! hurlait Feanès.

— Ouvrez la croisée… là. Sur le canal, commanda Renold.

— Lyllian, qu’allez-vous faire ? interrogea-t-on.

­— Le jeter par la fenêtre.

— Mais vous êtes saoul ?

— Mais je m’en fiche !

Et, avant que della Robbia puisse s’interposer davantage, les gaillards saisirent Feanès épouvanté, le balancèrent dans le vide, et, comme à la fin de la plus jolie comédie italienne, on entendit le mari tomber dans l’eau.

— Allez le repêcher maintenant ; et si je ne lui plais pas, j’accepte la bataille… après l’avoir lavé !... nargua lord Lyllian avec un sourire.

Puis, tandis que la valetaille disparaissait, Renold, qui avait remis son manteau, se rapprocha de la femelle toute tremblante, et, d’un baiser, lui mordit les lèvres. » (page 22)

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