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Henry War
6 septembre 2022

Critiquer un esprit

Le propre d’un esprit sain, c’est son unité et sa cohérence, ce qu’on appelle, pas en vain, la psycho-logi(qu)e. Je n’ai jamais rencontré que la pensée d’un homme fût fort raisonnable sur un sujet et très absurde sur un autre, hormis qu’on qualifie de « déraisonnable » en général non ce qui procède d’une erreur de jugement mais ce qu’on estime relever d’une faute morale, deux domaines pourtant presque sans rapport ou, du moins, dont on n’établit jamais explicitement le lien pour fonder proprement une réfutation exacte. C’est un défaut de finesse de prétendre qu’un homme peut être duel en raison, se tromper n’importe comment par ici et parvenir par là à un cheminement particulièrement éclairé. Si j’avais l’impression qu’un pareil cas se présentait, il me faudrait impérativement délibérer si ce qui me semblait raisonnable chez cet homme ne l’était que par hasard, ou si ce qui m’en paraît absurde à présent est à reconsidérer comme juste, car la méthode par laquelle cet homme aboutirait à ces deux conclusions de rationalité opposée ne saurait, elle, diamétralement différer. La pensée d’une personne, même rapportée à des objets distincts, suit des voies toujours similaires : c’est cette homogénéité de calcul et d’inférences qui définit la raison individuelle et qui fait la qualité de l’esprit et nullement, comme on le croit tacitement, le « sens » des opinions, un certain « air » commun, une convergence selon telle connotation de catégories répandues ; j’entends par là qu’on considère à tort que la cohérence d’une pensée se situe dans la similitude des idées, dans leur convergence autour d’une certaine éthique souvent associée à de la politique, et l’on veut que cette « ambiance » de conformité constitue une vraisemblance ou un « climat » propre à traduire une constance de la réflexion, comme on suppose stupidement qu’un individu doit, pour être sagace, garder des idées inscrites dans un certain repère « de droite » ou « de gauche ». Or, ce n’est point cela, un esprit sain, uni et cohérent ; ce n’est certes pas, pour toute mesure de qualité, de considérer qu’une personne ne se contredit pas ad hominem au prétexte qu’elle est à la fois favorable à l’allègement du travail et opposée à la souffrance animale – une telle évaluation est minable quant à l’étude de la raison et n’indique qu’un attachement à un ordre moral qu’une société de simplification a codifié par commodité de confort, non une philosophie distanciée après un sérieux examen. La morale diffuse et uniforme où l’on admet la cohérence d’un esprit n’a presque rien à voir avec la raison et presque tout avec des présomptions : on confond l’intelligence et ce que Nietzsche abhorrait dans l’acception banale du terme de « convictions ». La conviction dirige avec assez d’automatisme en territoire connu, et elle avertit des écarts par un sentiment de dérive qui n’est qu’une absence de considération ; bien plus souvent, la boussole des prérogatives et des tabous indique l’obstination et la crainte plutôt qu’une véritable et résolue unité de pensée. On suppose que l’auteur, par jugement sûr, a su contourner les malheureux écueils où l’exposent les affres déviantes de toute réflexion approfondie ; or, en vérité, il ne s’est pas fondé sur une éthique solide qui l’a empêché de verser dans certaines pensées « naufrageuses », mais il sait seulement, puisque les bornes sont traditionnelles et aisées, où son « appartenance » lui enjoint de ne pas aventurer sa réflexion ; il s’abstient ainsi de naviguer au large où le péril est grand et se cantonne aux limites notoires à la fois de ce qu’il doit combattre et de ce qu’il ne faut pas défendre ; tout lui est ainsi balisé, identifié d’avance, facilité par des phares ou par la lumière des maisons côtières ; ce lui est un confort et une facilité de s’en tenir à du canotage, et donc ce n’est pas encore de l’esprit.

Un esprit peut se définir comme un mécanisme plus ou moins efficace à produire du vrai, et s’il n’y parvient que par le biais d’un processus qui, pour une fois, est tombé juste, c’est que généralement cet esprit n’a pas le raisonnement sûr, qu’il fait un usage encore aléatoire des outils de la réflexion exacte, ce qui peut sans doute se vérifier par l’examen de la façon dont il accède à ses résultats. Il faut ainsi concevoir qu’un résultat juste peut parfois procéder d’une pensée controuvée ; on ne doit donc pas, si l’on veut reconnaître un esprit fiable, s’en tenir au seul résultat qui peut se trouver propre au moyen d’un raisonnement impropre, mais au moins soupçonner la pensée qui y a mené, autrement c’est comme, face à qui cherche une méthode sûre pour s’enrichir, lui présenter l’apparence de la richesse uniquement à la faveur de choses volées.

C’est pourquoi je ne m’intéresse guère, pour juger la qualité rationnelle d’une personne, à la ressemblance de sa thèse avec la mienne, et je ne me flatte jamais par défaut qu’on soit d’accord avec moi, bien qu’une multitude de communautés d’idées prévient favorablement pour une concordance des esprits – mais ce partage n’est qu’une piste, une façon de goûts similaires où se reconnaissent certaines similitudes du flair qui n’est pas entièrement un organe de l’esprit. Et je n’admets pas non plus qu’un défenseur de mes pensées soit d’emblée sage pour ce que si, étant de mon avis, il y est arrivé par un moyen que je désapprouve et qui me fait l’effet d’une fausseté, c’est tout à fait comme si nous ne partagions pas la même thèse, et même comme s’il résidait là quelque malhonnêteté ou simulacre, comme si cette thèse, la mienne, dont je sais que chez cet autre les arguments n’y peuvent pas conduire, devenait louche et me pesait finalement d’être soutenue par un faussaire. J’ai alors plutôt de la répugnance que de la sympathie, en dépit de notre accord, à le trouver de mon côté ; j’en suis embarrassé comme de découvrir un vicieux dans une assemblée de vertus, précisément comme lorsqu’au cours d’une discussion à plusieurs on s’aperçoit qu’un allié prononce inopinément un discours qui vous fait honte qui décrédibilise le groupe dont vous faites partie. Ce m’est un étranger en esprit, parce que, tout en ayant raison dans ses conséquences, il a tort dans sa méthode et ainsi ne constitue pas un esprit dans la forme duquel je constate la proximité ou dont je m’enorgueillis du soutien – en quoi il est possible, au sens où je l’ai expliqué, d’avoir tort d’avoir raison.

Certes, on trouve pourtant toujours certains déséquilibres dans la réflexion d’un homme, comme des influences ou des humeurs exerçant une sorte de masse noire et fautive dans son conditionnement et dans ses réactions, mais cette inégalité ne saurait attenter au principal qui consiste en une tournure logique, en une manière structurée de concevoir et de résoudre des problèmes, en une constance et une idiosyncrasie de la pensée qui peut s’entendre comme un système graphique ordonné selon lequel nul ne trace jamais ses « a » de façon tout opposée à ses « o » – ou c’est que cette masse constitue le fond même de l’esprit (comme on parle du « fond de l’œil » qui peut être sain ou lésé). Je le répète en conscience : je n’ai jamais jugé avec faveur un esprit dont les erreurs sur certains points m’ont paru une aberration détestable. C’est une paresse de la pensée critique que de se figurer qu’on peut avoir superbement raison quelque part et absolument tort ailleurs, c’est se conforter soi-même dans l’idée assez automatique que le critère du génie d’un homme, c’est sa conformité avec celui qui le juge, c’est-à-dire avec soi-même, conformité à vérifier point par point et domaine par domaine après quoi, si l’on s’accorde partout avec l’autre, c’est que l’autre, croit-on, est un grand penseur. On s’exhausse et se rassure ainsi : autrui n’est juste qu’en fonction d’opinions semblables aux nôtres. Cette appréciation est piètre, elle ne tient pas compte que sur maints sujets on ne sait presque rien et que sur ces sujets une adéquation de notre savoir médiocre avec quelqu’un qu’on approuve tendrait à indiquer que ce dernier n’en sait pas davantage ou sait seulement efficacement persuader – on se laisse facilement emporter hors d’examen par un esprit qui nous semble familier ou correspondant. Une humaine tendance paresseuse et passionnée, c’est de cesser de se méfier d’une construction intellectuelle après avoir seulement pesé et validé les deux ou trois premiers arguments : on accepte sans plus d’analyse tout ce qui s’ensuit, par conséquent, ainsi endormie la vigilance, ainsi étourdie la critique, lassée l’épreuve et retombé l’effort, on tend à octroyer les points supplémentaires à quelqu’un qui est juste « bien parti », un peu comme aux États-Unis la règle du « winner takes all » à l’élection présidentielle offre à la majorité dans un État la totalité de ses Grands Électeurs, à ceci près qu’en dialectique il faudrait appeler ce procédé psychologique répandu « first winner takes all at last » – celui qui gagne au départ remporte tous les suffrages en définitive. Ce mouvement d’inertie de confiance fait que la créance presque inconditionnelle qu’on accorde à quelqu’un sur le gage de quelques minutes convaincantes empêche qu’on reconnaisse par la suite ses erreurs même les plus manifestes, et ce n’est pas tant parce qu’on ne serait pas capable de les distinguer que parce qu’on a pris, sur cette réputation initiale qu’on s’est intérieurement fixée, l’habitude de ne plus rien considérer comme potentiellement erroné ; on reçoit les arguments, on les accueille, on les accepte et présume bons, parce qu’ils ont fait leur entrée dans notre salon mental en produisant sur nous une bonne impression, on ne voit plus que, depuis, ils ont pris leurs aises et posent leurs souliers crottés sur nos tapis d’ouverture. C’est ainsi qu’on est toujours trop tard surpris de s’apercevoir qu’un ami a longtemps abusé de notre hospitalité, et on lui en veut alors particulièrement parce qu’on pressent qu’il en va de notre carence, de notre faiblesse et de notre faute à nous, et qu’en vérité c’est à soi qu’on en veut, on ne se pardonne pas si facilement qu’à autrui. C’est également pourquoi l’intellectuel célèbre n’évolue guère et croupit bientôt : le cercle de ses adhérents est si établi et immobile qu’il sent bien que, quoi qu’il dise ou écrive, il ne prend jamais de risques que ces gens dont il redoute le plus les opinions le contredisent, pour la seule raison qu’ils l’ont une fois pour toutes jugé « un esprit », et son challenge ne consiste plus qu’à ne rien prononcer d’assez surprenant pour les réveiller de leur favorable torpeur – d’où cette végétation de la pensée. Ainsi, chez ces adulés, les fautes au moins légères ne sont pas même entendues, et il faut le recours très ferme d’un avis extérieur puissant pour parvenir, quoique difficilement, à y faire admettre enfin une fausseté, la pente des faveurs publiques inclinant à la perpétuation des jugements favorables.

Or, si l’on efface déjà de son champ de considération ce qu’on refuse d’entendre sur le fondement de ce qu’on croit avoir suffisamment estimé, je crois le jugement assez dupe pour admettre qu’un argument qui nous est conforme et favorable, prononcé par quelqu’un, nous ne l’invalidons pas du fait d’une absurdité que ce même être prononce : on ne veut point chasser l’argument qui nous conforte et dont la dénégation nous serait contradictoire, par conséquent on refuse de déjuger tout à fait l’homme, et on admet alors l’étrange idée que ce fut seulement de sa part une « bêtise ponctuelle », à peu près comme s’il était possible d’être un génie « en partie ». Mais je maintiens qu’il n’existe pas de sombres idiots qui ont réalisé des réflexions lumineuses ni l’inverse, voici comment je le prouve : ou ces réflexions n’étaient pas lumineuses parce qu’elles procédaient d’une logique fausse qui se retrouve dans les faussetés que cet esprit a pu produire et qui délégitime la manière dont ses vérités furent acquises, auquel cas on a eu grand tort d’en goûter l’apparence ; ou à l’opposé l’auteur était beaucoup plus lumineux que la rumeur l’affirme et son obscurité ne tient pas tant à sa bêtise qu’au fait qu’on s’est contenté de le juger sur des apparences de bêtise, en quoi ce ne sont pas ces réflexions qui sont fausses mais bien le préjugé qu’on s’en est fait et qui nous laisse accroire que, sur d’autres sujets, l’auteur est parfois capable d’un certain quoique rare génie. Or, c’est oublier décidément qu’un esprit est un tout, qu’une pensée s’inscrit dans une méthode homogène, qu’il n’existe pas, selon une acception psychanalytique abusive, de procédés de l’intellection qui seraient incompatibles et duels : on infère et on déduit toujours en synchronie selon un même fondamental processus, quel que soit le sujet, et la façon même dont on ignore par opportunisme certaines données d’un problème se rencontre à quelque échelle dans le traitement intellectuel de chaque problème qu’on analyse : par exemple qu’un médecin, qui souhaiterait comprendre sa situation financière, écartât de sa réflexion qu’il est plus riche que la moyenne de ses concitoyens, voilà qui présume de sa possibilité d’écarter, dans l’examen même d’un patient, une réalité y compris médicale susceptible de contredire la conclusion à laquelle il aspire à aboutir ; il n’y a nullement lieu de supposer que la pensée du médecin touchant à ses finances ne soient point en conformité avec sa méthode générale touchant à la science des diagnostics, c’est le même esprit pour peu qu’il trouve intérêt à exercer vraiment sa réflexion sur des sujets différents ; et, au pire, sur n’importe quel sujet hors de sa profession, le médecin peut-il admettre qu’il est incompétent à juger… mais on comprend alors que c’est à condition que, dans le champ de sa profession, il soit déjà en mesure de reconnaître qu’il est parfois incompétent à juger ! Il y a donc évidemment un étroit prolongement, sur tout domaine où porte l’esprit d’une même personne, dans la manière dont cette personne étudie les données de domaines même sans rapport, et vous ne devriez pas si légèrement admirer des gens sur certaines de leurs idées quand vous les désavouez par ailleurs – on ne devrait jamais à la fois attester et démentir un homme –, c’est toujours de votre part une inconséquence critique que de dire à un interlocuteur, après avoir approuvé ses réflexions, qu’il formule sur tout autre sujet des erreurs grossières, comme si un esprit pouvait ainsi se séparer et paraître émaner de deux entités distinctes tandis qu’une réflexion se fond toujours sur une seule méthode de considération d’arguments et de leurs liens logiques. Il ne se peut pas qu’un homme soit alternativement sage et stupide, quelque chose achoppe dans cette conception bizarre d’une mentalité, on croit juste discerner une réalité illusoire qui ne se justifie pas par la connaissance approfondie des cohérences et des conséquences de l’intelligence humaine, au point que c’est nécessairement une erreur de l’observateur, et même une facilité, que de supposer une telle simultanéité de la raison et du tort. Voici quelle réflexion serait plus logique, après le sentiment d’un tel constat de dualité : si sur l’autre sujet où vous méjugez votre homme il a tort, il y a tout lieu de penser que sur le premier où vous l’appréciez il n’a raison que par chance, en sorte que vous avez été abusé sur des apparences d’esprit, ou bien tout au contraire, c’est sur ce second sujet que vous devriez réviser votre jugement si vous ne démordez pas de la qualité de l’esprit de cet homme, et ne pas prétendre aussi vite sur ce point qu’il n’a pas raison. C’est ce jugement, très sensé et écartant l’immédiate contrariété d’un désaccord, qui éviterait de faire dire, comme cela se rencontre souvent : « Monsieur, restez-en à votre domaine précis de compétence où je vous apprécie, car sur toute autre chose vous êtes manifestement un benêt ! » : mais comment un homme serait-il un benêt et ne le serait-il point ? Peut-on croire qu’il n’y a, dans le domaine où l’on reconnaît l’excellence de cet homme, aucune analogie, nulle similitude de méthode et de réflexion, avec cet autre domaine où soudain, comme vexé, on a décidé qu’on le mépriserait bien plutôt qu’on ne l’a déduit ? Existe-t-il bien deux sujets de l’intelligence incompatibles et qui n’entreraient absolument pour rien en relation dans la manière dont on les assimile ?

Je ne donnerai pas dans le panneau de « l’esprit littéraire contre l’esprit scientifique », selon lequel ces champs sont largement opposés : ce sont des foutaises plus ou moins drôles, fondées sur des prétextes plus ou moins flatteurs, qui ne vérifient qu’une chose, à savoir qu’on apprend avec davantage de plaisir, d’assiduité et de conséquence une matière qu’on aime en particulier. Pour autant je n’ai jamais constaté qu’un philologue fût incapable de comprendre la physique, ni l’inverse, ayant en revanche souvent remarqué qu’on était moins disposé à réaliser un effort, et donc un apprentissage solide, dans un domaine qui répugne. Il suffirait de mesurer avec quelle méthode scientifique on interprète un texte pour ne pas s’étonner qu’un philologue est également apte aux sciences physiques – c’est à condition non seulement qu’il s’y intéresse, mais que sa qualité de philologue ne soit pas usurpée et repose vraiment sur des fondements logiques (ce qui n’est pas évident quand on examine sur quoi « réussissent » aujourd’hui maints étudiants en littérature, et la réciproque ne serait pas fausse, à analyser le peu de nécessité d’un étudiant en physique à comprendre ce qu’il ne doit qu’appliquer). Toutes les catégorisations qu’on fabrique des compétences intellectuelles repose sur des préjugés de confort qui servent à légitimer par une fatalité innée la paresse qu’on éprouve d’étudier tel champ de connaissance : en vérité, on n’a pas sérieusement de mal à apprendre une leçon de physique plus qu’une autre de littérature, on a seulement du mal à s’y intéresser autant, c’est le degré d’investissement et de concentration qui explique pour l’essentiel la disparité de résultats et non, du moins jusqu’à un certain point de complication, les dispositions mentales – encore que cette « complication » ne saurait consister en une somme de connaissances nécessaires à avancer dans l’étude, car toutes les connaissances qu’il ne suffit que de retenir ne diffèrent pas par nature, je veux dire qu’elles s’accumulent dans la mémoire par un processus cognitif à peu près identique pour toutes matières ; et donc cette complication où peut achopper l’esprit ne se résume pas à une multitude de données à apprendre qui entraverait la progression dans telle science, mais bien à quelque faculté intellectuelle que les rudiments de cette matière, jusqu’à tel point, ne permettent pas d’appréhender, et je pense notamment en littérature à ce que j’appellerais « l’esprit de vraisemblance » qui, au-delà d’une analyse textuelle élémentaire, est capital pour estimer ce qui est ou non imputable à la volonté de l’auteur, ou encore, en physique, à ce qu’on pourrait baptiser « l’esprit d’arithmétique » qui nécessite d’extrapoler à partir de données chiffrées et de symboles immatériels des conclusions de l’ordre de la supputation ; ces deux spécificités sont, notons-le bien, des domaines élaborés mais sans rapport évident de l’abstraction, faculté dont tout esprit ne semble pas forcément pourvu ni tout à fait apte (encore que cela se discute, et peut-être qu’avec entraînement…)

Mais aucune objection, je crois, ne saurait utilement contredire la thèse selon laquelle, dans les capacités communicables et transmissibles, générales, en somme, et où les spécificités mentales ne sont pas nécessaires, on ne saurait voir un esprit déchoir ou se sublimer tout soudain d’un sujet à l’autre. On trouvera bien, par exemple, que tel excellent économiste est absolument nul en sciences politiques, mais cet économiste prétend-il le contraire ? et, s’il se compromet en ce domaine dont il ne connaît rien, comment être sûr que, quant à l’économie, avec si peu de critères qu’il détient manifestement pour se savoir une profondeur, il ne débite pas aussi avec légèreté toutes sortes de mensonges parce qu’il est justement incapable de reconnaître quand il a raison ou tort ? Chez les cas célèbres, on a toujours l’impression de pareilles contradictions qui, en réalité, n’existent pas : Pascal, par exemple, qu’on estime chez nous un esprit brillant, a évidemment proféré une suite d’absurdités sur la foi et la nécessité qu’il y avait d’être croyant (dont son stupide et malhonnête « pari »), mais on a déduit de ses intéressantes pensées, par exemple sur le divertissement, que, quant à l’observation psychologique et morale, il était d’une certaine sagesse ; or, on trouverait, en y regardant bien sans lui accorder le bénéfice-du-doute sur le fondement irréfléchi de sa bonne réputation (les études littéraires consistent souvent, en tout et pour tout, à expliquer pourquoi on doit entretenir sans remise en cause la vénération de tel ou tel nom illustre), que ces pensées sont brèves et communes, qu’un homme si engagé à encourager la pratique de la foi aveugle ne pouvait être un esprit fort raisonnable, et que c’est sans doute statistiquement que, dans le lot nombreux des platitudes pourtant bien mises qu’il a faites, il s’y trouve, là, quelque vérité : c’est qu’en écrivant ou en parlant beaucoup on ne saurait toujours avoir tort ! Au même titre, Céline est un écrivain extraordinaire, mais a-t-on prétendu qu’il l’était par la justesse morale de sa pensée ? Ce qui précisément rendait son style supérieur, c’est, pour le dire en gros, la façon dont délibérément il s’écartait des formes en usage tout en conservant une certaine propreté littéraire, je veux dire une conscience de sa supériorité, en sorte que ce style admirable ne vient point en contradiction avec l’antisémitisme de son auteur, bien au contraire, sauf à dire que ce style reflétait une très grande profondeur de la réflexion, ce qu’on ne saurait prétendre, à mon avis, de sorte qu’on ne devrait pas dire que cet écrivain avait à la fois raison (quant à la littérature) et tort (quant à la conception des Juifs), mais plutôt qu’il eût écrit avec plus d’intérêt et de hauteur si sa réflexion avait été plus juste, et qu’il eût été un penseur vraiment magnifique s’il avait appliqué à toutes ses opinions le souci scrupuleux qu’il a accordé à la forme et aux effets de son écriture. Céline n’était pas d’une part un génie et de l’autre un imbécile, il manquait de méthode pour réfléchir juste, mais il n’en manquait pas pour restituer la teneur et l’impression de ses réflexions, en quoi, si l’on applique le mot de « génie » à une faculté de penser avec exactitude, il était aux antipodes, tandis qu’il était un excellent et original technicien ; il n’avait, en somme, pas tort et raison, mais il avait généralement tort sans doute, tout en écrivant vraiment avec supériorité.

Voilà pourquoi, quand il vient, au sujet d’un esprit particulier, le sentiment d’une grande inégalité de sa raison, vous devriez, plutôt qu’en déduire que sur certains sujets il ne sait pas ce qu’il dit, en profiter pour réfléchir si votre jugement n’est pas en cause, ou parce que vous avez surestimé la raison de cet esprit sur la chose où vous partagiez ses vues, ou parce que sur celle où vous ne les partagez pas vous vous précipitez dans l’idée que votre ancien « sage », parce qu’il n’est soudain pas de votre avis, a tort – c’est plus logiquement vous qui vous trompez, à moins que vous ayez mal compris. C’est toujours cette cohérence – cette psycho-logique – qu’il faut rétablir pour ne pas considérer autrui comme une machine contradictoire et régulièrement détraquée mais plutôt comme un être qui, sur de certains enchaînements d’une nature toujours identique, commet systématiquement des défaillances. Par exemple, comment ne pas attribuer à M. Zemmour une grande pénétration générale et un esprit organisé, et pourquoi, au prétexte qu’on ne se reconnaîtra pas dans certaines de ses idées, lui dénier tout crédit intellectuel : c’est absurde et de mauvaise foi, cette représentation d’un homme qui chute tout à coup du sommet à l’abîme sur une pensée qui ne nous correspond pas. Mais je sais que sa réflexion au sujet des Français s’accompagne d’une prévention favorable, d’une éthique principielle et infondée, à peu près la même que M. De Gaulle, selon laquelle son pays est constitué de gens intelligents, qui n’ont aucun mal à discerner la vérité et qui en font naturellement leur recherche essentielle dans l’existence, et, pour se le persuader en dépit de l’observation, le polémiste a dû admettre que c’est un facteur étranger qui retient le Français de s’épanouir dans une telle « philosophie ». Mais, pour moi, ce défaut de raisonnement, qui ne se situe qu’à un point de la réflexion, ne remet nullement en question la sagacité globale de l’homme dont la méthode est plutôt sûre – et si je me défie relativement de cette opinion sur un point, c’est seulement que M. Zemmour paraît fiable parce qu’on ignore ce que serait un contradicteur encore plus fiable de nos jours, tant ils sont rares à savoir penser. Je devine que c’est ce présupposé qui contrarie la justesse de ses vues, de sorte que chaque fois que cette imagerie n’intervient pas, sa raison ne vacille guère, et je constate qu’il remporte les débats. Voilà pourquoi cet homme n’est pas contradictoire pour moi, raison et tort : il est admirable pour la rapidité de sa pensée et l’efficacité rhétorique de ses assauts, mais tout sujet national le trouve foncièrement en prise avec un préjugé de patriotisme qui est une conception sise en-dehors de toute réalité du côté de la morale.

On peut bien admettre que certaines personnes ont intérêt à passer pour plus renseignées qu’elles ne sont, mais on doit cesser de croire que des génies sont aussi des imbéciles. Le croire, c’est être idiot égocentrique. N’affichez pas, surtout, votre stupidité en continuant de prétendre : « J’admire tel homme sur tel sujet, mais sur tel homme il a entièrement tort », car ce n’est pas l’homme, ainsi, mais vous-même, que vous discréditez.

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