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Henry War
9 septembre 2022

Retour aux sentiments

On ne m’a peut-être pas compris – non : certainement ne m’a-t-on pas compris, et m’a-t-on plutôt oublié sitôt lu, et ne m’a-t-on même pas lu, et qu’importe puisqu’il s’agit d’un « on » oratoire, tout de style, par lequel je me justifie, moi à moi-même. Ce que je veux m’expliquer à présent, c’est que je n’ai pas résolu de ne plus jamais ressentir, que je n’ai point décidé et par principe de m’abstenir d’adhérer aux sentiments humains, de m’en défier obstinémentavec ou sans lubie, ce n’est pas une originalité faite pour me singulariser, je ne prends pas la pose pour me valoriser en intempestive réaction, ça ne s’est pas présenté à moi comme une contrariété ou une opiniâtreté, avec le caractère d’une définitive et péremptoire boutade. Ce n’est pas un « na ! » de déception ou un « zut ! » de défi, moins encore le procédé indirect et hypocrite par lequel je solliciterais un contact ou une consolation : gardez-vous donc bien, par vos sympathies apitoyées, de me vouloir raviver, car il ne s’agit pas d’inciter à me réattendrir – on ne m’aimerait pas, et je ne m’aimerais plus, en solliciteur et en influençable. Je veux dire surtout que je crois bien que je finirai par y revenir, aux sentiments, que ce n’est pas par dogme ou par doctrine que je me serais engagé à y échapper, je ne m’en suis provisoirement dépris que parce que j’ai fini par comprendre, sur une multiplicité d’indices concordants et indubitables, que les sentiments tels que je les ai trouvés, analysés et reconnus, n’étaient en réalité que la mauvaise superficie de la conscience. On est décidément plus fort à s’en débarrasser, on s’extrait alors de cet univers de prétextes où toute pensée se cantonne à des automatismes faciles et prochains, où la réflexion doit toujours en premier lieu considérer d’influentes et fallacieuses périphéries, se trouver ainsi plus adhésive et compatissante comme s’il s’agissait d’une condition préalable au jugement, avant même d’incliner vers son objet de vérité, et avec combien d’altération alors ! Et pourtant, je ne doute pas qu’il puisse y avoir du vrai dans le sentiment, et même une valeur, et même une supérieurebeauté, c’est d’ailleurs, plus qu’une prescience, une connaissance logique, non une foi, en ce que le piètre remugle qui nous en parvient continue, je crois, de transporter, malgré la corruption millénaire et l’accumulation des strates adultérées, la trace de fragrances inaltérées qui provoquent déjà, si presque insensibles, un bouleversement : c’est bien probablement que cette essence magnifique des sentiments existe, qu’il reste une substance qu’on peut nommer, par extraction ou sublimation, « sentiment », et que cette substance irradie. Il y a probablement de l’Amour dans ce qu’on nomme aujourd’hui « amour », dans ce qu’on étale sous cette pompe désossée, dépulpée, désincarnée, comme la carcasse sous l’équarrissage de milliards de vents qui l’ont écorchée, lissée et recouverte des artificielles poussières sans cesse actualisées. Je suppose qu’avant ces bâtardises, avant que les religions unes à unes se soient emparées de ce trésor pour leur propagande, avant que l’opportunisme des personnes et des foules, sur ce fond d’influences presque imparables qui exigent et imposent à la fragilité et à l’inconstance des êtres, leur ait inconsciemment soufflé la doucereuse persuasion d’une « morale » faite d’ersatz, il y avait le Substrat commun et profond, l’Authenticité sentimentale, les véritables Feu et Glace de l’âme – si ces expressions conservent quelque ressemblante portée, ce que j’ignore encore – cent fois plus élevé par exemple que l’instinct maternel, élémentaire, et bas, et sanglant presque comme des menstruations, qu’on prétend Affection superbe et qui n’est que primitif et primal. J’estime très plausible, à mon esprit qui ne surestime jamais, l’existence d’une Lumière blanche d’auguste Tendresse, quelque Entité insoluble et suprême qui, étouffée dans la gangue rocheuse et minérale qui s’y est agrégée, persiste insoluble et invisible, malgré l’érosion et la subduction, comme une couleur ardente, en-dessous du conglomérat durci et noir qui la fossilise et lapidifie – l’involontaire et aléatoire obduction de nos émotions la fait quelquefois brièvement émerger, mais alors, avant même qu’on la distingue, elle s’éparpille sous les dépressions vulgaires des replis du temps présent comme des cristaux trop sporadiques et légers, irrésistibles à la triviale brutalité de l’époque et inaccessible à ses regards rustres, si balourds. Je ne nie pas la puissante vraisemblance de cette transcendance enfouie et neutralisée, ni qu’on doit pouvoir retourner au fondement de cette convertissante pierre sentimentale, trouver moyen d’y plonger la pensée, d’en réinstruire le constat mental, et, depuis là, de s’y baigner l’esprit ; pourtant, je l’avoue, je ne sais de quelle matière ce noyau est fait, par quelles propriétés il se signale, sous quels aspects il se cache ou révèle, comment on y accède, et il m’est même impossible d’augurer par quoi je le reconnaîtrais, l’Exact, plutôt qu’une des innombrables copies mièvres avec lesquelles depuis longtemps on le confond et sous lesquelles on l’ensevelit. Je préfère ainsi ne pas croire, pour sa découverte, en une « révélation » soudaine ou en quelque illusoire « évidence » : ce qui produit en nous cette force de spectaculaire « clarté » ne consistant généralement qu’en résurrection de préjugés de l’enfance, impuissances veules qu’on se plaît régulièrement à recouvrer et à revêtir de vertus miraculeuses : c’est généalogiquement et méthodiquement qu’il faut remonter au sens expurgé des sentiments, au Sentiment entièrement lavé, nettoyé dessentiments – microscopique précipité ou distillat –, et c’est seulement à ce procédé « mécanique », au même titre qu’il faut des sondages et quantité de solides et bruyants moteurs pour extraire l’or et particulièrement les minéraux rares et fragmentés, dissouts, qui sont presque à reconstituer chimiquement tant leurs vestiges sont infimes, qu’on saura, d’un argument irréfragable, si l’eau de ce gisement – eau en tant que limpidité comme on parle de l’eau bonne ou mauvaise d’une gemme – est ancienne et pure. Mais rien de plus absurde que de rêver et quêter la source jamais perçue en se servant des sens extrêmement dénaturés, dépravés, dégradés comme le sont les communs nôtres : nos sentir artificiels jamais ne mèneront au sentiment authentique, il ne faut point compter, pour y accéder, sur l’intuition née d’un rapport des choses à l’être en nous déjà si vicié. Pour parler nettement, je pense qu’il n’est pas d’autre choix, pour parvenir en la matière à des résultats sûrs, que de refonder de zéro et par la raison toute la logique du sentiment.

J’ignore quand j’entreprendrai méthodiquement cette étude – je ne l’envisage seulement pas avec agrément, mais avec une sorte de studieuse terreur, il y manque surtout la perspective d’une moindre fluidité qui fait la satisfaction d’un progrès. C’est un travail qui doit être soutenu avec insistance et vigilance, d’une grande pesanteur et dont cependant les conclusions doivent faire leur apport de légèreté, de « gai savoir », à toutes les perceptions de l’homme, et qui serait certainement mal exécuté en dilettante et par intermittence. Un questionnement persistant, un esprit de suite, très appliqué, très résistant, conséquent, impavide, doit, sans concéder d’office, analyser par étapes successives les indices du Sentiment, comme l’enquête minutieuse risquant de comporter des fausses pistes, de mener à des extrapolations graves susceptibles d’accuser ou d’innocenter sans éléments probants. Il importe probablement de conduire l’exploration en une seule fois, infailliblement et droitement, de tirer chaque conclusion inébranlable du reflux vers la profondeur avec l’honnêteté exténuée d’un pionnier solitaire et sans repère, et constituant de lui-même ses marques selon le résultat objectif de chacune de ses prospections : se concentrer, ne pas précipiter, faire l’œuvre presque intolérable du médecin suspendant scrupuleusement son jugement avant de connaître le patient soignable ou condamné – ce nodule, est-ce la « pépite » ? Or, on sait bien combien le prospecteur d’or a coutume de s’illusionner dans l’anticipation de ses découvertes, car il veut voir à tout prix des filons, il espère et il croit plutôt qu’il ne sonde la Terre avec l’impassibilité et la neutralité du chercheur, une fièvre l’anime et l’aiguillonne, un il-faut qui le désoriente à la folie et lui fait creuser assez fébrilement des mines absurdes et maniaco-dépressives ; c’est qu’il sait ses ressources limitées, temps et économies, et, trop pressé de forer, le corps et l’esprit galvanisés d’impossibles contentions, comme explosant d’attentes cumulées, il finit souvent par se précipiter en galeries stériles, il n’est pas encore au point précis où il faudrait percer et descendre, et, s’en tenant à des variétés de rumeurs, il gesticule, hardi, brave et désespéré, et s’enterre dans des mirages étouffants et aliénants : ce que la roche décèle sous lui lui semble propice, mais ce n’est que du caillou sombre et ordinaire où son regard seul place de potentiels joyaux. Il lui manque l’équanimité de la science, froideur qui semble relever de l’insolence au banal chasseur de trésor, car davantage il aspire à trouver – tout lui est de cet enthousiasme et de ces signes dont sa motivation a besoin et qui l’encouragent – qu’il ne se résigne à chercher, et c’est parce que je mesure cette différence que je réalise la nécessité d’une grande provision de durée et de flegme pour cette délicate entreprise. Je ne me sens, moi, nul proche attentif, famille, amis, avec ce que cela impose d’image et d’espérances, pour rendre des comptes réguliers de ma progression et ainsi de ma « valeur », ma poursuite est sans avidité ni gloire, personne ne m’attend avec impatience pour que je lui livre le récit de mes pérégrinations et lui revienne avec « du butin », ainsi ne suis-je pas même tenté de me vanter, je suis un homme sans rendez-vous, la posture fiévreuse et émotionnée qui aurait pu m’advenir et me précipiter m’est inaccessible, inconnue, étrangère, et même plus que largement suspecte ; il n’y a en moi, y compris en ce journal de pensées, pas l’once d’un désir de popularité, nulle adresse, rien qu’un monologue abandonné et ignoré, étant content d’être quelqu’un à mon intime conscience sans insatisfaction de n’être personne pour autrui ; je me vaux – portrait sans témoin ni spectateur –sans souci de parure, sans pavane, sans épate, y compris sans même de miroir pour me distraire.

Et c’est sans aucun doute parce que je me suis déjà dépris du sentiment que je suis mieux préparé à le reconquérir, car nul écho en moi, nulle réminiscence, aucune tendresse, vraiment pas une attache, ne me complaît aux mensonges du passé : ce fatras, je l’ai abandonné sans une rancune, je l’ai démontré faux avec un théorème objectif et imparable, l’homme de science l’a réfuté sans malice, je n’ai pas eu une rancœur à défendre ni une affection à pourfendre, c’est même un bénéfice immense, rare, prodigieux, que ma vie fut si propicement sans événement etnormale, car c’est grâce à cela que je suis parvenu sans ressentiment à disséquer la facticité des sentiments contemporains, que j’ai réussi à ne pas faire de l’affect une aporie principielle pour lutter contre les affects. À présent que je vis sans besoin, et même avec une défiance raisonnée pour les semblants de vertu émanés du « cœur » et de « l’intelligence du cœur », défiance toute empirique qui ne procède pas de déceptions partiales mais d’analyses réitérées et confirmées, d’observations patiemment établies en règles affinées et vérifiées (mais peut-être à l’origine ma mère, qui fit une si grande culpabilisation des sentiments – on éduque souvent ainsi les enfants –, a-t-elle été la cause initiale d’une certaine lassitude de cette partialité, les sentiments allant toujours contre les autres à son bénéfice) –, je ne me sers plus de cet outil des sentiments, de ce prisme, de ce biais, les sentiments m’inspirent un recul immédiat, je ne leur passe rien, je ne leur admets nulle prédominance empathique, ni en action, ni en état, rien ne filtre au tamis de critères si fallacieux, je tiens pour avéré qu’un sentiment ne veut rien dire en soi, qu’il ne justifie rien, qu’il ne signifie et ne vaut guère plus qu’une adhésion ou même qu’une persuasion, qu’en tant qu’expression similaire aux grimaces d’une société homogène il n’est que conformité, signe d’une solidarité plutôt que d’une émanation de soi, le sentiment est toujours copie – humeur et expression – d’un appris jamais interrogé, et l’on pleure de joie et de tristesse indifféremment et à très peu près pour la même cause, on ne s’est jamais donné la peine de choisir l’émoi dont on use, on a ainsi pris le premier vu qu’un désir d’épanchement nous intimait de reproduire – et ça a fait du bien, toujours­, consolation ou purgation : catharsis ; le sentiment délivre comme le mensonge.

Or, c’est une étape primordiale d’avoir laissé sans amertume cette épingle spécieuse au passé, cette dépendance, ce déguisement, cette forfaiture : j’estime un avantage essentiel ce que d’aucuns jugeraient une « lacune » ou un « défaut » acquis de sympathie, en ce que cet abandon demeure chez moi soutenu d’une compréhension supérieure pour ce qui caractérise « l’homme sentimental » – je sais qui vous êtes, et vous ignorez qui je suis. Ne plus tendre à la compassion, ni incliner à la « communion », ni pencher à la tendresse de ceux qui prétendent sincèrement souffrir ou aimer tandis qu’ils ne font qu’exprimer des simulacres, mais examiner plutôt cette performance et ce jeu défoulantcomme le vernis ignoré de gens qui se motivent et s’exaspèrent, qui, en hygiène douteuse et inconnue d’eux-mêmes, irréfléchie, s’entraînent et se transportent, sans que je sois imputable d’« inhumanité » ou d’inaptitude qui me rendrait incapable comme congénitalement de m’identifier à eux, de condescendre, puisqu’en définitive je prouve toujours combien je les devine, c’est bien cela qui les méduse : voilà qui constitue l’intégrité nécessaire à appréhender ce voyage dans l’intimité du sentiment initial et authentique : initiatique, le mot-valise par hasard tombe extrêmement juste. Ne plus dépendre de conventions et de paradigmes antérieurs, ainsi ne plus se méprendre aux usages et préjugés, ne plus user des legs des sociétés comme fondements de philosophie, traverser ce qu’on croit les éléments indispensables de tout rapport au monde et aux êtres, tous les prémisses, postulats et axiomes qui nous dirigent et qui gouvernent nos représentations, se représenter enfin d’autres points de départs, d’autres sources d’interprétations de la réalité que ce toujours si médiocre et identique plancher de solidarités obtuses, pressentir le dépassement nécessaire des proverbes platement théoriques en actes durs et tranchants, en être venu à abhorrer presque d’instinct le mot trompeur, l’habitude et l’attitude, tout ce mannequinat prostitué aux répétitions réconfortantes que sont à présent les sentiments, ne redouter en définitive, si totalement solitaire, si stylé d’inimitiés au point que sans toutefois les provoquer je ne les regarde plus, je le jure, qu’avec une espèce de curiosité (mes visites sur les réseaux sociaux se bornent à confirmer que les messages que j’ai reçus sont environ une fois sur deux pour m’agonir : plus j’ai de « notifications », plus par anticipation je m’interroge sur la variété divertissante des injures), plus aucun crime de lèse-humanité, blasé des coups et des morsures qui, dans la dimension alternative où je suis, ne heurtent que de l’espace vacant, si bien que n’importe quelle amitié d’emblée me dégoûte comme un avilissement, que le refus de la plupart des compagnies m’honore en une distinction, voilà le moyen – ce haut mépris surtout de toute susceptibilité intérieure, ce rejet construit de ce qui n’est que conjoncturel et incident dans l’élaboration véritable d’un homme comme individu – le plus propre à investir et instruire ce champ d’inédit, au-delà ou à part de toutes les conceptions antécédentes de la cohésion et de la ressemblance. En une telle recherche, on est bien plus susceptible d’aboutir si l’on n’applique pas au Vrai qu’on poursuit la supposition qu’il se rapporte à des attributs déjà présents en soi, à une expérience même incomplète mais en partie assimilée, à un mode de perception qui n’est pas entièrement étranger à sa manière préexistante de déduire ou de visualiser, supposition opportuniste et qui détourne du Vrai parce qu’on l’agrège alors d’autorité à ce qu’on est, parce qu’on le subsume un devenir mélioratif et plutôt comme un progrès personnel que comme une révolution intérieure, de sorte qu’on s’empêche d’en faire la découverte en le supposant une déjà-présence. On veut alors garder de son existence, tandis qu’on devrait s’apprêter en principe à la révoquer, quelque mesure, une proportion à conforter, une affection qui est en principe ce qu’on s’engageait à remettre en doute. Or, en m’étant départi, moi, de tout sentiment, y compris de l’amour-propre (tout ce que j’estime en moi est un devoir encore que trop laborieux, je suis le contraire d’une susceptibilité, on m’insulte toujours sans provoquer en moi de la haine), je n’ai rien des sentiments à me conserver, et, allant en quête de leur source, c’est sincèrement que je prends le risque de me détromper en les restaurant : c’est bien ainsi que doit procéder un jugement retiré de ses intérêts, extrait du désir captieux de se confirmer, distinct soi-même aussi largement que possible de son objet d’étude. Je n’ai rien à péricliter, ni à admettre l’artifice du sentiment ni à le ressusciter sous telle forme ; je pourrais aussi bien me juger sans subjectivité, et ainsi ce n’est pas moi que je prendrais pour mesure, mais une distance au phénomène, n’ayant pas d’émotion non plus à me décrire ou à me cacher ; je suis, on le sait, tout Impudeur. Il ne s’agit plus depuis longtemps de vérifier seulement si j’ai raison ou si j’ai tort, puisque je ne sais pas au juste ce que je cherche, ainsi me séparé-je plus fort d’une intention ou d’une conviction, et mes hypothèses n’insistent pas, n’y ayant point d’intérêt pro personam. Je serai plutôt surpris que conforté ou que déçu par un progrès, quel que soit ce à quoi je parviens ou ne parviens pas. Mon travail ne se présente pas comme le fruit « concerté » d’un programme : je suis si attentif à ma vérité asentimentale que je n’ai aucun scrupule à me contredire pourvu que cette réfutation m’offre à faire, en mon for, un accès plus haut. Je me sens toujours à la hauteur de la vérité que j’ai acquise ; que celle-ci me confirme ou m’infirme, n’importe : m’élève avec elle.

En revanche, l’inconvénient de mon indifférence installée au sentiment, de mon égalité d’humeur à son endroit, de ma quiétude après la preuve de son infondé et de sa superficialité, c’est que j’ai moins impérieux le désir de m’atteler à la tâche d’une résurrection du sentiment, que ce soit sous l’aspect d’une expurgation ou d’une sublimation. Jusqu’à présent, j’avoue que, sans volonté à ce que cela se produise, le juste détachement de ces excitations m’a apaisé, non à la manière d’un bouddhiste illusionné dont la passion se tranquillise au mensonge fervent, mais à la façon dont le mathématicien démontre enfin l’impossibilité de la quadrature du cercle : un temps peut-être se détourne-t-il des carrés et des cercles, ce sujet lui étant clairement clos, parce que son intérêt retombe à la reconnaissance sans faille que ce domaine est vain, et parce que son esprit ne s’aiguillonne plus d’ambitionner, au surplus d’un long travail achevé sur les raisons d’une inexistence, de rétablir d’autres fractions de vérité en ce domaine des illusions. Sa trouvaille était déjà un dépassement qui l’a rasséréné, voit-on quelle sérénité supplémentaire il aurait à dépasser son dépassement ? Et se figure-t-on que les mathématiques se limitent aux carrés et aux cercles ? Pareillement, après avoir établi cette difficile révélation de la commune imbécillité des sentiments, ce que Nietzsche appelle une transvaluation, et après avoir trouvé à cet établissement un état de profondeur qui me dissuade, parce que personnellement ce m’est rendu inutile, d’y poursuivre mes travaux – je ne manque plus de rien en la matière, et la sorte d’ataraxie que me fait ce savoir, sans qu’il fût besoin de me guérir de rien ni que ce « baume » ne me valût aussi bien des animadversions et des invectives –, l'étude m’a apporté le surcroît de sagesse qu’un redoublement de contention mentale peut-être viendrait troubler. Ce que j’écris ici n’est qu’en apparence incompatible avec la distance dont j’ai parlé, cette nécessaire distance à l’être qui retient de ne trouver que ce qu’on cherche pour soi, car on ignore généralement à quel point un certain niveau de pénétration dans un sujet très délicat écrase la satisfaction, réduit la dignité que des individus très laborieux comme moi rencontrent au travail, et ne s’accompagne plus de l’impression d’un devoir accompli, comme si, peu à peu, il s’agissait plutôt d’un enferrement que d’un développement, un enferrement dont, en l’occurrence, rien ne me garantit et qui peut m’aliéner bien des vertus. Quand on a « fait le tour » d’un sujet, la bêtise opiniâtre commune est de continuer à péri-phraser : on devient alors spécialiste d’un rond, on s’enorgueillit d’être consultant en circonlocutions et sur des circularités. Pour l’heure, je n’ai pas encore effleuré ce ridicule ; surtout, j’ai bien raison : mon identité s’équilibre dans cette adéquation irrécusable à la vérité, mais si je continue et me dévoie, je pourrai avoir tort, et tirer cependant d’une espèce de certitude controuvée, ainsi que j’ai vu beaucoup de personnes s’y réduire indéfectiblement, une obstination malaisée, une inexplicable humeur craintive, effet indiscernable et empoisonné d’une dérive de la pensée qui cherche à se persuader. S’affiner à l’excès revient très souvent à ratiociner et à déraisonner. C’est assurément à quoi peut mener, poussée excessivement en une direction trop théorique et sans résultat, sans avenir, sans débouché, l’obtusion dans un système que rien n’ordonne ni ne confirme, sensation d’une quête monomaniaque et aliénante suivant les termes d’une mentalité partiale, trop engagée, refusant de se désavouer, persistant dans son vice. Car si je ne sais au juste s’il existe un sentiment réel, un sentiment « pur », sentiment qui ne serait pas social ou circonstanciel, pas un sentiment deconjoncture, j’ai du moins acquis la connaissance objective des adultérations du sentiment, et cette science, diffusément assimilée et consciencieusement intériorisée, m’apporte la stabilité intellectuelle, existentielle même, à laquelle contribue toute complétion du champ des savoirs véritables – je tiens pour hésitant et handicapé, pour désarmé et troublé nécessairement, pour foncièrement désorienté et en général aisé à réfuter, n’importe qui vivrait encore en ce que Zweig appelait la « pitié dangereuse » ou plus généralement la « confusion des sentiments ». De cela, je suis indubitablement renforcé à « l’école de guerre de la vie », j’y vois plus qu’évidence, un aboutissement philosophique, un progrès de siècles d’analyses, en ce que, pour simplifier, l’amour est à la fois persistance de l’être (Spinoza), représentation partiale (Schopenhauer) et morale justificatrice (Nietzsche). Et par-dessus la « connaissance », intégrer psychologiquement ces enseignements dans une idée pratique, dans un paradigme spirituel, s’en servir pour embrasser le monde, s’y appuyer pour élaborer des continuations expliquant des phénomènes de façon inédite, c’est à quoi se destine un être vraiment évolué, une synthèse, un destin, qui restitue en les incorporant les réflexions les plus exactes sur la nature de l’homme et du temps. Or, cette puissance y compris créatrice et transformante, cette transfiguration, assoit logiquement l’intégrité du penseur au domaine du su, il s’y fonde pour constituer ses regards et étendre sa pensée comme à partir d’un rocher dont il peut s’élever pour sentir le souffle de la falaise – air franc et glacé qui lui devient insigne de vérité éloignant les organismes malades (tout ceci est éminemment nietzschéen) –, et quoi ? il faudrait encore qu’à l’abri de ce plateau jusqu’où il a bravement gravi et au-delà duquel il ne voit qu’un brouillard épais, le marcheur s’aventure de nouveau, un pied dans le vide peut-être, et arpente ou escalade, pour ceux qui le détestent d’être monté si haut, des voies qui n’existent peut-être pas et pourront lui faire perdre le bénéfice de son ascension jusqu’à, par maladresse ou par excès, dévaler ? Pour moi, satisfait d’avoir évité les embûches du factice et du banal, en altitude et au mépris des gluants marécages de la plaine, je ne me tire déjà pas mal, et avec assez d’orgueil, de la dureté de mon périple ; ici, j’ai encore beaucoup à rapporter déjà de ce que je discerne à mes blancs abords immédiats, et suffisamment de quoi importuner, par l’évidence que je perçois alentour, des quantités d’êtres qui insultent depuis longtemps à la supériorité de mon épopée et demeurent incrédules de mes visions – j’ai déjà beaucoup à convaincre pour ce qui est évident, au point que je doute fort d’y parvenir. Je puis tout aussi bien me communiquer à moi-même les nouveautés des demi-abîmes, c’est déjà largement hardi, sans me proposer au surplus de tracer là-dessus de profonds chemins de connaissances d’où je sais que, absolument sans espoir d’être rien qu’entendu, je puis aisément glisser et me briser. Sur ces sentiers opaques sans balise et contre ces flancs rocheux, je pourrais me fourvoyer, j’ai tout à risquer ; or, je suis bien si haut. Alors, c’est obligé, j’hésite ; c’est peut-être un autre piège, comme de ces défis impossibles qu’on se lance à soi-même et qui finissent mal. Je ramasse mes forces, diffère un moment, mesure par quelle motivation je me livrerais à un exercice suprême dans une direction où rien n’est visible, où en effet il n’y a peut-être rien : voilà a source d’annihilation possible – c’est un rude travail où il n’y aura guère d’appuis, où les escaliers feront défaut et qu’il faudra creuser soi-même, où les pitons et les cordes, inexistants sur le parcours, requerront de jauger d’insondables parois et de fixer des jalons sûrs dans des rocs fondants et inébranlables. Pourquoi m’y adonnerais-je ? Je ne sais. C’est folie plus que gageure. N’empêche, pareil à ces amateurs de légendes plausibles et chimériques, plus j’en parle, et plus j’y suis tenté ; plus j’évoque ces images, et plus je me crois les invoquer. Après tout, je suis seul ; je n’escompte pas redescendre ensuite ; j’entends ne me mettre à la portée de quiconque, ni faire admettre mes visions, ni que cela rapporte – j’ai trop acquis la fatalité de ma solitude, de mon incommunicabilité, de mon mépris, et la certitude de l’animosité du siècle pour tout ce qui lui est supérieur. J’y monterai, c’est certain, et avec bien moins le risque d’échouer que celui qui, justement, tient à tout prix à faire fructifier ses découvertes : je m’abstiendrai de voir partout l’or ou le diamant pour ce que ce n’est pas, en la recherche des pierres inconquises, la valeur du marché qui m’intéresse.

Par quelle méthode, surtout, y progresser : problème capital que ce comment, auquel je dois instamment réfléchir, question ardue, d’une peine presque infinie dès l’abord, un tourment. Une piste, trop métaphorique encore : abstraire du sentiment ce qui relève de la « musique », du refrain, de la rengaine, le galvaudé, populaire, implanté, insinué, qui s’assimile et se fond au Contemporain, ce que l’homme social a admis une note juste et retient par accoutumance, ce qui en somme lui est accessible, répandu, pratique, justificateur, automatique, ce qui lui offre prétexte à l’abandon de l’irréflexion au nom de certaines « valeurs collectives » – tout ce qui ne passe pas par l’intellection, apparent paradoxe du sentiment qu’il faut ou qu’on peut motiver (je ne devrai surtout pas craindre les révolutions de paradigmes au cours de mon étude, car c’est précisément par affadissements des usages, par superpositions des absurdes institués, que selon ce que je devine le sentiment s’est appauvri). La mélodie réalise l’émotion acquise et restituée, mais sans le souvenir de l’apprentissage qu’elle oblitère, elle n’est que la réminiscence d’une leçon, rendue inconsciente et normale, ou du « bien » onctueux, le réchauffement d’une amorce qu’une éducation « morale » a placée en nous comme une mine et qui se reconstitue et explose au contact du memento : or, c’est, dans le sentiment, une facticité similaire qui remplace, peut-être en totalité, l’authenticité du sentiment dénué d’instruction. Nous sommes mus, uniquement remués, par l’émoi réactionnel, nous rétablissons des enseignements auxquels nous attachons non seulement nos valeurs, mais notre valeur, toute la valeur de ce que nous pensons et sommes. La vérité « pure » du sentiment est ainsi possiblement à rapprocher des effets des sensations, parmi lesquelles beaucoup sont encore mêlées et travesties d’appréhensions et de symboles, de rapports moraux à soi, atténués ou exacerbés au contraire, même si le corps se rappelle, bien que souvent l’esprit tâche à ne pas se le rappeler, que l’organe le plus au centre des perceptions du plaisir – tout au moins en l’homme – est le sexe, au point que toutes les autres impressions sensuelles sont par comparaison adventices et fabriquées. L’idée essentielle, en quelque sorte, serait de rendre à la conscience pervertie par des us, ainsi que le rapport du sexe à des sensations constituées « de tête », l’évidence flagrante du rapport du sentiment véritable aux sentiments élaborés : théorie peut-être inapplicable si, tant bardés de mauvaise foi que nous sommes, une telle réminiscence ne pouvait être initiée. Je ne suppose pas tant – là est la grande difficulté – qu’on puisse par extraction graduelle identifier une à une les propriétés du Sentiment comme on filtre la corruption de l’eau d’une piscine : d’abord, il est manifeste que l’habitude presque congénitale et comme atavique de la corruption fera nier l’identification du Vrai au point qu’on jugera toujours plus agréable de s’en tenir aux sentiments communs parce qu’ils sont du moins accessibles (sans compter que, comme toujours, on voudra constituer la définition même du sentiment sur ce qu’il provoque d’agrément né justement de la facilité, c’est-à-dire de la plus immédiate faculté à le reproduire), mais, plus encore, c’est qu’en l’occurrence, pour filer ma métaphore du bain, on ignore si ce n’est pas toute l’eau de la piscine qui est la corruption, si son « eau » comporte encore une essence d’eau, si la quantité de liquide n’est pas entièrement d’une autre matière et qu’un abus des perceptions et du langage insiste pour appeler : eau. Ainsi insisté-je pour ne pas prétendre d’autorité que le véritable sentiment, dissout dans le sentiment vil, y existe toujours ou même par extraits : il se peut fort qu’il y ait été entièrement neutralisé et désintégré sans qu’il en reste une trace jusqu’à avoir disparu, jusqu’à ce qu’aujourdhui plus aucun homme terrestre ne soit capable du Sentiment. Je n’exclus pas l’hypothèse de vivre dans une société où l’authentique humain s’est totalement perverti, fidèle à ma seule devise qui est de ne présumer jamais.

Et dans la conjecture de cette absence de vestige, je dois avouer que le domaine de mon étude, que le champ de mon expérimentation, que son laboratoire, autrement dit que son lieu, me demeure encore mystérieux : trouver le sentiment « au cœur de l’homme » ne veut rien dire tant il a l’habitude d’accoutrer ses impressions, « au sein du langage » ne ferait que produire des analyses linguistiques d’un pragmatisme et d’un intérêt douteux, « parmi les civilisations » réaliserait des analogies et des séparations fastidieuses sur des territoires et des époques presque infinis que je n’ai évidemment pas les moyens de conduire (d’autant, je trouve, que les résultats ethnologiques, lus notamment chez Lévi-Strauss, sont sujets à interprétations et si difficilement transposables que leur appréciation ne serait pas d’une plus grande évidence que des analogies psychanalytiques, que leur logique serait contestée, et qu’on accuserait leur partialité).  l’on doit explorer, c’est l’interrogation principale et initiale du chercheur méthodique, c’est-à-dire, en l’occurrence, où trouver une variété incontestable de l’amour, par rapprochement ou même par antipode ? Dois-je débuter depuis les sensations les moins incertaines pour me hisser aux sentiments douteux ? Mais est-il bien vrai seulement qu’un sentiment procède d’une sensation ? Il faut là aussi ne point postuler : sait-on si l’intensité des sensations n’est pas aussi corrélative à des préjugés au point que des sensations dérisoires soient exacerbées tandis que de brutales soient minorées ? Ne voit-pas que les femmes de certains groupes ethniques crient davantage aux accouchements ? Est-ce chez elles la sensation qui diffère ou l’expression de la sensation ? Cette expression même n’a-t-elle pas d’importantes répercussions sur son épreuve ? Qui peut savoir, sonder cela ? Quel nouveau travestissement rencontrera-t-on à le demander ? Il importe d’être très rigoureux dans une recherche aussi notoirement intolérable et qu’on ne manquera pas de taxer d’immoralité ; il importe surtout de ne pas commettre de faute… non : il importe de trouver le commencement d’un point de départ qui ne peut que se départir du dit comportant tant de trucages. De toute évidence, il ne s’agira pas d’interroger des gens : n’ai-je pas souvent démontré qu’ils ne savent pas ce qu’ils savent ? qu’ils sont peu aptes à traduire ce qu’ils sont ? qu’ils estiment la normalité une référence et un rassurement, au point d’avoir peu d’accès à un idéal extérieur ou même au Vrai qu’ils travestissent toujours ? que je sais mieux qu’eux-mêmes qui ils sont, ce qu’ils finissent par concéder quand je leur ai fait accéder à la strate approfondie de leur personne qui n’est d’ailleurs à peu près que la strate commune (même pour ce qu’il a d’essentiellement superficiel, le Contemporain ne se décèle pas lui-même) ? Mon étude ne peut s’établir sur aucun terrain relatif au témoignage ; il ne peut pas non plus prendre sur celui de la littérature existante : la fiction n’est-elle pas notablement l’univers de l’excès et de l’exception ? Ce que l’humanité vante dans une intrigue n’est pas son caractère de vérité, de vraisemblance, mais, au contraire, l’impression vive qu’il réalise sur la raison comme aberration – le suicide de Roméo et Juliette au tombeau nous paraît-il sentimentalement crédible ou au contraire d’une contrefaçon ampoulée et en cela désirable ? La Bible, ce presque universel succès, ne fonde-t-elle pas sa fascination sur l’incroyable déviance des faits et des affects qu’elle propose ? La littérature, terrain que j’aurais pu élire et sonder, est trop ostentatoire pour servir de repère à la réalité, y compris la littérature ancienne, grecque par exemple, où l’on aurait tort comme Freud de chercher des effets plus éloquents et moins d’épate, sans compter qu’on rencontre en tout triomphe populaire ou d’élite, quelle que soit l’époque, tant de phénomènes d’agrégations qui renvoient justement au contraire de l’intégrité radicale et nucléaire : il faut toujours admettre la supérieure probabilité, tant les peuples, médiocres, aspirent au divertissement, que la vogue est due principalement à un procédé général de racole passionnel ou à quelque malentendu d’ordre intellectuel. Et l’on remarquera aussi que la philosophie, en immense généralité, n’a disserté avec abondance sur les sentiments que pour complaire à son audience d’une manière ou d’une autre, mais qu’en tels sujets, mis à part Nietzsche et lui-même avec beaucoup d’incomplétude, on ne discerne presque nul auteur qui puisse soutenir longtemps l’examen critique sur l’origine immaculée des sentiments : ou des dogmes tiennent lieu de réflexion, ou, au mieux, l’expression d’une défiance a rendu compte d’un doute sur lequel le penseur ne s’est pas davantage engagé par crainte de la difficulté ou par préoccupation d’autre chose (ou parce que l’étude elle-même lui semblait vouée aux gémonies ou à l’échec, impasse que je n’exclus pas encore). Je ne sache pas non plus que, jusqu’à présent, un psychologue, avec notamment tout ce que sa profession comporte de flatteries et de douces espérances, ait méthodiquement procédé à l’analyse des corruptions du sentiment : c’est peut-être qu’il s’agit d’un effort impopulaire en ce qu’il paraît dénigrant ou « grincheux », peut-être aussi ce travail, qui semble « idéologique », passe-t-il les forces d’esprits accoutumés à travailler sur du matériel très concret et au sein de corpus dont la réduction des paramètres est d’une certaine aisance ; j’ai néanmoins l’habitude de chercher au hasard et dans toutes les directions des auteurs édifiants, et je n’en ai pas trouvé là-dessus. J’en demeure donc à ne pas identifier l’endroit de ma curiosité, de mon indiscrétion, de mon aruspice (car ne s’agit-il pas d’entrailles aussi que je m’apprête à fouiller ?), ni même vraiment une étude antécédente qui puisse me servir de substrat ou de support, et ce défaut constitue évidemment la porte close de cette science par trop énigmatique qui, pour l’heure, n’en reste qu’à une théorie sans entrée, un concept, une sorte d’élan ou d’essor, de volonté sans programme. C’est piètre, je le sais, mais comme j’ai résolu de livrer mes réflexions sans mentir, j’aurais tort de laisser entendre des résultats où je ne suis qu’à chercher comment « pénétrer au domaine » : les autres champs sont minés par la mauvaise foi polymorphe et hargneuse, il faut les démentir et traverser avec autour de soi plus de résistances et de rancunes ombrageuses qu’on ne peut en venir à bout avec une franche et révélatrice lumière. Aussi efficace soit ma blanche et conjuratrice véracité, il me faudrait, dans les espaces déjà investis de tant de mensonges, la tourner sans cesse de tous côtés avant de faire le moindre pas, de sorte que je n’espèrerais qu’un minuscule progrès à force de lever des obscurités qui me briseraient les reins : c’est que je devrais m’attendre à ce que tout fût dissimulation et défense dans l’accès que je voudrais y faire à l’essence du sentiment, pour la raison que la fausseté presque universelle ne tend qu’à se conforter et se justifier de ses mensonges et erreurs. L’effort serait épuisant de toujours premièrement distinguer au rapport de telle « science » ce qui relève de l’obstruction et ce qui malgré soi induit ou échappe, comme l’éloquent lapsus, une atteinte ou une intimité. Lorsqu’en une société dénuée d’individu on s’oppose aux conventions stylées, systématiquement l’abord d’une sincérité produit l’effroi et la répulsion – c’est ici le Vrai qui est devenu l’étranger, le banni et l’injure, et l’on réagit à son propre soupçon, aux indices de sa réelle présence, à ses latences, tentations et manifestations infinitésimales ou larvées, par des négations outrées où ce qui se devine le plus est la terreur de se constater personne et d’avoir disparu. Voilà pourquoi ce matériau – l’homme contemporain – rétif par principe et par instinct de toute évidence n’est pas propice à une avancée nette de mon étude, du moins au défrichement progressif et suffisamment clair dont j’ai envie pour ce travail.

Je quête donc l’endroit, mais non le procédé, car j’en dispose déjà et en suis sûr : s’il faut au scientifique le lieu et la méthode, j’aurais besoin, en ce lieu indécelé pour l’heure, d’une technique, d’une formule, d’un agent révélateur de la souillure, d’un sorte de dissolvant ; or, j’ai en l’espèce une faculté beaucoup plus propre que n’importe qui, et c’est mon talentueux soupçon à repérer et distiller ce qui relève du prétexte ou de la mauvaise foi, tout ce qui figure opportunismes et bonnes-consciences, ce qui a trait au mensonge, même insu, pour contribuer à forcer l’estime-de-soi : je ne me targue d’ailleurs pas d’une telle habileté, je m’étonne surtout que nul autre n’en dispose alors qu’elle est si utile à démystifier le Faux plaisant, le captieux, le spécieux, l’argutie ou l’aporie, que c’est en somme et en toute logique le levier fondamental de n’importe qui soucieux de la vérité. Il semble que chez nous on ne remette jamais en question l’assertion qui suscite des suffrages parce qu’elle avantage et vante, alors que c’est précisément ce dont il faut douter d’abord comme recelant probablement les artifices affluents, achalandés, des victoires bon marché qu’un confort bienheureux, satisfait à tel compte de ses position et réputation, préfère ne jamais révoquer. C’est mon atout majeur, ma puissance indisputée dans cette fouille, ma prééminence, de distinguer mieux que quiconque l’or de la pyrite, le grain de l’ivraie, la poudre noire à canon de la poudre aux yeux : je puis remonter sans trop de mal le cours d’un sentiment et le tamiser jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que sociabilités et avantages personnels, et c’est ma prérogative de le faire sans présomption, ni affect, ni système – cynisme, pessimisme ou nihilisme. Il suffit que se présente à moi quelque « âme » outragée ou pitoyable, aussitôt j’examine, et mon expertise est aussi intransigeante qu’irréfutable : très souvent, certes, on me juge dur, inhumain, impassible, on me prête des intentions au sein d’une philosophie de morgue et de dédains, oui mais on n’ose jamais prétendre, encore moins essayer de démontrer, que j’ai tort. Tout ce qu’on me reproche, c’est que ma raison souffre de ne pas concéder des réconforts, comme si le jugement devait dépendre en premier lieu de la compassion, comme si l’impératif catégorique de toute réflexion était premièrement de ne pas nuire. Je me moque de la blessure, je me moque de faire mal, je me moque de révéler le mal et d’en faire un bien, et ce n’est pas tant que je m’y plais que je n’en ai cure, ce n’est pas de ma part un sadisme mais une objectivité, je vois tout à fait et directement au-delà du mal que je puis faire et qui n’est relatif qu’à des conceptions artificielles puisque les maux généralement ne servent qu’à détourner l’attention : prétexte pour ne pas considérer ce qui fait mal. Mais pour l’homme de science, le Vrai ne fait jamais mal, ou plutôt la douleur relève d’une toute autre préoccupation qu’il ne peut mener ensemble de front ; quand bien même il s’agirait d’une science de la souffrance ou de l’antalgie, de l’apaisement ou de l’empathie, il faudrait d’abord que son auteur démontrât en la matière un fait départi de la considération de la peine que peut produire son œuvre. Ainsi, dès que j’aurai mon champ d’expérimentation, je n’aurai plus qu’à appliquer ma perspicacité, ma pénétration, mon intransigeance, mon aquiline acuité, je migrerai de mon altitude jusque sous les profondeurs contre le « toc », à la manière mécanique dont on détecte magnétiquement ce qui n’est pas métallique, et ce qu’il restera de ces échantillons après ce tri inexorable constituera un alliage inconnu, centre de mes intérêts particuliers, exemple de ce qui ne peut être considéré comme déchet ou scorie d’un sentiment peut-être ancien et fondamental. De cela, j’userai pour former, par amalgame, des monceaux de plus en plus massifs où je pourrai mieux puiser et voir, où mes observations et déductions seront de plus en plus justes et pertinentes, où les propriétés du Sentiment authentique, définies avec confirmations et irréfragablement, me permettront plus qu’à aucun autre de retrouver l’essence, par exemple, de la colère, de la peur, de la haine ou de l’amour.

Et j’ose prétendre qu’après ce travail monstrueux, qu’après ce surpuissant et inhumain retour au Pur, qu’après ce mépris du monde néanmoins suprêmement constructif d’un univers enfin vrai et profond, tous ceux – les très rares, sans doute – que j’aimerai ou que je haïrai, sur qui je glisserai seulement un témoignage de Sentiment, même rien qu’un apôtre du Sentiment-Prophète, ressentiront l’inédit de cet amour ou de cette haine si vertigineusement comme un hommage supérieur, d’une indescriptible émotion, incomparable en l’expérience antérieure, au point que, pris d’un trouble, ils considèreront que ce qui leur advient de moi est unique en son genre, qu’il s’y rencontre une qualité innommable venue du fond d’un temps superbe et éclatant, et que, aucun mirage ne pouvant l’expliquer ou le travestir, ils n’ont jamais été aimés, ou même haïs, avec plus de magnifique souveraineté.

 

P.-S. : J’ai trouvé, j’ai enfin trouvé – le « lieu ». Nulle part ailleurs : c’est en moi, rien qu’en moi-même qu’il faut chercher. Réalité ou fiction, je soupèserai en ce moi intime, éprouvé ou fabriqué, réel ou imaginaire – les deux ensemble – les paillettes de cette vérité généalogique, sélectionnées : le Sentiment. Je crois qu’il me faudra revenir à l’écriture d’ArkOne, bien que nul éditeur pour le moment n’ait accepté d’en reprendre la publication, de sorte que ce volume n’aura pas la chance d’attirer un lectorat plus que confidentiel… enfin, il fait longtemps que je n’écris plus pour être lu. J’ignore quand, en quel avenir, je me mettrai à cette suite : j’ai besoin de courage, et je ne sais pas si, au surplus de tous les tourments que je m’inflige pour réaliser mes quotidiens travaux de pensée, je me résoudrai à subir l’odieux inconfort, et conjointement, d’un travail si ardu qu’à peu près personne ne le pourra comprendre.

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