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Henry War
14 septembre 2022

Nous sommes personnages de roman

J’ai déjà parlé de la scission de l’humanité, d’une division des mentalités qui continue de se réaliser en deux modes d’existence, de l’incompatibilité foncière et inéluctable qui est née et ne cesse de s’étendre entre une tendance confortée au divertissement et une inclination résolue à l’effort, deux conceptions devenues « styles de vie » antagonistes et inconciliables. Ces deux esprits, disais-je alors, ne peuvent plus communiquer pour se comprendre, car ils ne correspondent plus, ils n’ont quasiment plus de point de jonction, leurs schémas paradigmatiques, valeurs et processus, ne sont pas seulement différenciés, ils ne se pénètrent plus réciproquement, leurs morales et sans doute toute leur cognition – je parle sérieusement – ont perdu leur attache : ils sont à peine humains l’un pour l’autre. Ce sont à peu près des gens de catégories mentales (probablement spectres encéphalographiques compris) aussi distinctes et étrangères que les habitants de deux planètes séparées, ne se ressemblant qu’en superficie mais avec des expériences qui, vécues sous le prisme de préjugés entièrement différents, entrent en totale altérité, et dont seul l’un a conservé la faculté de savoir ce que pense et comprend l’autre.

Ne pas ignorer cette fracture permet de ne pas s’étonner ou s’offusquer de sa manifestation.

Je lui avais pourtant écrit, à ce correspondant, et sans condescendance, que j’entendais la façon dont il ne pouvait appréhender avec ouverture ma critique du Contemporain, inaccoutumé qu’il était évidemment de lire des discours fermes et concrets, d’accepter que la vérité soit tranchante comme rasoir, de reconnaître que la justesse n’a aucun devoir à prendre des précautions ni à paraître s’excuser, lui qui supposait naïvement, benoîtement, moralement c’est-à-dire communément qu’avant de risquer une vérité, n’importe laquelle, il faut minutieusement peser le trouble qu’elle peut produire, déclarer une à une toutes les exceptions qu’elle contient, prendre garde que sa dureté ne dérange personne, et surtout ne jamais présumer d’une généralité, c’est-à-dire d’une majorité humaine, notamment si elle est négative, lui qui, homogène et solidaire ainsi que la sociable décence l’exige, et bonasse quoique pas particulièrement, admettait qu’il faut s’en tenir sur tout à un aimable et généreux bénéfice-du-doute pour prolonger une heureuse unanimité d’opinions, ne pas dénigrer, cacher le mal, vanter le « bien », et ne jamais aventurer sa parole au-delà de ce qui est toléré, faute de « qualifications » pour y prétendre.

Je savais cela, je connais bien le Français normal, je le sais même mieux que lui-même.

C’est pourquoi je l’avais averti qu’il serait probablement choqué par la franchise de mon verbe et l’objectivité froide que j’y arguais, par ce ton supposé de surestime et d’orgueil que prohibe plus qu’en tabou la médiocrité ambiante déguisée en modestie, comme il n’avait vraisemblablement pas lu d’auteur aussi utile et réel que Nietzsche qu’il eût détesté ou qu’il n’eût admis que sur un prétexte de célébrité, et probablement jamais lu un véritable écrivain de fond, un artiste conquérant de l’inédit ; c’est-à-dire qu’il avait perdu lui aussi, et c’était manifeste, la faculté d’être surpris et donc édifié où se justifie pleinement l’impression du choc, ce choc si proscrit et qu’on ne refoule que pour exprimer l’aveu qu’on n’apprend ou ne veut apprendre plus rien.

Je l’avais, en somme, préparé à ce gouffre des êtres, à cette frontière, à l’aliénité. Ce m’était une précaution de lui communiquer qu’il ne s’adressait pas à un Contemporain et, d’avance, qu’il n’était pas nécessaire de m’outrager d’étonnement brutal pour la vertigineuse incompréhension qu’il allait rencontrer.

Alors, il ne put s’empêcher de répondre, non sans une ironie qui me fut confirmée par la suite :

« Vous êtes fascinant. J’ai l’impression de communiquer avec un personnage de roman. »

Il avait raison peut-être. Cette demi-insulte était une confirmation. Rien ne me subjugua dans cette franche remarque.

En la dualité des êtres où nous vivons (bien que cette dualité ne soit perceptible que par une poignée d’esprits), « personnage de roman » constitue certainement une métaphore des plus poliment appropriées à ce que, pour le Contemporain, paraissent les intempestifs de ma race. En l’expression presque affectueuse et rassurante, qui dissimule une révélation par son caractère comique, il se trouve une négation partielle et pourtant doucement appréhensible de notre réalité, je veux dire de la réalité des miens : nous sommes déplacés, décalés au monde, et, quoique nous sommes vrais, il faut, pour que nous soyons tels, que nous jouions ; en sommes, nous ne saurions être tout à fait sincères en étant si peu solidaires, il doit y avoir en nous quelque chose d’impossible. La rareté de notre répartition nous rend à peu près invisibles au Contemporain qui peut bien avoir vécu même soixante-dix ans sans nous avoir rencontrés, sans avoir mesuré notre distinction et notre espèce ; du reste, même en nous ayant frôlés, il se peut fort qu’il nous ait fuis, car notre aura inquiète et humilie comme l’intrus. C’est pourquoi il ne nous estime pas « autres » car ces autres dérangeraient sa conscience par leur présence simultanée dans les bornes d’un seul monde, il est plutôt nécessaire que nous soyons en quelque sorte irréels : invraisemblables comme incarnations de fantasmes – je sais bien que celui qui lit aujourd’hui mes articles ne devinait pas auparavant qu’il existait de tels ego, mais c’est qu’il n’a jamais rien lu, ou plutôt qu’il n’a jamais lu quelqu’un. C’est l’individu qui choque, la singularité vérace aheurte, on ne tolère que des variations du moule commun, on ne supporte pas celui qui dit ou fait sentir : « Je crée comme nul autre » ou « J’ai absolument raison ». Quand, par le fruit d’une imprégnation qu’on n’ose pas nier ou qu’on est incapable d’envisager de révoquer, on se figure qu’il importe toujours en premier lieu de se faire accepter, avec discrétion, pédagogie, avec manières et diplomatie, avec toutes les marques « acceptables » de la sociabilité, on juge avec antipathie, réprobation et une animosité confortées par les conditionnements du « bon » siècle, l’austérité qui, justement, condamne, ainsi que l’attitude qui relève du registre de la distante et légitime supériorité. Premier réflexe ordinaire : « Qui êtes-vous pour… » ; réponse : « Pourquoi présumer que je ne sois pas assez pour… ? » La convention pour affirmer est à présent par défaut de se déjuger ou de se présenter insuffisant : symptôme d’une société qui ne croit foncièrement pas en l’identité ni en la vérité, qui suppose l’identité et la vérité des vantardises, qui a une foi profonde en la relativité de l’individu et de sa valeur, pour qui l’identité, par laquelle s’exprime la confiance de la vérité, est un leurre, un rôle : un personnage. Or, toutes ces conventions préliminaires nous font défaut, à nous les intempestifs qui n’adaptons pas nos langages à l’absence d’identité, nous ne disons pas pardon de savoir, ne feignons pas de douter pour épargner l’humiliation à ceux qui ignorent, n’avançons pas sous couvert de modalisations ce que nous avons déduit d’irréfragable : nos propositions sont sûres, nous les formulons telles. D’ailleurs, je remarque qu’on ne nous contredit guère sur le fond, on n’argumente pas contre nos raisons argumentées, on renonce bientôt contre nous à rivaliser, on abandonne cet effort au profit de la facilité de nous mépriser au prétexte ad personam d’un vice que nous aurions non contre la vérité mais contre l’usage, parce que nous affirmons trop, parce que nous avons trop réfléchi, parce que nous savons trop bien et qu’il ne se peut pas pour un Contemporain qu’un de ses « semblables » soit si certain de ce qu’il énonce, parce que nous refusons d’admettre qu’il existe simultanément des vérités contradictoire et que l’une d’entre elles ne doit pas forcément abattre l’autre, l’exterminer, la remplacer. Nous sommes quelque humiliante exception d’une société oublieuse et distraite, légère et inconséquente, en ce que nous admettons qu’une assertion qui n’est pas contredite doit aussitôt s’intégrer à notre être, à nos tréfonds, devenir en nous la vérité y compris provisoire, ce qui fait que pour nous tout est sérieux, que nous ne négligeons rien, qu’il n’existe pas à notre jugement de badinage ou de lubie : nous sommes une suprême et honnête considération, nous ne jouons pas, ne feignons pas l’intérêt, un sujet où nous intervenons ou dont nous sommes seulement témoins a perpétuellement pour nous l’importance des effets sur l’âme.

Or, cet engagement, cette implication, l’investissement où se devine une fébrilité et le souci de ne rien hasarder, est perçu comme un excès par ceux majoritaires pour qui tout est bavardage bénin et divertissement, et qui en sont à considérer l’exactitude un attribut trop exigeant et contre nature. La conception intruse par laquelle un véritable individu se caractérise avec puissance en son rapport au monde, le constat de cette couleur opaque et fauve, de ce contact ferme et abrupt, en contraste avec la fade et transparente ténuité des effleurements du Contemporain, provoque chez qui s’est habitué à toutes sortes d’écrans et de fantômes l’impression pittoresque, théâtrale, surjouée, d’un absurde, et la pensée que cet autre, trop réel, « ostentatoire » même, fait semblant d’être aussi attentif et minutieux, de sorte que c’est lui le spectre.

D’où « personnage de roman », « fascinant ». Et c’est logique : comment pourrait-on « jouer » avec une telle persistance ? voilà ce qui intrigue, il y faudrait quantité de mauvaise foi et un système de mauvaise foi, tout un caractère tel, oui mais le vice n’est pas décelable, c’est donc manifestement que l’interlocuteur d’exception est cohérent. Reste que ce n’est encore pas de l’humain, ça ne peut pas en être puisque ce n’est pas celui qu’on connaît, de l’humain standard, de l’humain majoritaire, de l’humain léger et flou, de l’humain-soi, celui qu’on rapporte à des attributs personnels : en tant qu’extraordinaires et logiques, nous sommes donc – c’est obligé –, « de roman ». Comme nous avons à la fois la truculence et le style, il n’y a de là qu’une faible distance à prétendre que ce n’est justement qu’une « gueule » ; c’est peut-être au mieux quelque chose comme une gueule passée en habitude, installée, une superficialité durablement acquise, une démarche faraude qui s’enracine. Nous sommes « accoutumés » à un jeu qui s’est fixé en tempérament, nous ne nous en rendons plus compte, c’est tout simple, à force de jouer : voilà ce qu’ils pensent de nous, idiots. Nous sommes ainsi distrayants, pas offensants, inoffensifs tant que nous ne sommes pas pris au sérieux.

Rassurants, nous sommes de la littérature.

L’individu qui ne s’excuse pas et qui crée, l’individu affirmant son individualité, l’individu qui ose et qui pourfend, est au jugement contemporain devenu de la fiction : retournement incroyable, c’est ce juge contemporain, qui vaut moins qu’un être, dont on ignore par quel miracle il tient en l’air, qui est devenu réaliste et réel, le repère, la mesure, l’étalon de l’homme. Je sais bien que celui qui ne sait pas qu’un individu existe encore, qui se contente du piètre modèle que lui fournit par dizaines sa société, qui écoute ce qui se fait « d’art » à présent et de « sagesse », quand il me lit pour la première fois, qu’il découvre ma « prétention » et mon « orgueil », ne croit pas, ne saurait croire, ne peut pas croire, qu’il s’agit là d’opinions sincères. Mon étrangeté, que je ne cultive pas en ce dessein, provoque l’intérêt et le rejet presque en même temps. Or, on s’abstient de discuter plus d’un quart d’heure avec des « êtres de papier », des « invraisemblances », des existences « impossibles ». On perd son temps avec des rôles, comme si l’on disputait dans un film. Nous ne sommes pour eux qu’images et pages. Nous n’existons pas : nous perpétuons seulement notre fiction – univers considéré factice. « À quelle époque vivez-vous donc pour écrire ainsi ?! » nous demande-t-on. On nous abandonne volontiers à l’aisé prétexte de notre implausibilité : il leur semble que nous formons des coteries mondaines et de pure épate, parce que nous déparons ; être, pour eux, c’est jouer le jeu d’une certaine sociabilité, c’est se conformer à certaines valeurs adhésives, on ne peut pas commencer une conversation sans cela. On veut pour discuter des gens plus matériels, plus modernes, plus saisissables, plus comme à présent, qui ont des avis et des manières prévisibles, qui sont un peu médiocres et ont les affectations d’autrui, communes et solidaires. Nous répondrions aussi volontiers, si nous y avions un intérêt : « À quelle époque vivez-vous pour écrire et lire avec telle intention de la ressemblance ? Et quelle ressemblance ! Vouloir s’agréger à ce vulgaire-là ! »

Triste, sinistre, affreuse époque où l’on confond, où l’on inverse, le rôle et l’être, où l’être est banalement devenu un rôle et où ce qu’on prend pour le rôle est la substance même de l’être qu’on a oublié ! On méprise l’être pour un rôle parce que c’est le rôle répandu, tandis qu’on n’est qu’un rôle sans être personne ! Il faut, pour se faire entendre d’un rôle, prendre les conventions du rôle, répéter en introduction tous les dictons du rôle, entrer dans la mentalité du rôle convenable, ou bien ne jamais être entendu : le public apprécie le rôle parce qu’il le comprend facilement. Qui écouterait ou lirait Nietzsche ou Hugo aujourd’hui sans penser : « Pouah ! Inutile de poursuivre : personnages de roman ! Ces hommes-là sont évidemment des cuistres ! Ils feignent la hauteur que personne, en notre siècle, ne peut démocratiquement avoir. »

… Et puis, j’y ai songé aussi : « personnage de roman » : quel bizarre rapport à la lecture, et que j’avais déjà dépeint ailleurs, me confirmant de nouveau ! Un personnage de roman ne serait donc qu’un fantoche incrédible qu’on fait ergoter sur des planches ? Ah ! Terrible ! Terrible ! Quel est-il devenu, ce lecteur contemporain, mauvais lecteur, lecteur ô combien lamentable, pour juger qu’un personnage est automatiquement une invraisemblance, un arbitraire décalé, un hors-monde, un pantin à grosses ficelles, une créature pour pur divertissement ? J’y ai réfléchi : « personnage de roman », l’expression serait, dans ma bouche, un suprême compliment, pour ce que je n’ai jamais vu tant que dans la fiction des êtres de profondeur, subtils, même plus légitimes que les personnes qu’on rencontre habituellement dans la vie moderne et qui déambulent et gesticulent selon ce qu’ils sont supposés. On mesure à ce mot : « personnage de roman », le détestable échec du livre, si ordinairement nul qu’il est parvenu à faire admettre, jusque dans la considération critique – raison pourquoi on ne juge plus de la vraisemblance d’un récit –, qu’un personnage de roman est par défaut le contraire d’une réalité. « Personnage de roman » : pas une accusation pour moi, ni l’objet d’une négligence, mais un éloge, sublimation de l’être, parangon d’identité – soyez bien honoré si je vous appelle un jour ainsi ! Ah ! Comment présenter cela comme un mépris ? J’ai eu raison d’écrire à cet interlocuteur, même sans méchanceté, objectivement, qu’il ne savait pas lire, qu’il n’avait jamais lu un vrai livre, et qu’un Ecce homo le choquerait. Nous sommes « personnages de roman », prononcé, cela, avec ironie et dédain : c’est bien que le roman ne veut rien dire pour ces gens, ni la composition, ni l’art, que tout ce qui est réel doit se prouver par sa banalité, puisqu’ils ont l’intuition proverbiale de réduire le personnage de roman au déclassement des superficies ; ce sont des gens qui rapportent tout à une plaisance et dont le rejet consiste en ce qui, n’étant pas assez répandu, sort pour eux de la réalité et doit donc se ranger du côté du méprisable. Un roman : méprisable ?! Un personnage de roman : méprisable ?! Plus d’art ! plus d’art ! c’est fini ! ils n’ont plus la moindre idée, ni même un soupçon, de ce qu’il faut d’effort et de grandeur, d’identité en somme, pour bâtir, y compris comme nous sommes devenus, un personnage de roman !

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