Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Henry War
29 septembre 2022

Le Contemporain est un Münchhausen

L’un des grands malheurs du Contemporain, c’est de n’avoir pas de malheur si authentique qu’il puisse se donner, avec cela, l’illusion de sa grandeur par l’impression d’une épreuve. Il se sait vivre dans un confort qu’il n’a pas mérité, toute comparaison historique ou géographique lui fait honte de porter une moindre plainte, et il tire de ce constat indéniable une révélation de petitesse et une forme de culpabilité qui l’incitent à se fabriquer des malheurs de substitution, des pseudo-malheurs, des malheurs de pacotille. C’est à cette condition que sa situation relativement privilégiée lui devient tolérable.

C’est ainsi que l’imbécile heureux – heureux de sa facilité et imbécile pour ce que sa facilité ne lui donne guère de volonté de s’édifier – doit s’efforcer à se trouver des raisons d’être triste : il lui faut avancer des prétextes à son très réfutable malheur.

La solidarité est un excellent moyen d’atteindre ce but : quand on ne souffre pas soi-même, l’empathie est un remède efficace à se sentir quand même affligé, de sorte qu’avoir mal pour autrui devient un ersatz de son propre malheur. En transférant ainsi en pensée une douleur jusqu’à soi, on la comprend assez pour la ressentir et s’en affliger. Suivant un procédé analogue où la figuration du mal remplace avantageusement un mal personnel, on peut aussi se figurer des souffrances et des craintes imaginaires, exagérées ou bien situées dans un autre temps, avenir ou passé : on parvient par exemple à développer la phobie de l’école, l’inquiétude du climat ou la culpabilité de l’esclavage, autant de soucis que nulle littérature sérieuse et reculée n’a représentés avec un décalage si bizarre, par considération surtout de sa profondeur et par anticipation de son ridicule.

Tous ces malheurs envisagés soulagent la conscience plutôt qu’ils ne soulèvent longtemps le cœur et ne pèsent durablement sur l’esprit, à l’opposé du malheur véritable dont on cherche en vain à se débarrasser. La préoccupation contemporaine est le contraire d’une préoccupation : on s’occupe volontairement la pensée d’un souci, mais un souci réel est par essence ce dont la volonté ne veut pas et ce qui la poursuit malgré elle – d’où le goût pour s’inquiéter d’un virus bénin, qu’on entretient pour se persuader de sa part d’héroïsme et se fantasmer des actes. On pourrait résumer sans grand excès le Contemporain comme celui qui, gêné de n’avoir pas de contenu, de ne contenir aucun problème assez grave, fait au grand marché des causes étalées sur la montre le choix léger de ce qui pourra satisfaire son désir de se savoir impliqué et engagé. On note toujours, d’ailleurs, que son choix est conditionné par le degré d’importunité que la personne est prête à assumer contre son bonheur essentiel qui lui reste une priorité : elle consent par exemple à s’indigner en faveur des migrants et même à manifester à l’occasion, mais rarement elle descendra dans la rue tous les week-ends, plus rarement elle ira porter son aide avec l’argent d’une association, et presque jamais elle n’offrira son gîte et son couvert à ces gens qu’elle a prétendu souffrir et dont elle n’affecte qu’avec ostentation de partager les douleurs. C’est toujours une transaction plus ou moins lâche et hypocrite avec ce qu’elle accepte d’endurer : si un peu de malheur la soulage, beaucoup de malheur lui nuit ; elle ne veut foncièrement retenir de la grandeur d’un mal partagé que de quoi se sentir moins minable, que de quoi se croire appartenir à une humanité respectable et digne, c’est « de loin » et de façon si médiocre qu’un philosophe n’y verrait que l’ombre superficielle d’un malheur. Il faut, en substance, que le Contemporain puisse s’assimiler à un redresseur de torts ou à une victime, positions qui marquent stéréotypiquement la conséquence d’une épreuve, mais ce n’est toujours que pour qu’un tel statut lui confère une autorité confortable et l’assoie dans sa bonne estime de soi : il a fabriqué ainsi la paradoxale position du contempteur mais qui n’a jamais été confronté au tort en question, ainsi que l’étrange satisfaction du pauvre à tout prix qui cependant s’instaure en grand défoulement le tyran de son oppresseur. Il se donne raison d’étaler le parti qui sied le mieux à son image et qui correspond le plus à ce qu’une société valorise : s’il est Blanc à notre époque, il s’accuse des souffrances qu’il n’a jamais infligées aux Noirs des siècles précédents, et il le fait précisément parce que son reproche – il ne l’ignore pas – est au fond adressé à d’autres qu’à lui-même ; s’il s’agit d’une femme d’à présent, elle se plaint des mauvais traitements masculins qu’elle n’a jamais reçus et qui lui épargnent de remettre en cause ses comportements : dans tous les cas, il faut s’approprier une peine étrangère qui s’insurge contre une culpabilité étrangère, ce qui confère une certaine dignité morale.

Au jour où j’écris, on s’apprête à panthéoniser Joséphine Baker : idéale manière encore, pour un gouvernement qui tourne fâcheusement à la discrimination et ne s’en défend guère, de faire venir à soi un soin et un mérite généreux qu’on s’ignore ou dont on douterait autrement – énième procédé de valorisation postiche où l’on vante des vertus dont on ne dispose point, ce dont on profitera pour s’en exempter par ailleurs. Noire, femme, résistante sans violence, elle a tout pour complaire à une époque qui ne tolérerait pas aisément qu’elle eût tué un Allemand. Du reste, personnage jovial, public, voix chaleureuse, dont on se flatte partout de l’enfantillage de messages à l’encre sympathique parce qu’on en serait capables soi-même et qu’on trouve ça drôle comme un roman, chanteuse et danseuse qui, semble-t-il, n’eut jamais beaucoup à pâtir même financièrement des discriminations en vigueur dans la société noire, dont le discours à côté de celui de Martin Luther King fut apparemment d’une mièvrerie fort délavée, et dont la plus célèbre photographie en tenue militaire marque manifestement une pose de magazine plutôt qu’un honneur de soldat professionnel et discret.

Il existe ce qu’on appelle en psychiatrie le syndrome de Münchhausen : c’est, en gros, quand on se sent si heureux qu’il faut s’associer à une pathologie réelle jusqu’à en éprouver les symptômes ; c’est à la fois le malheur d’être en joie et le soulagement de s’en tirer par un malheur imaginaire. On s’attribue ainsi de façon plus ou moins inconsciente les profits de la maladie et du statut de malade, et l’on s’arroge avec patience les stigmates de la douleur jusqu’à les ressentir tout ou partie, ce qui est toujours propre à susciter l’encouragement ou l’admiration d’autrui – on va jusqu’à oublier qu’on s’est infligé à soi-même les douleurs dont on pâtit si bravement ; c’est, si l’on préfère, le contraire de la doctrine de Pangloss dans Candide en ce qu’on a la rage de soutenir que tout va mal quand on est bien. Il existe au second degré un syndrome distinct de Münchhausen, qu’on dit « par procuration », où l’on préférerait que quelqu’un de son entourage et en bonne santé fût malade, et où on lui suggère tant sa maladie, avec une telle insistance et en lui faisant connaître les lois de sa logique souffrance, qu’il finit par en présenter les symptômes. C’est en quelque sorte un dérèglement du jugement qui s’étend par influence dès lors qu’on est incapable de distinguer le bonheur du malheur : notre siècle se caractérise par une pareille déviation de ses humeurs, nous vivons ainsi l’ère du Münchhausen par procuration. Le Contemporain estime en effet qu’être heureux est inquiétant et symptôme de mal, il trouve qu’on ne peut pas se satisfaire sans être suspect, et il juge qu’on ne peut se sentir content que par une inconscience fautive et coupable ; il faut donc aller sur-le-champ chercher le stigmate qu’on préfère au grand rayon des pathologiques modes. Ce « malade »-là, enraciné dans son mal, ne saurait vous accepter dans sa société que vous ne soyez comme lui bourrelé de remords d’apparat ou de surface, entamé de toutes parts par des conflits qui ne vous concernent en rien, et impliqué jusqu’à l’angoisse maladive, encore que provisoire et limitée – ne l’oublions tout de même pas – dans un mal où vous n’avez jamais trempé : il ne tolère pas que la douleur ne soit pas partagée, et si vous ne vous soumettez pas à son injonction tacite de pâtir ou de compatir, il vous considérera intempestif, réprouvé, proscrit, et vous forcera à l’ermite ou fera de vous un malade, un monstre et un banni – sans doute ne tient-il qu’à votre persévérance de ne pas, malgré les discriminations et le harcèlement, vous en laisser persuader.

Publicité
Publicité
Commentaires
Newsletter
Publicité
Derniers commentaires
Publicité