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Henry War
3 octobre 2022

L'Épée dans l'eau

J’aimais assez David L’Épée du temps qu’il avait conservé de sa noble curiosité : il eut même l’ouverture d’accepter un de mes écrits pour sa revue Krisis, moi le banni, le grincheux, le sans-sympathie qu’il connaissait à peine (bien que je crois qu’il s’en soit dédit peu ensuite à la façon dont il s’abstint de communiquer avec moi : c’est quelqu’un qui ne m’a jamais compris et qui s’est méfié peu à peu de mon étrangeté sans, je dirais, pouvoir jamais me reprocher une indélicatesse). C’était l’être cosmopolite, dynamique, jeune, qui prenait avec intérêt l’élévation par principe, j’ose dire : qui sentait l’élévation, qui en avait l’intuition, que l’élévation attirait, même s’il était toujours assez politisé en un sens regrettable et partial, avec un long fondement d’admirations déjà serviles – c’est un homme qui paraît devoir beaucoup à une certaine manière de marcher dans des pas. Il feuilletait non sans justesse les journaux et magazines, apportait là des informations substantielles avec l’œil du sélectionneur averti, expédiait un peu puis de plus en plus ses critiques de cinéma, mais il produisit quelques textes de haute vérité impudique, non en matière de science (toute sa vertu est à digérer, c’est un répétiteur consciencieux, il analyse bien moins qu’il ne rédige des fiches de synthèse) mais d’introspection, je pense notamment à un texte autobiographique, de portée vaste et peut-être à présent universelle, sur le sentiment d’être imposteur. Puis il toléra moins qu’on discutât ses extraits-choisis, qu’on les prolongeât ou nuançât, qu’on y apportât ses meilleures ratures, fit de plus en plus savoir par ses silences – tandis que pour tous ceux qui le plébiscitent il est plutôt disert – l’importunité et la contrariété qu’il avait qu’on se préoccupât de réfléchir à ces mots plutôt que de lui être plaisant, comme si c’était à ses dépens qu’on critiquât intelligemment sous ses posts. Il commença à afficher des photographies de chez lui, et bientôt ses propres portraits, publia le fruit de ses désœuvrements qui furent toujours accueillis avec la typique, regrettable et inconditionnelle complaisance des « bons amis », devint particulièrement attentif aux compliments des femmes auprès de qui il prit le ton taquin et suborneur qu’on a vu tan de blogueurs emprunter pour se créer des occasions – ne serait-ce que des occasions de plaire et de se sentir séduisant –, parut tirer un plaisir excessif à muser et à lutiner sans même le besoin de se constituer une audience, se laissa bercer aux suaves sirènes d’une popularité insincère et superficielle, et il eut un jour la froideur un peu racoleuse et populaire d’exprimer, sous un de mes écrits, que je n’étais « peut-être pas fait pour les réseaux sociaux », ce qui est absolument vrai quoique d’une évidence fort inutile, mais qui impliquait alors chez lui un souci devenu assumé des relations d’illusion, souci qui révèle un tempérament affaibli et affété, dépendant. Quand enfin il en vint à placarder les entretiens qu’il avait sur Tinder avec des femmes dont il raillait les propos, c’est presque au nom de ce qu’il avait été que je ne pus me retenir – c’était ce matin-même – de lui indiquer combien toutes ces ostentations d’un séducteur blasé, pourtant pas si à l’aise puisque devant passer par ces artifices numériques (et probablement un pseudonyme), étaient peu gentleman, combien il signalait par cette tendance à se surexposer une faible profondeur, combien l’étalage a toujours fait perdre à l’intégrité, et combien le fait qu’il n’ait plus le sens du secret confirmait qu’il tendait à annihiler sa faculté de « garder pour lui » c’est-à-dire d’avoir en lui quelque chose de plus. J’insistais pour lui remarquer que, s’il prendrait sans doute mal ce propos sévère, il devait avoir à l’esprit qu’un fan confirme toujours, mais que c’est le véritable ami qui corrige.

Il me rendit un blocage immédiat, sans commentaire.

Et je ne lui en veux pas : c’est mieux ainsi ; M. l’Épée n’avait plus rien à m’apprendre, de toute façon ; il se délite dans une certitude déjà un peu vieillarde de sa valeur, aux antipodes de ce texte que j’ai de lui tant aimé ; il s’anéantit, son meilleur est passé. C’est quelqu’un qui, inexorablement et sans soin de son état, va son chemin pentu vers le bas, suit la pente liquide des facilités et des « convictions », et se baigne à présent au suc lénifiant des réseaux sociaux, imprégné de l’humeur aqueuse du bain des convenances et des mondanités « légères », c’est-à-dire médiocres, de la foule contemporaine. Et je songe décidément comme il est impitoyable de grandir soi-même pour s’apercevoir chaque jour combien un ami de plus se noie dans la poisse aqueuse, et qui confit dans « l’aisance », de l’âge corrupteur et de l’air facilitateur du temps.

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