Qu’un écrivain reconnaisse ses limites, c’est la garantie pour lui de ne jamais surfaire sa littérature. Tant qu’il devine ses faiblesses, il n’est pas vexé qu’on les lui remarque, il ne s’en défend pas, et il peut s’atteler à y remédier. Trop nombreux sont ceux qui se savent moindres qu’ils paraissent et qui rehaussent artificiellement, par figures et par postures, par arguments de mauvaise foi, par hautaines censures, le résultat de leur travail : tôt ou tard, l’illusion de leur amour-propre est telle qu’ils ne se rendent plus compte de leurs défauts qu’ils dissimulent en « singularités » et en « style » ; c’est le commencement de leur végétation et de leur ruine, car ils n’entendent plus de quoi on leur fait reproche, partant ils ne se font plus à eux-mêmes que les reproches qui leur conviennent, en sorte qu’ils n’ont de cesse de s’estimer au-delà de leur mérite.

Cette offuscation critique ne m’a pas atteint, car je sais : que je manque assez gravement de mémoire ; que je suis laborieux à écrire, sans facilité, sans don, sans génie, congénitalement commun ; que j’ai intérêt à beaucoup me relire pour épargner à mes lecteurs mes inattentions syntaxiques ; que j’ai besoin d’être très reposé pour ne pas subir les trous vertigineux, frustrants, de mon vocabulaire ; que j’ai tendance à laisser échapper des fautes d’orthographe parce que mon regard y a parfois la négligence du dyslexique ; que mon dictionnaire intérieur et spontané est limité, procédant pesamment par amalgame, au point que je peine souvent à l’oral à exprimer sans interruption ce que je pense ; que j’ai le goût pour l’exactitude académique au détriment peut-être de tentatives plus originales et baroques ; et que ma compréhension, sans forte nature comme le reste, nécessite de bien m’appesantir sur les propositions pour que je les comprenne. Presque rien n’est chez moi immédiat, aisé, fluide ; mon esprit a gardé une lointaine habitude de rêvasser ; enfin associé-je en premier lieu ce que je veux entendre, selon ce qui m’occupe à cet instant, à la pensée de mon interlocuteur qui est peut-être autre, sans pour autant que je la sous-estime par opportunisme (je la surestimerais plutôt). Après cette liste on devinera pourquoi quand j’écris, je souffre tout le temps.

Mais il ne suffit pas que je propose cet aveu comme « gage de modestie » : un aveu est souvent un prétexte à se débarrasser du souci de ses travers en les publiant et en les admettant irrémédiables ou assumés, car moralement on croit que le seul fait de la confession absout. Pas moi : je dois me méfier de mes défauts et tâcher à m’améliorer, à me réformer sans cesse, et pas seulement lorsque j’en ai le loisir ou l’envie. Ce sont bien des vices que je dénonce, et je n’entends pas qu’on nie ou qu’on justifie ceux que j’expose, ce sont les miens, et désolants, pas pathétiques, pas incorrigibles. En me décrivant tel que je suis, je veille à ne pas redouter mes torts, ainsi ma susceptibilité n’est-elle entamée par l’aperçu d’aucune faute que je commets ou ai commise. C’est même avec encore plus de précautions qu’il faut publier ses qualités, car dès qu’on s’en signale quelque provision, on tient particulièrement à signifier qu’on ne s’est pas vanté, et c’est définitivement qu’on n’accepte plus d’être repris justement au moins là-dessus.

Quant à moi, je le répète et résume : je suis sans disposition et je travaille beaucoup. En dépit de mes déclarations d’orgueil sur le peu que je sais mieux que les autres, je n’ignore pas combien ces autres sont piètres et travaillent peu, je suis faillible et je me crains, et je le sais si fort que je ne m’offusque pas qu’on me rétorque un défaut que je ne me serais pas encore trouvé sur une vertu que je ne me suis jamais sentie acquise. Ma plus haute vertu en somme, s’il faut m’en trouver, c’est de ne pas me figer dans la certitude générale de ma vertu, d’être sincèrement prêt à recevoir les raisons de mes fautes, pour autant qu’on le fasse avec l’honnête objectivité de qui ne se contente pas de vouloir mordre, insulter ou persifler.