Condamner Céline
Le Français est toujours très prompt sur le mal qu’il ordonne, particulièrement s’il croit s’accorder avec la morale de sa nation : là-dessus seulement, il aspire à se montrer le premier. C’est ainsi le lecteur moyen de cinq livres par ans, dont les trois quarts des best-sellers indigents, qui, après avoir fini Nothomb et Dicker en plus de deux longs mois, prétend qu’il a lu Céline, et qu’il l’a fait avec suffisamment de pénétration critique pour le vouer aux malédictions les plus dures et les plus applicables : ce Français s’estime donc apte et légitime à juger les arts et les artistes ?
Le plus souvent, il recommande Céline au sort de Brasillach : exécution sommaire, pour antisémitisme, compte tenu de sa virulence. Pour asseoir sa sentence, il s’appuie sur la mauvaise réputation d’un homme, ce qui est bien le critère le plus inepte qu’on puisse fournir pour jeter quelqu’un à la potence, fût-ce une potence virtuelle, et il propose que l’influence littéraire de l’artiste compte pour beaucoup dans la transmission d’une idéologie délétère et criminelle, et, par conséquent, dans son accomplissement même – c’est à peu près reprocher à Einstein le sort d’Hiroshima. Voici décidément du Français qui refuse d’admettre que, si l’on est libre d’adhérer ou non à une théorie fausse et dangereuse, c’est encore la personne influençable qui mérite le plus d’être condamnée en raison de son manque de précaution et de discernement, plutôt que l’auteur lui-même qui, on le sait, en France, n’est toujours publié qu’en raison de ce que la pièce de foule est largement disposée à entendre.
Le Français est sadiquement contradictoire : il accepte de mener à l’échafaud un être qui n’a pas tué directement un homme et qui ne disserte en son œuvre que d’un peuple caricaturé, vague et sans visage, que d’une « idée » de peuple, encore que d’une idée « erronée » c’est-à-dire d’autant plus floue et impersonnelle, et cependant, le Français revendique de pouvoir, droit dans des yeux qu’il connaît, provoquer la mort d’un individu auquel il a pu même discuter à travers son livre. Il prend ainsi non seulement la mine d’exécuteur sanguinaire, mais la tournure d’un peuple inhumain, d’une caricature de peuple vague, sans visage, flou et impersonnel, en consentant sans scrupule ni conscience à éteindre pour toujours une lumière, fût-elle discutée, de Création. C’est ce Français, ardent défenseur, jusqu’à l’exécution d’un être, des meilleures tolérances et des plus justes sympathies pour le peuple juif, qui, en général et sur tous les réseaux sociaux, réclame de plus en plus violemment que les Musulmans soient écartés de France, et qui exprime à leur endroit les récriminations les plus infectes parce qu’il a, pour ce faire, l’appui cette fois, comme contre Céline, d’une majorité vindicative et irrationnelle qu’il croit suffire à le justifier.