Vers une autre espèce d'hommes

Si le propre des races est d’être mutuellement miscibles, alors c’est bien une espèce qu’il nous faut engendrer : jamais nous ne saurions faire un individu d’un de ceux qui parviennent sans mal à se mêler aux Contemporains ; ces êtres sont condamnés à la décadence, puisque capables aisément de se fondre à elle, et sans douleur, sans sentiment de malpropreté, et sans impression d’une frontière – ils ne se contentent pas de condescendre, ils évoluent à un niveau qui leur convient.

Notre plus haute vertu pratique sera toujours d’admettre, comme des Juifs, qu’on ne peut pas véritablement convertir cette altérité, de sorte que notre peuple ne saurait être utilement prosélyte. Je l’ai systématiquement constaté, une personne qui s’allie à nous ne s’est jamais sentie solidaire à eux, on ne sort pas du Contemporain pour s’intégrer à nous, un tel rapprochement, depuis des positions si écartées, est impossible ; il faut avouer que nous ne sommes jamais vraiment parvenus à convaincre et à rallier, tout ce que nous pouvons faire consiste à tâcher de fédérer aliens et bannis, les Inadaptés du temps présent. Tout comme il n’y a de désespoir que dans l’illusion d’un possible, il n’y a d’action efficace qu’au sein de l’examen sûr et de l’analyse exacte de la réalité. Nous ne sommes pas mystiques, nous ne plaidons pas pour notre règne universel, cette foule opiniâtre de divertis nous la reconnaissons inaccessible à notre puissance, nous nous résignons à ne pas la joindre, c’est bien plutôt une élite de « caste » qu’il faut atteindre, car nos forces n’en réaliseraient point l’au-delà. Il est sot, parce que vain, scientifiquement, objectivement, de prétendre à l’édification de ce qui ne peut être redressé, comme il est improductif d’aspirer à étirer par quelque mouvement persuasif, doux ou violent, une colonne vertébrale atteinte de scoliose : le dos, les os même, tôt ou tard se briseraient à cet effort insistant, d’autant que la pathologie dont il s’agit se développe à partir du terreau de son propre mal, se multiplie comme un plaisant parasite, et imitant l’organe vital, le remplace ; nous procéderions à l’extraction de ce cancer que l’organisme ne se sustenterait plus de lui-même. C’est ainsi qu’au moins en un sens il nous faut être suffisants.

Réunir donc la diaspora de notre espèce par visibilité, et inciter ses isolats à l’association assez fort et fièrement pour ne pas qu’ils finissent par se laisser gagner, à force de déprimante solitude, par la contagion d’un « bonheur » vulgaire, durable et inamovible – héréditaire. Partout et toute fois que ces individus s’efforceront, mus par l’aveugle et benoîte espérance, à argumenter de raison contre le Contemporain, c’est en vain que nous remarquerons qu’ils gaspillent leur énergie et leur temps, en dépit d’apparentes et superficielles victoires peut-être qu’ils croiront avoir remportées, mais ils seront et se sentiront in fine impotents et vaincus, toujours. Or, nous ne désirons pas parmi nous, dans notre superbe et noble armée, de ces traînards qui communiquent inlassablement aux régiments lointains pour les inciter à nous rejoindre en première ligne, et qui étirent ainsi dangereusement nos rangs, et qui retardent notre avancée et parfois en incitent des nôtres à attendre là pour rien : ce sont des gens intermédiaires qui ne sont pas tant que nous imprégnés et investis de la mentalité de l’élite, gens qui s’obstinent à la morale des faibles, à la pitié qui piétine. Par conséquent, on ne dira pas, nous autres, que de cette manière ils font preuve d’humanité comme tous les abandonnés de l’arrière-monde qui estiment qu’il faut continûment s’abaisser, on dira juste qu’ils ont manqué d’anticipation et de sens de la réalité, qu’ils n’ont pas l’intelligence de s’apercevoir des limites effectives entre les humanités, qu’ils sont sans cesse provisoirement en désertion et peuvent saper notre confiance en l’indépendance. Si bien qu’en définitive, on reconnaîtra l’un des nôtres à ce que, s’étant élevé à la compréhension du gouffre entres les espèces, il cesse d’expliquer aussitôt qu’il a reconnu l’un des leurs.