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Henry War
31 décembre 2022

La logique de la découverte scientifique, Karl Popper, 1934, ou Aporie de la fausse vulgarisation

La logique de la découverte scientifique

J’ai souvent rencontré des difficultés à comprendre l’expression écrite des scientifiques : par exemple, leurs énoncés dans les examens nationaux me paraissent souvent contournés, et la compréhension de leurs formulations nécessite de passer par une hypothèse sur ce que le jury a « voulu dire et faire trouver » plutôt que par une analyse scrupuleusement sémantique de leur consigne. J’ai longtemps cru qu’il s’agissait chez moi d’une lacune personnelle notamment liée à ma spécialité de littérature, sorte de mésentente relative à un fonctionnement cognitif distinct, pourtant je fus toujours excellent en sciences, du moins jusqu’au lycée, lieu où les professeurs ne parvinrent plus à me représenter, concrètement ou en théorie, les concepts qu’ils prétendaient utiliser : à partir de ce stade, il fallait admettredes choses comme T/u=Cos Z, et seuls les esprits capables d’aliénation, j’entends, sans péjoration, qui ne requerraient aucun besoin de vraiment comprendre ce qu’ils appliquaient, poursuivirent dans ces voies arbitraires où ni visualisation ni représentation n’avait plus d’importance. C’étaient devenus des ensembles d’idées vides, des abstractions sans réalisation, auxquelles on effectuait diverses opérations, et l’on avait beau dire que ces calculs ressortaient à des évolutions tangibles des sciences, l’étudiant novice, pas encore enfoncé dans l’indiscutabilité de ces prémices jusqu’à admettre ce dogme du « nécessaire », en restait sceptique et ne réussissait pas à perdre tout à fait le désir que ces champs entrassent dans ce que je ne saurais mieux appeler qu’un « rapport » avec ce qui se pense ou ce qui se touche.

Il faut annihiler largement son sens critique pour explorer maints domaines des sciences « dures », et je n’ai pas trouvé en général qu’un mathématicien ou qu’un physicien quantique, hormis pour son domaine inexplicable et ses fidèles complices, soit une lumière s’agissant de faire comprendre le monde et les hommes, ou même de les comprendre. Mais j’ai souvent perçu combien ils se servent de leur réputation de sapience en leur intraduisible spécialité pour feindre de savoir beaucoup d’autres choses, notamment ayant trait à l’humanité : quelque aura glorieuse de savant ultraspécialisé impose à la société impressionnable qui réclame au singe virtuose de lui prédire l’avenir en des domaines bien plus délicats que le résultat d’une forme d’addition compliquée. Typiquement, ce fut le cas de Descartes, expert de son époque en dioptrique, qui prétendit avoir démontré l’existence de Dieu sur ce prétexte fallacieux qu’autrement on ne serait pas capables de l’imaginer, et l’on a interrogé Einstein sur des sujets dont il était manifestement incompétent, on le cite encore largement pour chacune de ses bafouilles médiocres. En somme, il ne faut pas présumer que les compétences d’un scientifique dépassent largement sa discipline, et l’on peut même postuler qu’un être dépensant toute sa vie spirituelle à tâcher de prouver des spécificités comme la quadrature du cercle n’a pas consacré assez de temps à des philosophies profitables aux hommes en termes d’enseignements généraux. Il est logique que les savants des abstractions soient presque toujours des esprits déséquilibrés, et sans doute ne me permettrais-je par de les critiquer avec tant de désinvolture si eux-mêmes ne l’avaient pas tant reconnu et écrit s’agissant d’autres « savants abstraits », par exemple les prêtres ou les mystiques.

Pire, à plusieurs occasions, je me suis aperçu que des scientifiques ne se comprenaient guère davantage entre eux, et même qu’ils tiennent, quand on peut témoigner de leur entente ou désaccord, à avoir l’air de ne pas se contredire plutôt qu’à se comprendre vraiment : ils espèrent conserver aux regards profanes le crédit d’une fraction d’usurpation qu’ils ne s’ignorent pas, et l’on peut parfois, rien qu’avec de petites connaissances, les prendre en défaut sur des questions de méthode. J’ai constaté par exemple qu’un énoncé qui relève de l’évidence pour un professeur de biologie n’est quelquefois d’aucune clarté pour un physicien qui, sans l’avouer, répond tout à côté de ce qu’on lui suggère et feint ensuite de se « rattraper » pour ne pas perdre contenance. Aussitôt, on rencontre chez eux une mauvaise foi qui s’accompagne d’une vexation manifeste : en général, partout où un scientifique est efficacement contredit, il se contrarie et quitte la partie – des imposteurs agissent pareillement pour ne pas être démasqués. Leur incompréhension mutuelle vient notamment, selon moi, de ce qu’ils ont souvent un rapport singulier, biaisé, voire difficultueux, à la langue verbale, plus complexé qu’il n’y paraît en dépit de ce qu’ils affectent, et sur deux points particuliers :

Le premier, c’est que le faible usage qu’ils font des sciences humaines dans leur travail ne les met pas en capacité d’intérioriser la logique mentale du discours – j’indiquerai plus loin des exemples où l’on entend combien ils se livrent à un exercice formel plutôt qu’ils ne tâchent à représenter avec exactitude les propositions qu’ils avancent. En réalité, ils peinent à formuler leur pensée : ce qu’on estime alors des raccourcis d’une stupéfiante et inconcevable fulgurance, et qu’on ne comprend pas, relève plutôt d’une incompétence à représenter l’idée par le langage verbal. C’est qu’on n’est pas écrivain comme on veut : il faut, pour produire un raisonnement en phrases, une capacité qui n’est pas forcément à la mesure de qui, pour l’essentiel, manipule des concepts chiffrés et des notions presque entièrement théoriques. Cette transmission d’une idée en mot, chez les scientifiques, se résume presque toujours à respecter les conventions de structures langagières apprises, mais ils ne comprennent pas réellement la logique à l’origine d’une explication réussie, souffrant de vraies lacunes, honteuses ou ignorées, à communiquer. Ce n’est pas qu’ils ignorent comment se mettre à la portée du quidam, c’est qu’ils ne savent pas comment mettre leurs connaissances à la portée de leur propre langue. C’est leur trouble, leur handicap ; mais aussi, pourquoi les humilie-t-on en les persuadant qu’un savant, parce qu’il sait mesurer la trajectoire des étoiles, est capable de décrire une étoile ? – ces facultés n’ont rien à voir, ils ont tort d’y miser leur fierté et d’y jouer leur honorabilité. Si l’écrivain ne suffit pas à faire évidemment un physicien, pourquoi voudrait-on que le physicien fît un littérateur ? Les sciences physiques n’englobent nullement les sciences littéraires : si ces facultés quelquefois se rejoignent par chance en un seul homme, elles peuvent bien plus probablement ne pas se trouver réunies.

Qu’on lise combien les ouvrages dits de vulgarisation sont généralement alambiqués et incompréhensibles sans qu’il en aille seulement de la difficile matière qu’ils traitent, mais bien parce que les tournures et la progression manquent de logique : l’auteur n’a pas la pensée nette de la manière dont il peut induire une réflexion dans un esprit qui n’est pas le sien ; pire, il n’a peut-être en vérité nulle idée nette de ces concepts qu’il retourne sans les rattacher jamais à une réalité ou à une logique tangible, de ces idées spécialisées qui ne concernent que des nombres et des abstractions, de ces futiles et extraordinaires sophistications qu’il est même impossible de dessiner ou de représenter. C’est ainsi qu’en tout métier rarement un professionnel explique-t-il du premier coup ce qu’il fait sur son lieu de travail : ce qui relève de la pratique n’est pas en relation directe avec l’usage du verbe, il faut un truchement lexical et psychologique ; relater même ses actions routinières implique de se mettre à distance. Le langage est en soi un problème qui requiert une spécialisation, et cette spécialisation ne se développe ni dans la considération d’énigmes tortueuses ni dans l’habitude de rapports normés destinés à des confrères entendus. On a donc bel et bien lieu de penser, quand un vulgarisateur est abscons et qu’on a apporté soi-même les preuves d’être un bon lecteur, que le scientifique est simplement inapte à transmettre ses idées, qu’il n’a peut-être pas tant qu’on le croit par indulgence et par humilité d’idée sur ses idées, au lieu de supposer qu’on est soi-même coupable d’un défaut de compréhension. A-t-on jamais vu une idée qui fût incommunicable, même au moyen de longues périphrases ? Ce que je conçois, je puis le verbaliser, et sans doute ne conçois-je même qu’en mots : personnellement, ou que mes idées soient toutes enfantines ou que j’aie le langage aguerri, je n’ai jamais échoué à en transmettre une.

Le second point réciproque à l’origine de la mauvaise expression des scientifiques, c’est qu’ils ont davantage acquis et cultivé l’usage d’un code mathématique et algébrique – ou de tout autre code préconisé dans leur domaine – que du langage vernaculaire, et qu’ils parviennent mal à transposer intelligiblement leur code connu dans la langue articulée qu’ils méconnaissent. Ce n’est pas seulement ici comme dans le premier cas qu’ils échouent souvent à être experts en langage verbal, c’est bel et bien qu’ils y trouvent une difficulté faute d’usage, qu’ils se réduisent souvent à perdre sa faculté à force de fréquenter et de maîtriser un substitut plus usité et valorisé dans leur domaine, de sorte qu’en une certaine manière leur langue natale devient pour eux une langue secondaire, que les mots leur sont plus étrangers que des équations. Il est ainsi fréquent de constater que la conférence d’un scientifique, même articulée devant un auditoire, consiste en un jargon abondant, en un répertoire enchaîné de termes appris, mais qui n’a pas la moindre correspondance avec l’usage des mots dans la langue ordinaire : c’est, à défaut de chiffres, un code dont ils n’ont pas conscience de la bizarrerie et même de l’horreur littéraire, du mélange proprement extraordinaire, infâme et verbeux – il est notable qu’on rencontre à l’identique cette spécificité chez des philosophes qui, pour renforcer le statut de savant, font un recours excessif à ces montages amphigouriques, comme Spinoza, Kant et Heidegger. Or, ces scientifiques, en dépit des complications de leurs discours, sont bien des êtres qui auraient comme chacun du mal à lire une œuvre de Racine ou de Huysmans. Ce n’est pas qu’ils sont trop hauts, c’est qu’ils sont à côté, c’est qu’ils ne se rendent pas compte que les mots qu’ils emploient consistent en acceptions exceptionnelles, souvent d’une incomparable laideur et qui ne leur permettent pas de se faire comprendre ; c’est encore sans dire combien ce code ésotérique leur offre l’avantage, conscient ou non, d’échapper à la critique quand, par exemple, un amateur leur conteste l’usage d’un terme et qu’ils renvoient à sa définition appuyée par telle autorité et selon tel ouvrage – il y a manifestement de l’épate à ratiociner avec une fausse évidence de ce qui relève évidemment de l’inappréciable, et l’on peut soupçonner, toutes fois qu’une phrase est inentendable, qu’elle recèle la vantardise de celui qui affiche son aisance plutôt qu’il ne partage une représentation. Il faut cependant souligner qu’un langage scientifique souffre de considérables difficultés de traduction, et qu’il ne s’agit pas seulement de recopier une pensée scientifique littéralement, parce qu’alors cette pensée même s’est constituée en ce code qui n’est pas celui des mots de la norme. En somme, on doit concevoir combien un scientifique est handicapé par la langue plutôt qu’il ne la maîtriserait tant qu’on ne pourrait le comprendre, de sorte que quand on s’interroge si un savant, que l’histoire et sa discipline reconnaissent pour un incontestable génie, s’exprime mal ou si c’est soi-même qui échoue à les entendre, en particulier dans leurs vulgarisations où l’on croit établi qu’il n’est guère besoin de connaissances spécifiques, la plupart des gens sont embarrassés de répondre et préfèrent penser avec humilité que ce sont eux qui ne sont pas à la hauteur. Or, un critique et philologue comme moi, acharné et minutieux, qui ne renâcle devant aucune peine et se met au défi constant, à défaut de tout comprendre, de savoir exactement d’où il ne comprend pas, est sans doute en droit de supposer, pour autant qu’il se soit bien appliqué à lire et que les rédacteurs prétendent user d’un langage littéraire, que ce sont eux, quelle que soit leur réputation, qui sont déficients, et non sa capacité d’entendement comme lecteur.

J’avoue que j’ai longuement hésité, lisant Popper, si le défaut s’accusait en ma faculté de compréhension ou dans la sienne d’expression – je n’ai quand même pas l’immodestie de me croire capable d’entendre tous les langages et toutes les langues, et il faisait longtemps que je n’avais pas entrepris l’ouvrage d’un scientifique – ; seulement, par les moyens logiques de la langue française, si j’achoppe, ma persévérance doit au moins finir par démêler de quel côté se situe le problème (j’admets par exemple mes limites en matière d’abstractions ou encore mes lacunes en expressions algébriques) : il m’a fallu persister jusqu’à la page 88 pour analyser les causes générales de cette difficulté systématique de communication, que j’impute finalement à l’auteur. Je crois qu’on distingue sans mal le problème intellectuel global dans un extrait comme celui-ci, ouvrant un chapitre entièrement neuf et pur de toute référence, et pour lequel, donc, il n’est pas nécessaire d’avoir retenu les principes généraux qui précèdent :

« Nous prendrons plus loin en considération la question de savoir s’il se trouve quelque chose qui ressemble à un énoncé singulier (ou « énoncé de base ») falsifiable. Je vais supposer ici que la réponse est positive et examiner jusqu’à quel point mon critère de démarcation est applicable à des systèmes théoriques, – pour autant qu’il soit absolument applicable. L’examen critique d’une position connue sous le nom de « conventionalisme » va commencer par nous poser des problèmes de méthode que nous résoudrons en adoptant certaines décisions méthodologiques. J’essaierai ensuite de caractériser les propriétés logiques de ces systèmes théoriques qui sont falsifiables – entendez falsifiables dans la mesure où nos décisions méthodologiques sont adoptées. » (page 76)

Ce paragraphe est d’expression singulière – j’ose dire qu’il est représentatif du livre (je ne l’ai pas élu pour sa complexité particulière) – ; je crois pouvoir affirmer que sa construction est notablement illogique et embrouillée – ce qui est de quelque inconvénient pour un ouvrage qui propose de distinguer ce qui relève de la logique propre aux sciences et ce qui est d’un ordre métaphysique. L’analyse linéaire simplifiée suivante en montre la tournure excessive et étrange, vaguement barbare : « Prendre en considération la question de savoir s’il se trouve », est, on en conviendra, d’une formulation qui retarde longtemps le propos, presque un charabia, mais ceci est peut-être lié à la traduction de l’allemand. Or que s’agit-il de trouver : « Quelque chose… » – c’en devient interminable – « … qui ressemble… » – quand en viendra-t-on au fait ? – « à un énoncé singulier falsifiable » – à ce stade, on ignore ce que c’est qu’un « énoncé singulier » ou « énoncé de base » et l’on n’a pas non plus encore l’idée de ce que signifie « falsifiable » dans l’esprit de l’auteur : cette « prise en considération » n’apparaît donc, à cet instant de la lecture, d’aucune nécessité pour celui qui ne peut appréhender le questionnement et la méthode : il ne sait tout simplement pas à quoi une telle considération peut servir. Puis, l’auteur suppose qu’il existe un tel énoncé : pourquoi par la « positive » plutôt que par la négative, avant de proposer une définition d’« énoncé » et de « falsifiable » ? C’est absurde d’admettre dans un sens et pas dans l’autre une construction dont on ne détient aucun des termes ; et de toute façon quel intérêt eût-il eu à proposer le critère de falsifiabilité si c’était pour commencer par mettre en cause sa pertinence : il commencerait par proposer de définir un « énoncé singulier falsifiable » à seule fin d’admettre aussitôt que c’est inutile ? Il va donc ensuite examiner « jusqu’à quel point » sa théorie est applicable, mais à condition que ce soit « absolument applicable » : quelle étrange proposition ! S’il l’examine, c’est plutôt, en toute franchise, parce qu’il estime a priori que c’est absolument applicable ! Là, il discutera un problème de méthode qu’il va résoudre non en le contredisant, mais « en adoptant des décisions méthodologique » – péremptoirement donc et non par arguments, parallèlement plutôt qu’en opposition à l’objection conventionaliste : il va juste « décider » (c’est le sens du terme dans la langue profane) ce qu’il préfère. Il proposera enfin la signification de « falsifiable » – ce tombera déjà un peu tard –, mais seulement si l’on « adopte » sa méthode : or, quel rapport ? Est-ce qu’il ne peut pas définir ce terme y compris dans la mesure où ses décisions méthodologiques ne seraient pas adoptées ? La formulation est bien obscure et mystérieuse. Est-ce pour donner l’illusion d’une modestie pour signifier : « dans la mesure où vous voudrez bien être d’accord » ? Est-ce qu’on ne pouvait pas supprimer toute la phrase, comme nombre de mots superflus et balourds de cet exergue ?

En vérité, je puis à présent l’expliquer en philologue : ce paragraphe a été écrit après ce qui suit ; c’est une forme obligatoire que l’auteur, pour complaire à des conventions issues des milieux spécialisés et universitaires, s’est contraint d’ajouter en tête de section, comme on fait l’introduction en tant de parties en hypokhâgne et à Sciences-Po ; et c’est la raison pour laquelle il est formé curieusement à partir d’éléments rédigés postérieurement qui, lors de la rédaction, s’étaient imposés avec plus d’urgence et de nécessité ; l’extrait préambulaire est une laborieuse refragmentation avec passages obligés pour ne pas déparer du « code ». Pour bien comprendre ce début de chapitre, il faut en lire le reste, et revenir à ce linéament qui résume ce qui, à ce stade, n’a pas encore été expliqué : tout s’éclaircit alors, on devine que le scientifique a rédigé après un compendium placé ici au commencement. C’est néanmoins particulièrement illogique dans la perspective d’un partage progressif avec le lecteur : celui-ci de toute évidence ne peut rien comprendre à ce prolégomène qui tient plutôt d’une conclusion. Voici ce qui advient quand un auteur succombe à des usages sans en interroger l’utilité, pour satisfaire à ses pairs.

On retrouve les mêmes problèmes de développement dans des annonces comme :

            « Nous examinerons de manière plus approfondie dans le prochain chapitre les caractéristiques de ce que j’appelle « énoncés de base » ainsi que la question de savoir si eux aussi peuvent être falsifiés. Nous supposerons pour le moment qu’il existe des énoncés de base falsifiables. Il faut avoir à présent à l’esprit que lorsque je parle d’« énoncés de base », je ne fais pas référence à un système d’énoncés acceptés. Le système des énoncés de base doit plutôt, selon mon usage du terme, inclure tous les énoncés singuliers non-contradictoires ayant une forme logique déterminée ; tous les énoncés factuels singuliers concevables, en quelque sorte. Le système groupant tous les énoncés de base contiendra donc beaucoup d’énoncés incompatibles. » (page 83)

            On y rencontre la même façon d’emblée d’admettre ce qui est justement en question, vice logique qu’en rhétorique on nomme « pétition de principe » ; et ce défaut se complexifie par la manière excessivement ramassée de superposer des définitions comportant chacune une multiplicité de termes eux-mêmes indéfinis : songer qu’ici on ignore ce qu’est un « énoncé de base », mais qu’on s’attache déjà à faire entendre non seulement son « système » mais ce qu’il « inclut », à savoir « tous les énoncés singuliers non-contradictoires ayant une forme logique déterminée », idée qui est supposée se simplifier dans une tournure d’une nonchalance appuyée, par : « tous les énoncés factuels singuliers concevables ». Ceci, pour le moins, nécessite des explications : que signifie donc ici « singuliers » et « non-contradictoires », et qu’entend-on par « déterminée » ? Or, il n’y aura pas d’explication, et il s’agit ainsi régulièrement de consentir et de feindre que tout est clair ; comme souvent, on affichera une connivence, mais, comme je l’ai souvent expérimenté avec des lecteurs qui publient leur approbation de textes très obscurs, on demeure inapte à produire une explicitation et, quand on s’y essaie et que l’auteur s’en mêle, l’échange tourne court, au malentendu et au malaise – l’auteur s’en sort s’il prétend que « cela peut s’entendre comme on veut et selon l’évocation que son texte a eu le bonheur d’inspirer à chacun ».

Le problème de la mathématisation du langage, associé à celui du jargon, apparaît de façon assez flagrante chez Popper dans l’exemple à venir :

« Je propose la définition suivante : l’on qualifie une théorie d’« empirique » ou de « falsifiable » si elle divise, de manière précise, la classe de tous les énoncés de base en deux sous-classes non vides : celle de tous les énoncés de base avec lesquels elle est en contradiction (ou qu’elle exclut ou défend) et que nous appelons la classe des falsificateurs virtuels de la théorie et celle des énoncés de base avec lesquels elle n’est pas en contradiction (ou qu’elle « permet »). Nous pouvons poser ceci plus brièvement en disant qu’une théorie est falsifiable si la classe des falsificateurs virtuels n’est pas vide. » (page 84)

Ce paragraphe est certes compréhensible mais truffé de complications illégitimes ou très inutiles, d’alambications presque incroyables à celui qui a compris la théorie bien sensément et qui saurait l’expliquer proprement : c’est là le fondement de la théorie de Popper qu’il faut enfin résumer. Voilà comme je l’explique, quant à moi, clairement : pour distinguer si un énoncé est scientifique ou s’il relève de la métaphysique, il convient de trouver un critère de démarcation ; il faut moins considérer s’il est vérifiable que s’il est falsifiable. En effet, on risque fort de ne savoir jamais absolument si une théorie est vraie – elle peut être partiellement vraie, vraie dans la plupart des cas, ou fausse en un seul cas spécifique qui nécessitera d’en modifier légèrement l’énoncé – ; l’avenir se chargera de compléter l’étendue des connaissances de ce qu’il est pour l’heure impossible de confirmer avec pleine certitude, d’attester et de certifier sans le moindre doute : on ne peut jamais être certain, en somme, qu’une théorie est toujours vraie, même si elle paraît l’être – un tel critère serait impossible à établir. En revanche, pour présenter au moins une forme scientifique, on peut considérer que la théorie doit, dès sa formulation, indiquer la condition par laquelle on tenterait de la réfuter – ce qui ne signifie pas qu’on y parviendra (bien distinguer « falsifiable » et « falsifié »). Par exemple, si j’écris : « Tous les chats sont gris », on devine le moyen par lequel cet énoncé est falsifiable : il suffit de prouver qu’il existe un chat blanc ; en revanche, si j’écris : « Tous les chats sont bons », on peine à trouver d’emblée par quelle expérience je puis infirmer l’assertion, et par conséquent on peut convenir que ce dernier énoncé n’est pas scientifique (on le qualifiera de métaphysique, si l’on veut).

Or, pour revenir à la citation, qu’on voie par quel détour tortueux, argutieux, abscons, Popper résume cette idée, croyant renforcer sa position intellectuelle en l’appuyant d’emprunts mathématiques difficultueux ; plutôt que d’écrire qu’un énoncé scientifique doit permettre, en esprit, des énoncés contradictoires et des énoncés confirmateurs, il invente la complication d’un énoncé de base divisible en deux sous-classes, dont l’une porte encore un nom étonnamment compliqué (les « falsificateurs virtuels ») – si compliqué et aussitôt intégré qu’il en est comique (c’est comme si j’appelais ma main droite, sans avertissement, « mon anti-sinistre digitalité » –, puis il fait appel à la notion d’ « ensembles vides » et « non vides », comme si c’était un moyen nécessaire de faire comprendre qu’un énoncé scientifique doit contenir à la fois des éléments en sa faveur et en sa défaveur. Et voici la sorte de recours typiques, pour ne pas dire de fraudes de l’esprit, qu’utilisent des hommes de sciences pour faire accepter leurs théories : quand la partie générale est trop allusive et verbeuse pour être comprise, illogique dans sa structure et sa progression même, la partie spécifique est inaccessible à la majorité des lecteurs et, en cela, ne peut pas être contesté – étonnant que Popper s’arrange de la sorte pour que ses énoncés soient ainsi eux-mêmes infalsifiables : ils sont infalsifiables parce qu’ils reposent sur des définitions incomplètes ou inaccessibles ou qui ne sont pas même entreprises, sur lesquelles on ne s’attarde pas assez soigneusement pour qu’au commencement elles fassent consensus. 

On reconnaît à travers cet ouvrage l’être d’une seule intuition qu’il enrobe de quantités de considérations plutôt oiseuses et inessentielles, et de multiples références inutiles, citations secondaires et notes de bas de page, dont on finit par comprendre qu’elles servent à convoquer des autorités, à s’entourer de confrères éminents, à s’insinuer en un cénacle recommandable comme si l’auteur avait constitué le sujet d’une controverse essentielle – on le saisit d’autant mieux dans mon édition que Popper se plaît à indiquer dans ses éditions postérieures combien ses confrères le citent et le contestent, mais c’est avec évidence qu’il truque ces contestations de simplifications excessives. D’ailleurs, quand il est embarrassé, Popper se contente d’écrire des réfutations comme : « D’un point de vue logique, ces méthodes sont également impraticables » (page 65), ou « On ne peut résoudre les problèmes de cette façon » (page 66) – dénégations péremptoires qui n’usent d’aucune explication logique et se bornent à rappeler sa confiance. J’ai souvenir de ce ton emphatique et hautain chez Russell, une superbe prétentieuse qui se trahit notamment, chez Popper, dans un passage : 

« Mais dans tout système hypothético-déductif, ces [énoncés] sont eux-mêmes encore des énoncés universels au sens strict, tel que nous l’entendons ici. Ils doivent donc avoir eux aussi le caractère d’hypothèses. On a souvent méconnu ce fait. » (page 74). Ici, ce n’est pas tant l’extrait que je juge révélateur (inutile de le comprendre), mais la rétractation correspondante indiquée en notes de bas de page, et que je cite : « Je souhaite que l’on sache que, lorsque j’ai écrit cet ouvrage, mes idées étaient encore confuses quant à la distinction entre un énoncé conditionnel […] et un énoncé à propos de la possibilité de déduction. » Or, qu’on constate à présent, en lisant le texte de référence, avec quel ton de certitude – un ton illusoire donc, et dont la fausseté devait être sue au moment de l’écriture – s’avançait Popper dans la première version du texte, au point d’oser écrire d’un ton docte et supérieur, comme le professeur qui corrige : « On a souvent méconnu ce fait. » Une telle palinodie confond pour toujours un auteur attaché au moins en partie à faire semblant de sa profondeur.

 Et je crois notamment que personne n’a remarqué l’aporie essentielle de cet ouvrage – je crois que d’aucuns et peut-être la plupart ont seulement prétendu avoir lu cet ouvrage, comme c’est d’usage en toute spécialité pour se recommander de ce qu’on ne s’est pas donné la peine de comprendre – qui se propose en particulier de dénier son caractère scientifique à la méthode inductive. En substance, Popper écrit au commencement du livre qu’à partir des choses qu’on constate dans l’expérience, même de la fréquence supposée de ces phénomènes, on ne peut pas établir de lois assez sûres, parce qu’il suffit d’une exception empirique pour les rendre caduques en sorte que cette logique comporte trop de risques d’erreur. Et c’est audacieux de le prétendre. Il explique donc que la science véritable ne commence qu’à partir de la formulation d’un énoncé (d’une théorie) au caractère falsifiable par des tests, et il refuse tout net de s’interroger sur sa naissance dans l’esprit du scientifique, qu’on l’attribue à l’intuition, à l’inspiration, ou à Dieu, ce qu’il exprime compendieusement dans une courte et ferme partie intitulée « Élimination du psychologisme » : « Cet acte de concevoir ou d’inventer une théorie, ne me semble pas requérir une analyse logique ni même être susceptible d’en être l’objet. La question de savoir comment une idée nouvelle peut naître dans l’esprit d’un homme […] ne relève pas de l’analyse logique de la connaissance scientifique. » (page 27) Et un peu plus tard : « Certains pourraient objecter que ce serait davantage servir notre propos que de considérer comme la besogne de l’épistémologie le fait de procéder à ce qu’on a appelé « une reconstruction rationnelle » des étapes qui ont conduit le savant à une trouvaille, à la découverte d’une nouvelle vérité. Mais la question se pose : que désirons-nous précisément reconstruire ? S’il s’agit de processus impliqués dans la stimulation et le jaillissement d’une inspiration, je refuse de considérer leur reconstruction comme la tâche de la logique de la connaissance. De tels processus constituent l’objet de la psychologie empirique mais non celui de la logique. » Qu’on note le péremptoire, l’assurance condescendance et exclusive, la façon d’éliminer (« je refuse ») de toute autorité une objection presque en la niant, c’est-à-dire en niant qu’elle fasse partie du problème. Ce par quoi on procède à une hypothèse scientifique, ce processus, ne serait pas « logique », vraiment ? D’où procèderait toute théorie, alors ? Ce ne serait donc pas aussi quelque « connaissance » qui amène par degré à formuler un énoncé scientifique ? Quelle sorte de scientifique considère que ses idées ne sont pas en quelque chose l’aboutissement d’une démarche ? Est-ce qu’il s’agit de croire aux illuminations divines d’un être inspiré et qui entend des voix ? N’est-ce pas surtout une façon étrange d’infirmer son « programme » que de poser qu’on ne s’intéressera pas à la « trouvaille » et cependant d’intituler le livre : Logique de la « découverte » scientifique ? C’est plutôt « La logique scientifique » que l’auteur aurait dû appeler son livre, pourquoi y mêler une l’ambition de la découverte, puisqu’il réfute ce champ dès ses prémices ?

On trouvera là que c’est un détail, que Popper ne fait par commodité que restreindre son domaine d’étude : soit, ce qui est antérieur à l’énoncé scientifique ne l’intéresse pas, voyons alors ce qu’il dit de l’énoncé lui-même (de ses inférences aussi, ? c’est-à-dire des théories qui naissent de théories ? Ce devient problématique : la conséquence d’un énoncé scientifique sert assurément à… constituer la « trouvaille » d’un autre énonce. Or, puisqu’il s’agit d’interroger la « logique de la découverte scientifique », comment ne pas voir que l’étape initiale est capitale et se situe au fondement du sujet ?) N’importe ; il s’agit encore d’admettre, et je veux bien lui passer ce point. Mais alors, il est évident qu’en partant seulement de l’énoncé à tester, on n’aura pas besoin de méthode inductive ou plutôt il n’y en aura plus besoin : la logique inductive, en effet, ne saurait se concentrer ailleurs qu’en amont de l’énoncé scientifique, dans sa recherche même, c’est-à-dire qu’on quête à partir de phénomènes qu’on suppose universels une tournure d’hypothèse qui puisse en rendre compte, ce qui devient la « théorie »), de sorte qu’éliminer de l’étude la logique qui précède la proposition revient, mais fort spécieusement, à se départir de méthode inductive. Or, prétendre que cette méthode est inutile au prétexte qu’on a « refusé » de « considérer » ce qui se passe avant la formulation de l’énoncé scientifique est fallacieux au même titre que de considérer que l’argent est inutile dans un achat parce qu’on « refuse » de « considérer » ce qui a lieu avant que l’objet soit en votre possession. Et c’est ainsi, par une convention de mauvaise foi (ce : « l’illumination originelle ne m’intéresse pas »), que Popper prétend exclure la méthode inductive de la logique scientifique, ce qui constituait au départ une certaine audace révolutionnaire. C’est une autre faille de l’essai, faille intrinsèque et invalidant un point fondamental, dont j’ai assez fait l’effort pour ne pas m’imposer les quatre cents pages restantes au risque élevé de n’apprendre rien de ferme et d’indubitable hormis des définitions contestables, imposées en tant que conventions ou que dogmes.

Et pire : même le critère d’infalsifiabilité, qui fait toute la force de l’ouvrage de Popper et que la postérité lui a retenu, tendrait plutôt à démontrer, tant il s’appuie sur une convention et ne paraît jamais avoir été logiquement déduit, que son auteur l’a trouvé par pure induction, en quoi l’idée fondatrice du livre et la façon dont elle ne s’explique pas dément même l’intention de son rédacteur.

 

À suivre : Monsieur de Phocas, Lorrain.

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