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Henry War
27 janvier 2023

Rapport contemporain à la critique

Le nombre et la variété presque illimités d’œuvres françaises paraissant chaque mois offrent au Contemporain un choix si étendu qu’il paraîtrait difficile s’il n’en était pas satisfait : il a pour ainsi dire tout à disposition, aussi bien sur les thèmes et dans les formes les plus variés, genres, longueurs, opinions, couleurs, au point que ce serait bien étrange et avec mauvaise foi s’il ne finissait pas par trouver ce qui lui convient dans ce panier à peu près infini de publications anciennes et récentes. Il ne lui suffit que de savoir ce qu’il veut, de chercher ce qui y correspond à partir de résumés et d’extraits aisément accessibles, de manière à se fonder l’idée assez précise et fidèle de ce qu’il s’apprête à rencontrer, et ainsi, même à défaut d’être toujours comblé, il limitera la déception qu’il peut ressentir à des livres de hasard, et obtiendra une large assurance de ne pas se tromper, perpétuellement et par affinements successifs.

Ce penchant du lecteur a induit logiquement une altération de son rapport à la critique. Il est rare, déjà, qu’il ait détesté un livre, qu’il ait seulement pu en détester tant sa sélection l’a disposé à n’en pas rencontrer de mauvais selon son goût : tout au pire a-t-il apprécié une œuvre moins qu’il n’aurait cru après s’être renseigné, mais il faudrait des conditions exceptionnelles pour qu’il haït l’ouvrage qu’en général avec soin et facilité il a élu et acquis. Et même plus – je demande qu’on penche la réflexion sur ce point – : si d’aventure il déteste le livre, à qui en fera-t-il reproche ? À l’auteur ? Probablement pas. C’est qu’il estime qu’en large part la faute lui en incombe : il s’était mal instruit de ce dont il s’agissait, voilà tout, il n’a pas acheté le livre qu’il aurait dû. Comme pour n’importe quel objet moderne, manufacturé ou industriel, qui, sans vice ni malfaçon, ne donne pas satisfaction, il ne faut, à ce qu’il paraît, s’en prendre qu’à soi de son achat : il n’y avait qu’à mieux élire, une prochaine fois il faudra s’en souvenir. C’est pourquoi il ne vient plus à l’idée du lecteur de formuler une critique négative, ou parce qu’en effet comme c’est le cas général il n’a rien à redire à l’ouvrage, ou parce que ne l’ayant pas aimé il impute à son seul choix d’avoir gâché son temps. Voici comme il se fait, parmi plusieurs autres facteurs, qu’on ne trouve guère sur Internet ou dans la littérature spécialisée de critique sévère.

Cette même tendance, consécutivement, se retrouve du côté des auteurs, et procède de l’admission du même principe : si le lecteur particulier n’aime pas mon travail, c’est qu’il s’est trompé d’auteur, ce qui en termes polis et distingués se formule d’autre façon : « J’avoue que je comprends mal pourquoi vous persistez à me lire, et à commenter. Les livres, mieux à votre goût, ne manquent pas. » – je reprends les mots exacts qu’un auteur m’adressa récemment pour ce que ma critique d’un de ses textes n’était pas absolument élogieuse et comportait des nuances d’appréciation.) Ainsi, à ce que j’ai formellement constaté, il est à présent fort difficile d’être entendu des écrivains contemporains dès que vous n’êtes pas dithyrambique et compendieux, c’est-à-dire quand vous ne leur adressez pas des louanges très courtes, et dès que votre critique est instruite sur des critères et des preuves, dès qu’elle est analytiqueplutôt qu’émotionnelle, y compris si c’est pour dire du bien de l’œuvre, vous êtes mal reçu, au mieux avec indifférence et silence, au pire en une susceptibilité qui récuse sans développement et ad personam tout ce que vous avez pu exprimer de négatif. L’auteur se demande aussitôt pourquoi vous l’avez lu, tandis que, si vous ne l’aviez pas lu ou si vous aviez abandonné son texte aux premières lignes, c’est avec évidence qu’il vous aurait reproché un manque de persistance et d’approfondissement (on connaît des auteurs qui ne se contentent pas que vous ayez éreinté un de leurs livres : ils exigent, pour que ce livre-ci soit « correctement » commenté, que vous ayez aussi lu tous les autres). En sorte que pour l’auteur contemporain, il est devenu facile de se débarrasser du poids du critique, ce fardeau qui ne devrait pourtant jamais quitter un artiste en ce qu’il conditionne, au moment même de la réalisation, le dur effort qu’il fait pour être relativement impeccable et incontestable : Ce n’est pas qu’il y ait quoi que ce soit de « défectueux » en mon ouvrage, mais ceux qui n’aiment pas n’ont qu’à lire autre chose, opinion commode épargnant tout mouvement rétrospectif sur son travail, et qui tend à s’étendre aussi bien aux critiques littéraires (qui, dans le lot de tout ce qui se publie, n’avaient qu’à choisir un autre livre !) qu’aux confrères écrivains (parce que leurs goûts aussi n’intéressent que ceux qui les partagent !).

Qu’on devine combien cette négligence de la réception critique et combien l’insouci des commentaires péjoratifs altèrent le soin artistique des auteurs : ils n’écrivent plus que pour les lecteurs qui les ont sélectionnés, déjà conquis et appréciant leurs ouvrages, qui s’y sont comme engagés en les choisissant, ils estiment en leur for n’avoir plus à s’inquiéter des autres, alors ils écrivent sans penser aux objections, sans se méfier d’eux-mêmes, « nature » et comme ça leur vient ! C’est le prétexte à tous les refus de remise en cause de soi-même, la fin de toute attention accordée aux avis divergents et au progrès personnel qui ne peut guère s’alimenter que de ces contradictions, l’assomption du moindre défaut cité et de toute défaillance référencée comme idiosyncrasie fière ; en somme : J’écris tel que je suis, passez si vous n’êtes pas content ! Or, à quel esprit perfectionniste et difficultueux viendrait la pensée, tant il a le désir d’établir son art et presque sa science sur des critères explicites, d’éconduire un lecteur négatif au prétexte que rien ne l’oblige à insister s’il n’est pas d’accord ? Pour moi, je demanderai toujours des raisons, circonspect autant que curieux, mais peut-être sceptique d’abord – je ne le nie pas, et comment nier qu’après des heures de labeur et de contention sur chaque mot écrit, je suppose quand même que mon lecteur est un peu moins habile que moi ? –, et m’informerai si je puis améliorer mon œuvre, sonder des antipathies constructives ou tirer des leçons aussi d’un malentendu, selon que cette critique me paraisse étayée ou exclusivement un défoulement vain. En cela, j’ai peu d’intérêt aux éloges caractéristiques et répandus, ceux qui tiennent en dix mots et prétendent se dispenser d’explicitation en témoignant juste de la sympathie, enthousiasmes courts, inféconds et qui n’apportent qu’une sorte de visibilité à celui qui les émet ainsi que, peut-être, l’impression d’avoir compté et fait sa part active de lecteur : j’y préfère de loin les éreintements développés qui permettent, par la profusion de détails vindicatifs et fondés sur du texte, de m’interroger et de douter, de me perfectionner, ou parce qu’ils me fournissent des arguments d’injustice ou de décalage pour objecter contre eux (j’appelle ici rapidement « argument de décalage » le fait de n’admettre pas tel critèrede qualité avancé par mon opposant), ou parce que je conviens d’une erreur, comme certaines manies ou approximations, ou décèle une dimension inspirante de la critique, inattendue, une alternative imaginative ou formelle où je voudrais aventurer ma plume, et la garde en tête pour ma production ultérieure. Mais qu’on voie comme les réseaux sociaux s’entendent surtout pour ne jamais rien explorer, pour abdiquer toute verbalisation construite dans l’explication d’un sentiment, et pour se contenter d’une humeur : les fervents défenseurs de qui vous critiquez s’offusquent automatiquement sans l’argument par lequel ils prouveraient que vous avez tort (je le jure : comme j’aimerais recevoir à mon encontre quelqu’une de mes implacables analyses dressées contre autrui !), ils sont indignés de ce qu’on paraît « nuire à leur ami » – quelle superficialité ! – et ne vous donnent même pas tort en prétendant seulement vous empêcher d’expliquer les inconvénients d’un texte qu’ils ont apparemment moins compris que vous puisqu’ils sont incapables de s’y référer pour le soutenir (et j’ai même souvent deviné que plus la critique est exactement et patiemment documentée, indubitable en quelque sorte et donc de qualité, plus ils jugent insupportable son caractère impitoyablement vrai – ils n’aiment pas la nature scientifique, objective, de la critique qui ainsi humilie). Ils vous blâment uniquement pour le fait de blâmer, qui leur semble immoral et frustrant, guère pour le contenu du blâme ! Et toujours alors je me demande comment l’auteur, que je choisis parmi des gens d’une relative finesse, peut prendre leur soutien et les tenir valorisants quand il est si manifeste que ses suppôts l’ont moins bien lu que celui qui révèle ses incomplétudes et ses insuffisances, et, à ce que je prétends, avec tant de générosité : c’est qu’en effet commenter méticuleusement réclame bien plus de réflexion et d’activité, d’engagement même, que d’acheter et de se laisser imprégner – : quelle humiliation de trouver que celui qui prétend le plus vous aimer est celui qui est le moins apte à vous défendre… donc celui qui vous connaît le moins, qui vous connaît moins que votre contradicteur !

Ceci exposé, je demande juste, pour le bien des arts et de la littérature, que les lecteurs et auteurs qui ont lu cet article s’accordent sur la bienfaisance globale d’une critique négative portant sur la qualité des œuvres d’art, de sorte qu’en se rappelant ce mérite et se rappelant la nécessité salutaire, à la fois pour la fertile crainte de l’artiste et parfois pour son édification, de fournir des mécontentements argumentés, ils n’essaient pas perpétuellement, par réflexe de pure « morale » mièvre et étourdie, de gêner la discussion possiblement pertinente et enrichissante qui porte sur des symptômes et sur des signes. S’opposer point par point s’il n’est pas d’accord, répondre à l’objection, la nier par réfutation ou y consentir selon son degré d’honnêteté, voici le métier essentiel de l’écrivain et le seul moyen dans une société de faire progresser le livre, pour qu’on ne dise plus jamais, ô pauvreté la plus stérile pour tout progrès des inventions de l’esprit : « C’est seulement votre avis et ça ne m’intéresse pas » !

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