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Henry War
5 février 2023

Pensées sur une autre modernité polygame

Je ne vois décidément pas ce que l’amour a foncièrement à voir avec la fidélité, je veux dire en dehors du dogme moral dont il faut s’imprégner, si indéfectible à présent chez la plupart, si induit en conditionnement qu’il semble « évident » sans qu’on puisse expliquer pourquoi. Parce que l’amour est affaire de sélection, il devrait s’imposer exclusif ? Depuis quand ce qu’on élit interdit-il le doublon ? Si deux variétés ne présentent jamais tout à fait les mêmes attributs et aptitudes – cela vaut pour les choses comme pour les êtres –, on ne doit pas se sentir le devoir de choisir entre des vertus dissemblables qui ne se comparent même pas : on dispose parfois de deux ordinateurs, l’un parce qu’il est portable et l’autre fixe, ou chacun répond à des usages différents ; on a deux parents sans se contraindre d’en renier un : on apprécie chez sa mère telle qualité et telle autre chez son père, et l’amour qu’on voue à l’un, je crois, ne retire rien à celui qu’on ressent pour l’autre ; pourquoi obliger aux bienfaits d’un seul au détriment des bienfaits complémentaires de l’autre ? Pareillement, puisqu’un homme ou une femme ne peut présenter à la fois tous les caractères de la perfection, il faut être bizarrement aveugle pour se figurer qu’il n’y a nul inconvénient à s’engager pour toujours avec une seule personne : c’est absurde et faire preuve de la plus patente obtusion ; personnellement, je ne voudrais pas aimer quelqu’un qui fût capable d’oblitérer son esprit au point d’oublier qu’il n’a nulle raison logique de restreindre ses désirs à une unique référence, fût-ce la mienne. Il existe évidemment ne serait-ce que des amants-de-corps et des amants-d’esprit, et même, parmi les amants d’esprit, on doit pouvoir distinguer une diversité d’attributs honorables telle qu’elle revient, si l’on admire deux esprits différents, à aimer deux qualités qui n’ont presque rien en commun et dont aucun rapport de supériorité ne saurait être nettement établi. Quelle est donc cette doctrine du contentement, soudain hypocrite dans la société de liberté et d’épanchement, qui force à décider jusqu’à se résoudre, de façon explicitement ou tacitement contractuelle, à l’adoption définitive d’un seul conjoint moins piètre, et à imposer jusque dans la conscience le renoncement à toute perspective de fréquentation plus élevée ? C’est le comble de la pensée bornée de ne s’autoriser à disposer de plus d’un tableau dans sa maison au prétexte qu’il serait impossible d’aimer deux toiles pour des motifs distincts : le choix initial de la première œuvre incitera à ne plus regarder les autres, puisqu’elles n’ont plus de chance de vous appartenir ; autrement dit, on se résigne, pour ne point se mécontenter de frustration, à ne plus jamais se préoccuper d’art ou à le faire uniquement dans le secret de sa conscience : quelle prodigieuse idée dans une société attentive à affiner son sens critique et à vanter le mérite partout où il se présente ! Mais l’intérêt qu’on rencontre surtout à ne pas admirer justifie qu’on se retienne d’accorder les éloges et de décerner les récompenses : il ne faut pas dire, quand on est en couple, à une autre femme qu’elle est belle ou bien habillée, et il importe que cette femme, pour cette qualité ou pour une autre, ne soit nullement distinguée par un autre mari – société de la décrépitude, du moins de la stagnation, qui, à condition de conjugalité, s’empêche de valoriser ! Or, je crois que le profit qu’hommes et femmes rencontreraient par leur séduction à atteindre à des faveurs universelles seraient de nature à les rendre individuellement soucieux de qualités, au lieu qu’un conjoint exclusif souvent ne trouve guère d’objection à se laisser déchoir physiquement et mentalement, devenant par degrés, année après année, l’humain Contemporain homogènement répugnant qu’on sait. Libérer le jugement dans n’importe quelle société épanouie de mœurs et de culture implique de n’y point retenir l’admiration par laquelle on accède à l’amourEntraver l’amour par la fidélité, c’est contribuer à une société qui censure en partie les vertus qui servent à plaire : telle société s’abîme dans une étroitesse néfaste à son progrès, et, même, elle redoute comme une tentation les occasions de rencontrer des gens aimables et supérieurs – société de la défiance par principe et de la calomnie par nécessité. Pour garantir ainsi l’observance de la fidélité, mieux vaut être intrinsèquement borné, inaccessible aux grandeurs et aux beautés qu’on serait de toute façon à peu près interdit d’honorer et de servir.

Ce n’est pas autrement qu’on induisit les règles de notre civilisation : on trouve dans la synthèse de l’amour qu’on se retient de prodiguer et de la distinction qu’on dénie d’office le défaut essentiel de notre pernicieuse époque qui néglige le mérite et cesse d’apprendre à aimer ou à se faire admirer aussitôt qu’elle suppose l’avoir une fois expérimenté : tout stagne et se fige, il n’est plus question de quêter les amours, et tout devient assez méprisable, autant pour l’œil qui ne doit plus aimer que pour les objets qui sentent combien leurs vertus sont vaines et se changent même en disgrâce parce que, pour refuser l’accès au sentiment qu’ils pourraient inspirer, autrui refuse à présent de les voir. On se lasse généralement de faire preuve de vertus quand c’est devenu sans effet : on n’y prête alors plus attention soi-même ou bien un intérêt péjoratif par amertume ou par dégoût.

Ou suppose-t-on que c’est prouver son amour que de sacrifier le choix d’aimer autrui ? « Tu es mon unique adoré », propos flatteur, et même sincère peut-être, qui signifie l’état de satisfaction complète que procure la fréquentation d’un seul être. Illusion, sans aucun doute, car, comme le rappelait Nietzsche, on ne peut miser avec prévoyance sur l’inaltérabilité de sa passion, on ne peut tout au mieux que s’engager à la commission de certains gestes d’amour ; feinte aussi, car c’est (se) dissimuler le souvenir de tous ses changements antérieurs qu’on ne peut quand même pas oublier si vite : déclarer l’amour exclusif, c’est mentir, travestissement banal et vantard. Enfin, on peut, prétend-on, s’aliéner la connaissance de soi-même en toute franchise, et vouloir en effet ne plus dépendre que du sentiment d’une personne. Or, pour quoi faire, si ce n’est par usage ? Qui le réclame sinon une société de parure et d’ostentation ? Qui, sinon la foule ou la dupe, l’anonyme ou le benêt, a besoin de preuve d’amour, et en quoi une déclaration invérifiable en constitue-t-elle le signe ou la caution ? Où requiert-on ce sacrifice sinon dans la littérature de fiction et dans le film artificiel de la vie réalisée en montage ? Nous jouons avec nos acquis et images, nous faisons cas de la fidélité non par désir mais par acculturation superficielle, sans trouver d’arguments, pour ressembler-bien. En somme, nous exhaussons la stupidité arbitraire, et la pérennisons par le mariage et par les mœurs. Il faudrait plutôt souhaiter être libre et rendre libre jusqu’à ce que le Renoncement, considéré un peu  froidement, n’eût plus de quoi inspirer l’affection : le fanatisme d’un amant, même en notre faveur, doit inquiéter comme l’indice d’un être capable des lubies les plus inconstantes et terribles ; considérer notamment que si quelqu’un abdique sa raison pour vous plaire, qui sait jusqu’à quelle extrémité il ira s’il vient un jour à vous haïr ? Cet être qui, dans les premiers moments, flatte de son imprévisibilité passionnée, effraye de ses humeurs indomptables dans la perspective d’une relation longue, car psychologiquement un humain peut d’une pareille étendue réaliser les absurdes les plus antagonistes. S’il renonce à aimer tout autre que vous, il est plausible qu’il décide un jour de ne plus haïr que vous, et l’enfermement où son serment inutile l’aura un temps subjugué sera contre vous un motif supplémentaire de détestation : je ne voudrais pas endurer les foudres vengeresses d’un être ayant ainsi formé des vœux ardents qui, une fois rompus, risquent de se changer avec une égale ardeur en courroux passionné et obsessionnel – c’est pourquoi, à ce que j’ai constaté, ceux qui vantent le plus la fidélité sont ceux qui nourrissent le plus de rancunes d’un amour terminé.

Mais cette élaboration de conception, arguera-t-on, est trop rationnelle pour l’amour qui s’épanche sans se conduire, qui s’éprouve sans se prévoir, qui se méconnaît et ne demande qu’à s’exhaler en effusions abandonnées sans interroger sa teneur. Pour moi, je n’entends pas spontanément où aimer induit de n’aimer qu’un objet et de former des vœux qu’on sait déjà intenables. Si j’aime, j’aime autant aimer pour certaines raisons, justifier mon amour, ce qui complète la passion d’arguments, et surtout je préfère aimer en asseyant mon sentiment de pensées plutôt qu’en affectant d’ignorer ce que je devinerais en songeant à la substance de cet amour. Pourquoi, en somme, le transport amoureux se déprendrait-il entièrement de lucidité ? Comment admirera-t-on celui qui nous aime avec de si curieux et oblitérants usages ? C’est une chose que je ne comprends plus, à présent que je suis si départi de préjugés notamment mièvres. Non, je ne m’accorde pas avec la pensée grégaire et veule selon laquelle, pour aimer, il faudrait devenir une pauvre bête imbécile sans rationalité, et je réclame de pouvoir aimer sans régresser en animal transi, de pouvoir aimer mieux qu’en créature pâmée : que ferais-je d’une personne qui, pour me montrer qu’elle m’aime, s’engage à ne plus vouloir un d’autre ? Quelle promesse ridicule, tout considéré ! quelle mentalité imprévoyante et demeurée ! Ce n’est guère une manière flatteuse de me considérer si, pour continuer de me reconnaître des vertus distinctes d’autrui, il faut surtout… s’abstenir de regarder les autres ! Le vœu de fidélité en cela est plutôt une injure qu’un éloge : en rendant inconditionnel ce qui devrait dépendre de l’entretien d’une multitude de qualités, on s’engage formellement à ne plus jamais observer qui vous êtes, particulièrement ce que vous êtes devenu ; sous l’effet de ce regard paralysant d’amour éternel c’est-à-dire déjà vieux, vous deviendrez automatiquement sans reproche. Vos vertus réelles bientôt ne comptent plus tant que le besoin qu’elles subsistent : le contrat est passé, vous êtes sublime et cela est acté (du moins jusqu’à la rupture : les reproches pleuvront d’un coup), et si vous pouvez encore daigner entretenir l’amour de l’aimé par la conservation de vos attributs appréciés, il faut admettre que vous n’y avez guère d’intérêt, attendu que le lien est désormais scellé sans qu’il dépende de vos qualités, que l’amour est admis acquis dont la propriété est inaliénable quelle que soit la mutabilité de ses attributs. C’est pourquoi la fidélité n’incite pas à s’élever, constitue au contraire une invitation au croupissement dès que l’amour, garanti, ne se mérite plus : ce serment revient à ne plus jamais juger votre personne en regard des autres – où fidélité, par la fixité qu’elle établit du jugement, signifie bien : « Dès à présent, je ne te connais plus », et peut-être plus encore : « Tu ne seras plus désormais que ce que je veux que tu sois ». La fidélité dégrade, elle fige et emprisonne l’opinion qu’on a de vous ; bientôt, tout au mieux, vous vous apercevez que vous n’êtes plus aux yeux de l’aimé que ce que vous étiez : comment saurait-il sans risquer de vous comparer ce que vous valez encore ? Son amour ne se réactualise plus, toutes ses justifications sont au passé. Ce qu’il finira par aimer fidèle, c’est autre chose que vous, ses déclarations seront rances, habitude et proverbe : n’a-t-il pas initialement promis qu’il jouerait toujours cette comédie de vous aimer sans même réfléchir ? il faut bien à présent qu’il le – répète ! La fidélité engagée, ce rôle qu’on s’impose, c’est le doute éternel de ne pas être aimé parmi d’autres pour sa particulière distinction, puisque c’est attenter à l’appréciation impartiale de votre valeur ; à quoi je récrie : « plutôt l’ennemi que l’amant qui ne sait plus me juger qu’à la façon trop indulgente de – ma mère ! »

Mais on pourra encore m’arguer que l’expérience invalide cette réclamation de liberté dont je témoigne ; on dira notamment que la fidélité s’impose d’elle-même, qu’elle est consubstantielle à l’amour puisqu’il n’est pas vrai qu’on puisse aimer quelqu’un sans désirer en quelque façon se l’approprier exclusivement. Or, je remarque quand même au préalable qu’au commencement d’une passion on veut bien plutôt mériter d’être aimé à soi seul que s’imposer comme unique aimé par une variété de contractualisation ; je remarque aussi que réciproquement on n’ignore pas tout à fait que l’exclusivité de nos vues ne dépend que de la fascination provisoire où notre esprit s’occupe et s’accapare à découvrir l’aimé que nous méconnaissons ainsi qu’à rechercher des stratagèmes d’approche et de conquête : c’est dire que la fidélité initiale s’explique par l’absence d’autre objectif, et notamment d’autre objectif de conquête. Quant à la fidélité profonde qu’on sentirait comme un devoir éthique, comme la teneur émanée de l’amour même, comme sa force intrinsèque et immanente, je réponds que c’est une fausseté entretenue par le préjugé banal hérité de siècles de morale irréfléchie et de symboles puérils, parce qu’à bien s’examiner on découvre qu’il est au contraire fort commun de tomber amoureux et même à peu près chaque semaine, mais on s’empêche aussitôt d’alimenter un sentiment qu’on devine impossible à assouvir ou destiné à n’être pas réciproque surtout parce qu’on le réprime pour mauvaise moralitéOnchoisit toujours qui l’on aime, comme Frédéric Moreau dans L’Éducation sentimentale, qui, au moment où il voit Mme Arnoux, rencontre la conjonction rare d’un temps à perdre et d’une opportunité. En vérité, nous sommes plutôt foncièrement polygames, disposés à aimer simultanément bien des êtres à la fois pour des motifs différents, parce que nous savons qu’il est invraisemblable que toutes les qualités que nous poursuivons se trouvent durablement réunies en une personne seule – nous nous leurrons un peu, il est vrai, au début, mais de façon sue et temporaire, et pour se sentir une « bonne âme », pour s’étayer d’un « véritable transport », pour s’émouvoir transi jusqu’à la déraison que la société promeut comme une vertu et un signe d’authenticité, peut-être aussi parce que nous ne nous savons le droit de n’aimer qu’une personne qui doit pour cela contenir toutes nos espérances. Certes, on préfère alors estimer la frustration une discipline, on se figure noble de se contenir, et l’on fabrique des raisons pour se représenter la fierté à ne pas séduire – il faut dire qu’on ne promet d’être fidèle en général que lorsqu’on ne se sent nulle envie de quelqu’un d’autre, de sorte qu’alors le sacrifice ne s’y trouve pas : on abandonne un sentiment inconnu, on « prodigue » ce dont on ne dispose pas. « Fidèle » est le baume qui enveloppe tous les amours-propres, on se caresse voluptueusement à l’onguent de cet « idéal » homogènement vanté, on se targue de correspondre à cette étrangeté délicate que la société nomme « amour ». Pourtant, avouons combien il est commun d’admirer tel aspect d’une personne que nous serions tentés d’explorer davantage, mais on se retient de succomber à ce désir, et ce n’est sûrement pas par défaut d’aimer – l’attirant soupçon du motif d’admiration est le seuil évident de l’amour –, mais parce que la société morale et codifiée, à travers notre éducation, s’y oppose et a glissé en nous l’idée d’un devoir qui surgit et qui nous dissuade, qui nous impose un tabou et un danger, une crainte d’aimer avec conséquence, qui nous tient en respect. Mais nous multiplions presque sans discontinuer les béguins sans suite, les élans transitoires et les tendresses fugitives, amours de poignées de minutes ; nous aimons avec ponctualité des objets divers, nos regards se dirigent avec goût et convoitise en une régularité qui semble essentielle à l’homme, et, comme nous faillons même rarement à poser un soin intéressé sur des êtres, c’est en vérité, peut-on dire, avec constance que nous sommes spontanément infidèles. Qu’on n’aille pas prétendre après cela, y compris quand nous sommes « bien en couple », que nous avons cessé de courtiser : c’est juste que nous ne donnons plus le droit à nos affections de nous envahir. Les Musulmans ont trouvé moyen d’empêcher leurs femmes d’être sujets d’attrait pour autrui : quand ce n’est pas d’elles-mêmes qu’elles s’enlaidissent après le couple, ils les enferment ou les dissimulent. Ils n’ont certes pas tort et sont en quelque chose plus cohérents que nous, car ils ont compris que le seul moyen d’annuler l’intérêt d’un humain pour des extraits de son environnement, c’est de le couper du monde, et que l’unique manière d’empêcher l’intérêt qu’il suscite pour son environnement humain, c’est de le rendre invisible – façon de prouver combien l’infidélité est inséparable de l’homme. Il n’est pas un engagement, pas un contrat, pas un serment, qui puisse lutter contre la tendance humaine à porter sa curiosité à l’endroit de qualités qui lui plaisent. C’est une hypocrisie majeure d’admettre qu’on peut lier définitivement des êtres au prétexte que l’amour recherche l’exclusivité de la possession. La vérité beaucoup moins romantique est que l’éducation même a encouragé chez l’enfant la pensée d’une appartenance de l’aimé au lieu de la réfuter et de la combattre, exactement comme si l’on incitait les fils d’une fratrie à fixer un maître pour chaque jouet au lieu d’exiger qu’ils les partagent, ceci pour la faible raison qu’on constate qu’ils se sentent « spontanément » l’envie de garder les choses comme leurs et pour eux seuls. Étonnant comme on éduque à renoncer à la propriété des choses, tout en ne dissuadant pas à la propriété des êtres ! Et l’on voudrait après de tels encouragements qu’il fût « naturel » qu’on s’attachât à la fidélité des êtres, il faudrait que ce sentiment « inné » plaidât en faveur du mariage, tandis qu’on s’est en général efficacement attachés à anéantir le penchant qui paraît s’exprimer naturellement en défaveur du partage des choses ! Là où l’on devrait sagement administrer la leçon suivante : « Aime si tu veux, mais laisse libre ! dans une société de l’abolition de l’esclavage, on dispose des objets plutôt que des gens », on recommande : « Ne porte pas tes désirs vers autre chose qu’un seul être que tu aimes, et, si tu n’es pas toi-même ce Seul pour autrui, réclame des comptes et considère que c’est un déshonneur pour qui aime simultanément deux êtres, au point d’appeler cela : tromper ! » La belle et douce spontanéité ! Qui, après un aperçu si véridique, osera encore dire que la fidélité est inscrite dans nos gènes : elle est en tous cas assurément inscrite dans notre instruction ! Et tâchez donc, aux suites d’un tel conditionnement, de faire la part des deux, j’attends là votre méthode !

Qu’on mesure surtout combien la doctrine absurde de la fidélité instille dans les sociétés de crainte et de méfaits. Dans un article de Parti pris intitulé : « Un homme bien qui tourne mal », Mencken rapporte le cas d’un homme ayant reçu une éducation presbytérienne qui, durant une relation adultère et se sentant au point d’être dénoncé, obéit à son amante et assassina son mari : l’auteur explique alors, après avoir lu sa confession circonstanciée, que le meurtrier chrétien s’estimait si totalement condamné par le péché qu’il n’eut dès lors plus aucun scrupule à commettre un crime, jugeant que son cas moral n’était plus en mesure d’être rédimé d’aucune repentance ni aggravé d’aucun méfait. La puissance religieuse mise à part dans cet exemple, il ne fait nul doute que la fidélité en notre société se présente davantage comme une impérative menace assortie d’idées de châtiments que comme un précepte doucement aimable et inclinant, comme elle veut s’en targuer, aux penchants « bienveillants et « naturels » de l’existence. Dans les communautés croyantes, qu’on voie comme chacun s’observe et se surveille avec étroitesse, et dans les sociétés civiles comme l’infidélité est l’obsession des commérages prêts jalousement à la révéler. Il n’y est nulle bonté, je trouve, à empêcher l’adultère, mais plus évidemment un esprit d’observances et de contraintes qu’on impose et qu’on généralise. On n’y conseille pas les amants et les maîtresses pour leur bien en leur représentant combien ils se sont éloignés de leurs sentiments spontanés, mais on préfère les dénoncer et les flétrir pour leur opprobre : ce n’est pas logiquement la méthode de qui n’auraient qu’à se contenter de faire « sentir en soi » quelque perversion contre nature. Même au sein du couple, la fidélité ne se présente pas comme une préférence généreuse, comme un noble retour aux sentiments sains, ce n’est pas en tant qu’émanation de salubrité que la fidélité est vantée, mais il y persiste un empire y compris en façon de plaisanterie, quelque chose d’insidieux comme le rappel d’une consigne, quelque intangible sommation, souvent davantage en substance : « Ne t’avise surtout pas de me tromper ! » que : « Écoute comme ton cœur t’enjoint à m’être fidèle ! » En Occident, la plupart des hommes et femmes tremblent à ce que le regard de convoitise qu’ils ont porté sur quelqu’un ne soit rapporté à leur conjoint, et les seuls rêves qu’ils s’efforcent de ne pas dévoiler sont ceux qui les représentent en galante compagnie ; c’est dire que même les appréciations, les songes, et les intentions sont tus, imposant l’autocensure, présentant un caractère comminatoire ; c’est plus qu’un trouble, qu’une stupeur et qu’un effroi : une frustration et une dissimulation –  le devoir de fidélité, même tenu, oblige à un certain mensonge. Si l’on admet au surplus que la jalousie née de l’injonction de la fidélité constitue l’un des principaux motifs criminels, on commencera à comprendre comment la fin du dogme de fidélité peut apaiser les relations sociales et évacuer l’impression imaginaire d’un préjudice : « Nulle femme ne m’appartient ; celui qui l’aime avec son consentement ne me la vole pas ; je ne suis le maître d’aucune âme ; il fait si longtemps que je me représente sa liberté et que j’en ai appris la loi que je n’en souffre pas davantage, après l’éducation que j’ai reçue, que de partager mes jouets, en sorte qu’à vrai dire il m’apparaît d’une incongruité sauvage d’aspirer à la mort de quelqu’un ou à la vengeance au prétexte qu’en lui donnant du plaisir on m’aurait dérobé un bien. » C’est ainsi qu’on dégonfle l’irrationnelle et capricieuse haine qu’évoque encore souvent l’adultère. Si mon épouse aime un autre homme pour telle ou telle qualité, c’est sans doute que je manque de cette qualité ; pour autant, j’en ai apparemment assez d’autres pour qu’elle consente à partager avec moi son foyer principal, et je ne me sens pas le devoir de compenser nos incompatibilités par toutes sortes d’obligations qui m’aliéneraient moi-même et altéreraient par degrés mon identité, comme lire les bouquins assommants qu’elle adore ou m’adonner avec elle à des activités qui nuiraient au temps rare dont je dispose et qui me sert à me construire en individu intègre. Le couple contemporain est, faute de cette salubrité, non une somme de compromis, mais un régime systématique de compromissions.

C’est d’ailleurs surtout ce régime de contraintes qui instaure le diktat de la fidélité au lieu de l’épandre librement et paisiblement dans les mœurs : on s’est tant résigné, contenu toute sa vie, entravé pour complaire, soumis à une telle chaîne d’engagements pénibles et induisant la terreur fatidique de l’inutilité des innombrables préjudices auxquels on s’est déjà sacrifiés – impression inconsciente qui pousse les conjoints, à force de s’être annihilés et pour donner un sens uni à leur misérable existence, à tout se supporter –, qu’on ne tolère pas que, pendant ce temps, l’autre ne soit pas résolu aux mêmes anéantissantes rigueurs. On dresse la somme de ce qu’on a dû faire depuis si longtemps par amour, plutôt par ordre ou convention que comme un désir issu de son libre arbitre, et l’on tire soudain une impression d’injustice et d’iniquité à s’apercevoir qu’on était seul dans un tel enfermement qu’on croyait partagé ! On découvre, en même temps que l’adultère de l’autre, qu’on aurait pu jouir plus commodément de sa liberté à l’instar de l’infidèle, et alors la liberté du conjoint prend en soi la forme d’une « tromperie », d’un contrat rompu, contrat dont on ne veut pas comprendre que la lourdeur était une absurdité qu’il eût fallu annuler dès le commencement en n’y souscrivant point et en ayant la bravoure d’en dispenser l’aimé. C’est d’ailleurs en général qu’en France et dans la plupart des pays démocratiques et du divertissement, on conçoit « l’atteinte au droit » surtout comme la commission par autrui de ce qui vous est personnellement interdit : on n’envisage pas d’abord si le joug est juste, on exige premièrement qu’il s’applique de façon uniforme – à cette condition seule on y réfléchit et on l’abroge peut-être à égalité. En sorte que ce qui provoque la jalousie, ce n’est pas qu’une rigueur imbécile soit levée pour quelqu’un d’autre, c’est qu’on s’y soit conséquemment plié, avec tous les sentiments douloureux et les frayeurs de la tentation et du péché, sans avoir songé à la lever pour soi – ce n’est qu’après avoir considéré la permanence de ces contraintes qu’on se fait de « bonnes raisons » d’avoir été fidèles. Parce qu’enfin il faut, après ces peines et ces tourments, après ces frustrations et ces craintes, après y avoir conformé sa vie au point qu’il est impossible de s’avouer l’avoir si longtemps gâchée, que cette fidélité n’ait pas servi à rien, qu’elle constitue la preuve d’une noble capacité à la contrainte et de la parfaite tenue d’un amour véritable, et qu’elle vous rende ainsi en quelque façon supérieur. Mauvaise plaisanterie qu’un Contemporain qui serait désireux d’un effort et aurait la faculté de soupçonner une vérité ! Sans mentir, on s’est obligé à des mœurs uniquement parce qu’ils font peser une réprobation sur ses contrevenants, et la jalousie ne provient que de s’en vouloir à soi-même d’avoir été bêtement obéissant, décelant plutôt l’astuce en celui qui y contrevient justement ! Comme l’écrivit encore lucidement Mencken, on est fidèle surtout par manque d’occasion et par défaut d’imagination, parce qu’on ne se représente même pas comme on devrait mentir avec conviction pour fabriquer des alibis, puis on est fidèle par peur du danger puisqu’on redoute les palpitations coupables que ferait naître en soi l’inquiétude d’une dénonciation, et encore on est fidèle par la volonté de ne pas déroger aux règles morales unanimes grâce au respect desquelles on peut si facilement discuter avec son entourage sans avoir à taire de ce qu’on pense et qu’on vit, par conformisme pratique, pour ne pas déparer tant il est confortable de se trouver aussi normal que la société le recommande. Mais qu’on ne s’y méprenne pas : ce n’est jamais la conviction raisonnable qui forge la fidélité, elle est essentiellement affaire de circonstances et d’imprégnation plutôt que d’adhésion réfléchie et volontaire, et je crois bien qu’un être fidèle, homme ou femme, est presque toujours quelqu’un qui n’a pas les moyens de plaire, attributs personnels défavorables ou conjoncture peu propice. La morale de la fidélité est toute entière une prétention usurpée : la fidélité n’occasionne aucun bien, sinon le bien de celui qui se sent bien « moralement » de s’y être plié.

Et voici un cas pratique d’une grande éloquence. J’ai connu un homme qui, après avoir découvert que sa femme avait une relation adultère, s’est entretenu dans l’excès le plus ridicule et les manifestations les plus outrées de sa misère et de son ressentiment, explosant en colères, cassant des objets, se livrant à l’alcool, se plaignant ouvertement de sa situation à tous ceux qui passaient, cependant qu’il enrageait que son épouse, qu’il questionnait sans cesse, ne consentît tout à fait à cesser de penser à l’amant ; ainsi, pendant qu’il la torturait de ses surveillances et inquisitions, rapportant combien il avait été stupide de lui être resté fidèle, dénombrant toutes les occasions d’adultère qu’il avait eues, qu’il regrettait à présent de n’avoir pas consommées et dont le souvenir, tout compte fait, paraissait plutôt imaginaire et inspiré par la jalousie que véritable, il trouva légitime de s’abandonner à des déploiements stéréotypés de passions comme dans un film, la morale le confortant dans ce rôle cathartique, dans cette composition d’acteur dévasté, quêtant sans cesse des approbations et des sympathies, approuvant quiconque estimait avec lui que sa femme était une pécheresse et avait commis une faute mortelle alors que jusqu’à présent, en athée patenté, il s’était ouvertement moqué de toutes formes de religions ! L’émotion lui fut si défavorable et malsaine qu’à la fin, même s’il s’estimait encore éperdument amoureux de l’épouse – il l’admettait, je crois, d’autant plus fort qu’il s’estimait trompé : cela lui donnait à lui-même et à ses confidents l’image noble et tragique du martyr –, en dépit de mes conseils l’enjoignant à ne pas se contrarier et même à accepter qu’elle pût régulièrement, à sa guise, passer des soirées avec un autre homme si c’était pour sauver sa famille à laquelle il tenait, elle ne parvint évidemment pas à supporter ses crises à répétitions, dut le juger invivable en secret, forma et élabora sans qu’il le sût le projet de quitter le foyer conjugal, et quand tout pour elle fut clair et organisé, elle annonça le divorce, arrangea la garde alternée qui éloigna à mi-temps le père des enfants, et il en fut ravagé et en reste extrêmement rancunier comme s’il ne l’avait pas en quelque façon poussée à sa décision. Il but davantage, et, si j’ignore si ce qui advint est lié à l’alcool ou à ses tiraillements rageurs, deux ans après avoir cuvé l’amertume inlassable de cet événement, il déclara une maladie organique grave. C’est à ce prix qu’on trouve que décidément la tradition de la fidélité est raisonnable et juste ! il ne suffit plus qu’à alléguer que l’épouse n’avait qu’à se contenir et que tout serait allé pour le mieux… si ce n’est, bien sûr, que celle-ci prétend être plus heureuse et épanouie à présent. Nul doute cependant que les mariés les plus étroits parmi l’entourage de mon homme ont bien hautement réprouvé la conduite de l’infidèle à dessein de justifier la leur, de sorte qu’on peut juger la situation non en raison de la morale objective et du bien qui découle de l’assignation à la règle, mais seulement en rapport avec sa propre pratique, en admettant que tout ce qu’on fait déjà indique la meilleure voie à suivre puisque autrement ce serait l’obligation pour soi de se réformer. Et l’on continue de trouver que la brillante doctrine de la fidélité s’applique merveilleusement à ceux qui n’ont nulle occasion d’adultère, tout en particulier aux croyants dont la vue en général n’inspire nulle sensualité à quiconque, que ce leur est un principe de ne pas commettre ce que d’évidence ils ne seraient pas en opportunité de commettre, et que c’est là typiquement un péché qu’on conspue quand on n’y est jamais tenté – je connais ainsi deux personnes qui détestent par principe le fait de prendre l’avion ainsi que tous ceux qui prennent l’avion : l’une souffre violemment du mal de l’air, l’autre n’eut jamais les moyens de s’offrir un voyage de l’air. En l’occurrence, le « trompé » dont je parle, et qui faisait grand cas de la fidélité jusqu’alors, étonnamment changea tout à coup de doctrine après la séparation, et il ne s’abstint pas de fréquenter plusieurs femmes non seulement simultanément mais aussi déjà en couple : sa certitude morale se bouleversa semble-t-il, et se sentant en droit d’imputer à son « héroïque douleur » et à quelque « cynisme viril » la « dégénérescence » de ses mœurs, en vérité comme plus rien ne l’obligeait à ses réserves antérieures, il abandonna ces continences, en profita pour réformer ses idées « profondes » sur la question, toutes ses formules d’éthique par lesquelles il avait tant blâmé son épouse, il les trouva idiotes, inutiles et surtout propres à d’odieuses privations, quoiqu’en se conservant, je pense, le loisir de revenir à des dispositions plus romantiques lorsqu’il jugerait que son jouissif régime de liberté n’aurait correspondu qu’à quelque noire phase de désespoir « inconstructive » et « déséquilibrée », le temps de se refabriquer des enchantements puériles et des idéalités convenues dans un futur amour.

            Je ne vois pas, après les progrès de la contraception, que la société d’aujourd’hui ait tant de raisons de tenir à la fidélité qu’autrefois : c’est que non seulement le problème de l’héritage ou de l’hérédité ne se pose plus pareillement, mais le christianisme s’est si atténué qu’on ne se soucie plus de fadaises mystiques et qu’on aurait du mal, dans une civilisation devenue pratique et occupée surtout de divertissement, à étayer un régime de privations qui ne s’applique à rien. On voit déjà comme les idées de « polyamour » ou de « couple libre » se répandent ne serait-ce qu’à force de constater combien les mariages échouent et se raréfient. Au risque qu’on me taxe de paradoxes plaisants, je prétends que la fidélité se situe au stade enfantin de l’amour et non de l’adolescence ; un amour fidèle manque de maturité en ce qu’il se conçoit plus comme une impulsion irréfrénable que le dogme de fidélité doit contraindre que l’amour libre qui nécessite la pensée composée d’absoudre son égoïsme et son instinct de domination ou de privilège, au même titre qu’en une société primitive on attribue la possession définitive d’une chose au premier qui la trouve. Il faut certes un détachement un peu supérieur et une plus haute grandeur d’esprit pour concevoir le sacrifice le plus légitime comme celui qui consiste à renoncer non pas à l’amour de tous ceux qu’on rencontre hormis le conjoint – ce qui est absurde et ne prouve rien –, mais à l’idée même d’un droit de propriété sur ceux qu’on aime : l’effort pour y parvenir est plus difficile, intellectuel, moins contractuel et légal, plus philosophique et spirituel, il nécessite d’intérioriser des concepts élevés au lieu d’appliquer seulement des codes faits pour confirmer des envies, à savoir en l’occurrence l’envie que l’autre se plie pour soi à des usages contraignants parce qu’on est en disposition de se contraindre. Dans une telle société libre et évoluée, il faut argumenter le consentement, reconnaître avec perspicacité que les sentiments varient avec le temps plutôt que se complaire en vantardises, concéder que nul ne devrait avoir le droit de signer un contrat qui le force à des poses affectives, et aboutir logiquement à la conclusion que la réalité et la puissance d’un attachement sont sans rapport de nature ou de proportion avec la violence dont on assujettit quelqu’un ou dont on s’assujettit soi-même : ce n’est pas parce qu’il y eut des martyres que Dieu existe, ce n’est même pas parce que des martyrs se sont sacrifiés pour Dieu qu’ils n’ont pas eu d’autre intérêt dominant à se sacrifier que la croyance en Dieu. Par ailleurs, si l’amour est le sentiment par lequel on souhaite un bien suprême à l’aimé, dans la mesure où notre société se dit si préoccupée d’« humilité », on doit admettre qu’attacher autrui à sa médiocre personne est une contradiction et un vice, et qu’il ne faut surtout pas réclamer la fidélité. Mais voilà : l’hypocrisie d’une civilisation si prompte à bannir l’orgueil n’est faite que pour cacher que la fidélité est un dû dont chacun se croit le mérite et se rassure par l’usage. C’est une terreur qu’on aime à rappeler à qui réciproquement aime à nous inspirer la terreur au rappel de la fidélité ; c’est, pour le dire plus clairement, un précepte de mutuelle et jubilatoire tyrannie, une des dernières puissances par lesquelles le Contemporain espère le contrôle d’un autre et accepte d’y étendre sa mainmise. Je ne crois pas exagérer, en examinant la conception intrinsèque à l’origine du maintien de cette doctrine, de trouver qu’en dehors de la veule continuation d’une morale acquise et jamais réévaluée, une forme de sadisme préside à la poursuite de cette variété comminatoire de possession : la loi tacite établit la crainte et la menace, l’alliance au doigt identifie tangiblement les êtres dont les droits diffèrent et qui sont chargés de se surveiller, et chacun pense au moins une fois par jour, et plus probablement des dizaines de fois par jour, à ce qu’il n’est pas censé dire ou faire en tant qu’il est marié ou en couple (on ne s’aperçoit plus de cette contrainte tant elle est omniprésente, on se retient perpétuellement comme s’il était normal d’éviter d’aimer et d’être aimé), de sorte qu’on instaure l’obsession de la fidélité plutôt qu’on n’établit sa naturalité par la libre épreuve c’est-à-dire par le choix. On parvient ainsi au stade où se situe largement la mentalité arabe vis-à-vis de la nudité des femmes : à force de focaliser sur la dissimulation du corps, les hommes sont au point où ils pensent presque constamment au sexe et à l’interdit, ils ne voient plus une femme qu’à travers ce qui n’est pas voilé c’est-à-dire au peu de peau qu’elles ont de visible et dont ils extrapolent les fantasmes disproportionnés dont ils se font des troubles qui ne viendraient pas même à la pensée de leurs « infidèles ». Les rapports interpersonnels en Occident sont aussi foncièrement imprégnés et conditionnés par la fascination et la règle de la fidélité, voilà probablement pourquoi on y imagine rarement un autre corps sans l’envisager sexuellement : comme on pense continuellement aux limites de son droit moral en tant que conjoint, aussitôt vient l’image de ce qu’on n’est pas autorisé à se permettre. On me rétorquera que c’est la même chose s’agissant de tous les interdits du droit – vol, crime, et n’importe quelle contravention – mais on remarquera que, bizarrement, la pensée de ces infractions, très souvent, ne se rencontre pas si fréquemment même si l’on garde presque constamment à l’esprit l’impossibilité où l’on est d’accomplir ces choses : une telle différence de retour à la conscience vient, je pense, de ce qu’on estime légitime le droit pénal et qu’on est rarement tenté d’y contrevenir ; or, c’est quand ce droit nous semble absurde qu’il nous préoccupe et qu’alors nos pensées projettent l’accomplissement d’une enfreinte. Il faut dire qu’on ne craint la loi que quand elle menace nos désirs qu’on sent justes, et peu de gens ont le désir de piller ou d’assassiner, mais la loi tacite de la fidélité, qui se rappelle à nous en vibrantes offenses parce que nous ne la comprenons pas, s’associe davantage à une crainte en ce qu’elle contrarie nos désirs sans qu’ils nous paraissent aucunement condamnables : c’est qu’on ne désire pas violer, on ne désire pas même tromper, on désire aimer quelqu’un qui accepte et rend ce désir avec la liberté de le faire – une liberté qu’on veut personnelle et unanime. Il faut la rigueur d’une société à la fois aveugle et autoritaire pour interdire ce qui n’occasionne pas de nuisance, ce qui ne constitue que des fantômes ou des imaginations de nuisance, sans jamais qu’il y ait volonté de la causer (car enfin, connaît-on beaucoup de gens qui commettent l’adultère à dessein premier de nuire à leur conjoint ?).

Et je me demande, là, profondément, ce que serait une société enfin départie de cette obsession de la fidélité, de l’omniprésence de l’interdit de penser et d’accomplir des amours, de la surveillance généralisée qui pose son jugement automatisé de ragot sur toute alternative à cette borne et s’estime perpétuellement le droit de médire sur la base de conventions collectives et de frustrations personnelles, de ce paradigme au sein duquel toute relation humaine se bâtit et se restreint, paradigme en dehors duquel j’affirme qu’il n’existe pas chez nous de façon de considérer les autres, cette conception réduite et foncièrement insinuée en nous qui définit notre mode de contact à autrui et empêche la représentation d’une mondanité fondée par exemple sur l’admiration sincère et sur la reconnaissance désinhibée des vertus. Que serait, en somme, une société permise à tous les amours, sans la censure des conditionnements aliénants, et par quels rapports plus francs s’organiseraient les échanges entre les êtres, y compris bien concrètement ? Concrètement, je veux dire par exemples : la mère aurait-elle le loisir de quitter le foyer tant de soirs par semaine pour retrouver ses amants, et abuserait-elle de cette volonté pour négliger ses devoirs et abdiquer toute contenance ? L’époux serait-il autant qu’on croit tenté de convoler en abandonnant fils et biens pour recouvrer quelque irresponsable et totale liberté, ou, au contraire, satisfait déjà de la liberté périodique qu’on lui laisse de défouler ainsi ses amours vers d’autres objets, ne serait-il pas plus affermi dans le plaisir de son existence au point de ne pas aspirer à la changer pour une autre entièrement différente ? N’est-ce pas l’illégitime interdit surtout qui, faisant croître la souffrance d’une fidélité forcée dont la terminaison est un éclat de colère et d’abandon, motive précisément les fuites brutales par goût longuement muri du changement ? Qu’aurait au juste à fuir un être libre dans ses mœurs s’il avait la permission sociale d’être à la fois père, époux et amant multiple ? Pour quel foyer plus avantageux voudrait-il quitter le sien ? Et encore : est-ce que dans une telle société un homme conversant avec une femme attirante ne formaliserait pas avec elle des vœux plus francs et moins pernicieux ? Car quelle raison aurait-il d’insister dès lors que le refus n’aurait plus de chance d’être une pudeur affectée qu’on peut atteindre et inverser, mais seulement la marque d’une volonté absolument sans complexe ? Je veux dire que tant que durera ce tabou-malentendu, toujours l’amant tâchera d’oblitérer le vernis social de la convoitée, comme dans toute la littérature galante française : qu’une femme ne consente pas de prime abord, ça n’a rien d’étonnant, c’est même convenu par la contrainte de la fidélité, mais cela ne signifie pas, dans l’esprit du séducteur, que la femme ne soit pas accessible par l’effet d’une certaine assiduité puisque la morale est chez nous d’abord irréfléchie – où l’on vient à confondre séduire et persuader dans une société qui, justement, ne veut que faire sentir des risques à défaut de penser des actes : on tendra donc logiquement à fléchir une volonté en lui représentant que l’arbitraire des craintes sociales vaut moins que le bonheur de l’individu, c’est ainsi qu’on séduira par la persuasion. Aussi bien homme et femme se figurent-ils d’une personne en couple à laquelle ils aspirent que c’est toujours au rappel de son devoir conjugal qu’elle refuse d’abord de se « donner » (puisqu’on a appris à la fois qu’on ne se « prête » pas et que l’adultère est un péril) : or, en l’absence de ce devoir de fidélité disparaissent nécessairement gêne et malentendu, alors tout devient propre et sincèreDans une société sans feintes ni masques que volontaires, une société où personne ne peut contrevenir au principe essentiel de liberté ambiante, instauré en dogme supérieur et structurant la mentalité, est-ce que la femme ne serait pas mieux protégée des atteintes des hommes frustrés par les tabous et les besoins de circonlocutions, et est-ce que le droit lui-même ne serait pas particulièrement établi autour du souci de faire respecter le choix des femmes puisque leur parole serait indéniablement déliée, ayant toute latitude de ne pas taire leurs envies quelle que soit leur situation ? Est-ce qu’on siffle dans la rue, est-ce qu’on insulte et menace, et dans quel intérêt, une femme qui peut librement exprimer qu’elle veut ou ne veut pas aussi spontanément et publiquement que la volonté même lui vient, sans censure juridique ou morale ? Si elle refuse sans crainte, s’il ne lui faut aucune audace pour dire oui, il n’y a alors plus aucun doute, c’est bel et bien, quand elle dit non, non pas qu’elle « refoule un risque », mais que sa libre volonté s’y oppose – le moyen de lever, ainsi que l’inhibition, presque tous les prétextes des agresseurs !

Et comment parlerait-on, comment se parlerait-on, entre adultes pleinement autorisés à se séduire et à concrétiser leurs succès ? Existerait-il, comme on inventa les fauteuils en tant que commodités de la conversation, au sein de chaque entreprise des lieux confortables où l’on pourrait s’éprendre, s’embrasser ou coucher au su de tous ? Cela m’amuse d’imaginer comme ce serait possible dans une société autrement morale, comme rien n’y résisterait, comme nul dérangement n’en résulterait sans doute, comme les gens vivraient probablement en inédite entente, sincère et déliée, par assemblées libertaires ou libertines où l’aventure sexuelle ne serait plus pour tous un commerce de connivences ou d’indiscrétions mais un fait répandu et normal, même probablement en cela imité, où l’on ne ferait pas de sous-entendus taquins pour indiquer que tels se sont embrassés après la réunion de l’autre soir. La pudeur toucherait à des choses de plus grande importance, car on aspirerait toujours, je pense, à en laisser à garder : il serait grisant et profond de tâcher à débusquer de vrais secrets plutôt que les piètres fadaises de qui est attiré par qui et qui occupent nos imaginations rendues piètres ; on rendrait du mystère à ce qui en mérite, et on bâtirait peut-être des êtres plus capables de conserver des choses vraiment intimes, d’étendre leur univers intérieur, de complexifier leurs paradoxes au lieu d’en rester à l’interdit inutile et bête des amours impossibles auxquels se limitent à peu près toutes leurs frustrations et leur littérature. L’amour, qui est comme je l’ai rappelé un sentiment ordinaire, ne contiendrait pas toutes leurs appréhensions ; leur complexité ne se limiterait pas à avoir résolu de quel amour ils ont dû faire le sacrifice. Je serais curieux, bien véritablement, de voir, même chez un grossier peuple d’imbéciles comme le nôtre, à quelle conséquence mènerait telle réforme des mœurs. Je crois que les gens seraient déjà plus apaisés d’être moins contraints : ils sentiraient la levée d’un fardeau qu’ils croyaient n’avoir jamais enduré avant qu’on les en décharge si inopinément. La liberté a toujours pour effet de faire pleurer de soulagement ceux qui ne se trouvaient pourtant pas malheureux, faute de se faire une idée alternative à leur expérience : on croit toujours être libre, on croit que sa liberté réduite est une nécessité, et puis vient l’instant où l’on perçoit ce que c’est que d’être vraiment libre en corps et en esprit. Alors tout s’éclaire, et l’on comprend la déformation millénaire que la morale seule, quand elle est mal instruite, peut produire comme un carcan sur des âmes habituées à être comprimées. On exulte enfin et l’on se dit : c’était donc ça, la liberté !

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