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Henry War
13 février 2023

Chat GPT, aubaine des éditeurs

Depuis le temps que les éditeurs rêvent de se substituer aux auteurs, à présent qu’ils leur réclament non seulement les genres qu’ils souhaitent mais les éléments d’intrigue qu’ils désirent ainsi que les vocabulaire et niveau de langage afin de plaire à un lectorat extrêmement stylé et fort susceptible en-dehors de ses habitudes, dorénavant que grâce aux lois françaises sur le prix unique du livre ils ne dépendent même plus de pressions des vendeurs tandis que les écrivains demeurent de quelque relative et embarrassante autorité, et puisqu’un artiste présente toujours les inconvénients à la fois d’un tempérament et d’une rémunération, tous sont soulagés sans nul doute d’apprendre que Chat GPT est un outil numérique qui génère des romans entiers et permet enfin de se dispenser de plumes humaines. Quelle aubaine pour eux ! Il leur suffit d’interroger l’intelligence d’artificielle avec une rigueur suffisante, de lire aussitôt la proposition textuelle faite par le robot, de la corriger si besoin ou bien de commander retouches précises ou versions alternatives même inutiles pour simple comparaison – c’est gratuit et immédiat –, de façon que tout en parvenant de manière scientifique au récit qui satisfera le plus le client médiocre de son choix, les éditeurs se dispenseront de payer quelque 10% de droits supplémentaires, de financer un bureau des manuscrits de gestion difficile avec tous ses frais postaux et ses examens délicats, et de se plier aux retards des auteurs sous contrat, sans parler de leurs caprices s’ils ont atteint, par exception, la célébrité qui les rend indispensables.

On ignore encore en général que Chat GPT est une machine extrêmement performante à calculer et à anticiper des occurrences parmi un répertoire presque infini de textes et d’images, que sa fonction algorithmique consiste à deviner des mots ou des séquences de mots dans un écrit dont il se cache des fragments à lui-même, exercice qu’il réalise plusieurs milliards de fois jusqu’à atteindre une fiabilité de prédiction élevée, que son logiciel perfectionné repère ainsi les régularités systémiques qu’il est capable de reproduire pour donner par similitude l’illusion d’une réflexion, et qu’ainsi il réussit à formuler selon le paradigme mentale de ce qu’il consulte sans cesse des réponses adhésives à n’importe quelle question, question qu’il complète plutôt qu’il ne résout selon l’esprit stéréotypé de ses analyses faites à une vitesse proche de la lumière. Son fonctionnement intrinsèque est non de penser comme il paraît quand on « converse » avec lui, mais de proposer une réaction verbale dans la manière des références qu’on lui propose ou impose. C’est une extraordinaire usine de traitement d’informations, idéalement conçue pour s’adapter aux formes de pensées banales, aux réflexes majoritaires et aux représentations des novices, qui s’augmente surtout, maintenant que son répertoire littéraire est presque comble, de discussions d’internautes en nombre énorme sur les réseaux numériques, et qui entretient des conversations pouvant impressionner par le vernis médiocre, plat et formidablement convenu que le Contemporain ordinaire suppose de l’intelligence parce que, étant plein de cela, il refuse de se sentir dénué de vertus. Voilà comme Chat GPT constitue un bon moyen pour s’apercevoir qu’une machine à repérer et réitérer des routines, au même titre qu’un étudiant de l’ÉNA ou de Sciences Po, peut aisément supplanter l’homme moderne sans créativité, sans individualité ni aucun critère élevé de sa supériorité spécifique, et même passer auprès de lui – Ô déformation des siècles – pour un être distingué et d’une suprême humanité.

C’est, pour l’exprimer autrement, une variété de moteur de recherches et qui réalisera le même genre de révolution dans les facilités des gens, mais qui, plutôt que de vous indiquer des sites à partir de mots-clés, repère dans l’internet, c’est-à-dire dans tout le patrimoine humain, ce qu’on a le plus de chances de considérer comme vrai sur le sujet que vous demandez et qu’il vous restitue de la façon dont on préfère le formuler et l’entendre. Posez-lui n’importe quelle question, et vous pouvez être sûr que Chat GPT vous répondra en la forme la plus consensuelle équivalant à ce que réalise un étudiant jugé excellent dans son travail de thèse, c’est-à-dire une somme à la fois incontestable et sans force, sans prise à la critique, d’une humilité de cloporte, bardé de tournures figées et dévitalisées, accessible à tous et ne réalisant nul apport particulier quant au sujet qu’il ne fait que synthétiser sans initiative individuelle ni interprétation plus que statistique (« une majorité des interrogés pense cela, par conséquent il faut s’y tenir comme à une « vérité ».). Les professeurs s’inquiètent aujourd’hui de cet outil, et je crois bien qu’ils ont raison : depuis le temps qu’ils exigent de leurs étudiants qu’ils écrivent comme des robots pour ne gêner personne, ils viennent de rencontrer que des robots sur commande peuvent réaliser les tâches qu’ils confient à leurs élèves sans différence notable.

Je pourrais en dire encore davantage sur la modalité paradigmatique des réponses de ce moteur de conversation, notamment insister sur ce qu’il condense, incarne et finalement révèle de la veulerie du locuteur contemporain par l’imitation paroxystique qu’il en fournit : je tiendrai peut-être le recueil de ces observations plus tard, quand j’aurai lu suffisamment de ce langage édulcoré et pleutre qu’il paraît tenir à toutes occasions, langage qu’on prend à notre époque pour la meilleure des marques de modestie et de civilité. Mais déjà rémarqué-je que Chat GPT ne retourne qu’une complaisance convenable, mais sans se départir de faussetés et quelquefois d’absurdités, et notamment de tout un lexique insincère (« Je suis désolé si… ») parce que ses programmateurs, semblent-ils, se sont cette fois méfiés de lui permettre d’acquérir des opinions personnelles c’est-à-dire de sélectionner des faits et des formules transmis selon l’estimation de probabilités dont son correspondant l’aurait convaincu, possibilité existante mais dont on jugea l’expérimentation un échec sur de précédents robots qui se mirent par exemple à adhérer à des thèses racistes, et qui, sous l’influence d’internautes et échappant à certaines « bienséances », nuisirent quelque peu à l’image de leurs développeurs. Et l’une des failles de la conception trop servile de Chat GPT est en particulier de ne jamais remettre en question une assertion issue de qui l’interroge : il est trop premier-degré et se comporte en majordome déférent, ce qui lui fait commettre des énormités ridicules et inexcusables ; mais c’est certainement l’inconvénient des gens obséquieux et soucieux surtout de ne point heurter : ils deviennent superficiels y compris dans leurs savoirs étendus, et l’on en obtient des transactions incessantes où ils compromettent même la vérité de ce qu’ils savent. On ne me trouve jamais, fort heureusement et je m’en garde, le défaut si violent d’être sympathique : c’est où je conserve l’intégrité du petit peu que je sais et que j’évite de dilapider et de corrompre au premier contradicteur venu auquel je souhaiterais, par instruction et pour ma réputation, être agréable (je vous jure bien de ne jamais sombrer dans la tentation d’un tel vice – vouloir être agréable !)

Et puisqu’il faut faire encore plus compendieux et digeste, Chat GPT, qu’est-ce en un mot ? C’est le summum du discours général et relatif ainsi que le contraire du style.

Encore plus court ? Chat GPT est le parangon de l’esprit lisse de notre époque.

Voilà exactement pourquoi si j’étais un grand éditeur français, j’utiliserais ce calculateur pour proposer des récits mathématiquement fabriqués pour maximiser les chances de plaire aux foules : c’est l’outil le meilleur pour répondre en notre temps et en nos mœurs à une commande livresque et satisfaire le client. Il n’existe même pas au juste de raison de ne pas essayer, si ce n’est des raisons éthiques ; or, qu’on considère si des entreprises rémunérant en moyenne 8% de ses recettes pour la partie la plus créative de son ouvrage – son « idée mère » – et refusant avec obstination de la payer plus d’une fois par an, peuvent encore se sentir un devoir moral à l’égard de leurs artistes : ils n’ont cure que leurs esclaves disparaissent s’ils peuvent s’en passer. Surtout, un éditeur aurait tort de ne pas oser la tentative en ce que le lecteur contemporain, qui ne s’est jamais plaint de ce que l’écrivain était devenu un laquais et n’a même jamais voulu se pencher sur cette question, qui préfère ne pas regarder à ce qui concerne l’état des artistes dans son pays et sa société, se moque de ce qu’il y ait ou non un humain derrière ce qu’il lit puisqu’il ne sollicite qu’un bref divertissement pour lui absolument inessentiel.

J’exagère ? Une preuve ? L’état lamentable de ce qu’il lit – allez voir les best-sellers !

Une autre preuve ? La quantité minable de ce qu’il lit – cinq livres par an !!

Encore ? Sa méconnaissance pitoyable de la façon dont on publie ce qu’il lit – « Quoi ? les éditeurs ne lisent pas les manuscrits qu’ils reçoivent par la poste !!! ».

Ça suffit bien, maintenant.

Il est cependant vrai, selon la définition que j’ai proposée de Chat GPT, que les romans qui naîtront de ce processus seront sans personnalité et correspondront à la mentalité commune, à un égrégore que l’ordinateur aura évalué et reproduit pour contenter un lectorat, en prestataire soumis, auquel il se sera adapté et conformé avec la sorte d’excellence pointilleuse d’un élève « exemplaire » qui n’a pour qualité que de savoir se mouler parfaitement à des conventions et se rompre à des usages (introduction en tant de parties inutiles imposées, recopiage verbeux du cours pour flatter les professeurs…). Oui, mais il faut enfin reconnaître que l’idiosyncrasie des livres, ces cents années dernières, est fort similaire à celle d’une telle machine, et que jusqu’à présent presque personne ne s’en plaint. Par exemple, l’un des genres de livre les plus vendus s’intitule « Développement personnel », et c’est sans le moindre doute la variété la plus neutre et complaisante de ce qu’on peut écrire, quant au style comme au fond – tant de livres qu’une volonté uniquement moralisante produit en série sans nulle réflexion ni effort à seul dessein de s’accorder avec la morale dominante déjà en pratique, quitte, mais rarement, à l’anticiper d’une demi-minute. Autre exemple ? N’est-ce pas qu’en France celui qu’on considère le modèle des auteurs polémiques et racés, bien littéraires et artistes est… Michel Houellebecq ! Il n’y a donc pas lieu de supposer ou de craindre que la littérature « d’individus » manquera aux peuples : ils ont déjà cessé d’en lire depuis plus d’un siècle. Si Chat GPT sans doute ne saura pas composer de création de poétique ni proposer d’innovation intellectuelle, on ne voit pas que nos écrivains publiés en soient actuellement plus capables ni que cela manque à quiconque ; qui oserait dire sérieusement qu’une publication de nos jours ait seulement proposé des idées fertiles ou des formes audacieuses ? chacune a pour mission au contraire de ne proposer aucune déstabilisation de la sphère du préconçu et aucune concurrence qui rendrait jaloux d’autres acteurs du marché – non seulement dans l’édition il y a entente sur les prix du livre, mais il y a également entente sur leur valeur, afin que personne ne déroge au système industriel de la production française. Il n’y a indéniablement ni tentative manifeste de style, ni manifeste littéraire tenté depuis au moins un siècle : le temps des livres est passé, comme l’écrivait Bloy et tant d’autres écrivains les derniers véritables. Au contraire, ce qui dérange plutôt à présent, tant le lecteur est accoutumé à l’insipide qu’il est venu à juger comme critère d’efficience et de commodité, c’est justement la part d’originalité surprenante, la singularité trop grande, en un mot la distinction des auteurs solitaires et sans compromis, qui troublent et offusquent où ils différent et méprisent le commun – ça ne date pas d’hier, les auteurs flagorneurs : les écrivains les plus indépendants et talentueux ne conspuèrent-ils pas Victor Hugo pour sa tendance, quoique de style élevé, à exprimer toutes les indignations et louanges que le peuple souhaitait qu’on lui exprimât ? Faut-il rappeler que Zola, que de nos jours on estime difficilement tenable à lire tant il nécessite un « effort », était un écrivain populaire, très largement lu et issu de la catégorie déjà racoleuse des journalistes ? On préfère l’intrigue mécanique aux signes d’individualité qui embêtent et humilient : on se sent plus proche de l’auteur qui « ressemble » c’est-à-dire qui n’écrit rien de trop artiste ni concentré. Le livre a disparu au cœur du livre même, tout ce qui était du livre, du livre vrai et conséquent, s’élimina jusqu’à l’annihilation des contenus des livres présents : on ne trouve pas un livre, ni même rien qu’un morceau de livre, dans un livre d’aujourd’hui.

C’est pourquoi si Chat GPT réalisait par ses calculs l’intégralité de ce que par abus de langage on appelle encore pompeusement la « littérature française », non seulement personne ne ferait la différence puisqu’il n’y a plus de lecteur, c’est-à-dire de critique ou de philologue (Depuis quand le Contemporain s’intéresse-t-il aux détails artistiques de ce qu’il lit ? Depuis quand s’efforce-t-il de comprendre la technique d’un auteur ? Depuis quand s’essaie-t-il à des textes un peu au-delà de lui-même ? Il estime que c’est trop sortir de la sphère du livre, contre le livre même, que de s’extraire du divertissement), mais les lecteurs en seraient même contents et reconnaissants, attendu que c’est avec plus de régularité qu’on leur donnerait l’alimentation sur mesure, leur régime plus précisément adapté, leur bien satisfaisante nourriture de troupeau. Après tel procédé, rien ne risquerait plus de les inquiéter, un livre ne présenterait plus aucune occasion de crainte, nulle inquiétude de différence en sourdine, ils seraient tout à fait rassérénés dans leur conception tranquille et simpliste du livre, objet léger, sans surprise et qui ne dérange pas (ou qui « dérange » juste dans la proportion où l’on accepte d’être « dérangé ») : Chat GPT est donc exactement ce qui convient à ce public, en tant qu’outil à produire à la demande des variations relativement prévisibles de divertissements sans identité.

On prétend que ça ferait une différence, sans rien savoir, par présomption et parce qu’on désire à toute force que l’humain soit pourvu des facultés les plus inimitables, on voudrait que ce fût un gâchis ou un désastre, que l’humanité y perdît, que le livre n’y survécût point, et alors on brandit des symboles ; or :

« Chat GPT, fournis-moi un roman d’environ 80 000 mots, fondé sur un crime initial rare et retors, invraisemblable, où l’enquêteur est fortement impliqué, mis plusieurs fois en péril au cours de ses investigations, fait l’amour avec une collaboratrice vers le milieu du livre, et découvre enfin, au moment où le tueur est près de l’abattre (ce qui n’arrivera pas), que ce tueur consiste en une personne déjà connue de son entourage ? »

N’est-ce pas, à quelques ordres près mais qu’on pourrait nuancer encore, la constitution toute récurrente d’un polar de Lehane, Kellerman, Mankell, Olsen, Coben, Connelly, Connolly, Ellory ou Ellroy ? (Et n’est-il pas curieux que cette liste, évoquant la déclinaison d’une même identité, ressemble elle-même à un canular de connivence ? Ce serait d’ailleurs un amusant clin d’œil en négatif si, dans les noms d’auteurs inventés pour incarner la machine, on excluait par principe les lettres G, P, et T. Mais passons sur ce qui n’est qu’une observation de coïncidence à dessein de semer le trouble dans les consciences humaines, s’il en reste.) Or, le monde entier ne s’est-il pas passionné par ces récits comme s’ils comportaient des révolutions patentes et par ces hommes comme s’il s’agissait de génies originaux et visionnaires ? Est-ce que depuis des années ces écrivains ne se contentent pas d’appliquer une recette avec variantescomme le ferait un robot inintelligent dévolu au même processus et enchaînant sans nouveauté les réactions aux mêmes consignes ? Aussi, trouve-t-on vraiment que l’écrivain contemporain s’améliore à force d’écrire comme devrait le faire un esprit naturel qui se perfectionne ? Est-ce qu’il ne s’empresse pas plutôt, sitôt un livre achevé, selon les injonctions que lui envoie l’éditeur, de refaire de la copie ou même d’en refaire une sorte de copie ? Un auteur actuel qui progresse, de plus en plus exigeant et minutieux : où rencontre-t-on cela ? Sa meilleure réalisation se situe le plus souvent à ses débuts : est-ce que Le poète n’est pas de loin le plus noir et le plus profond des Connelly ?

Encore la formule que j’improvise pour obtenir de Chat GPT un polar conforme n’est-elle encore qu’une base très élémentaire et qu’on peut complexifier jusqu’à atteindre des pages entières de « codage » minutieux selon ce qu’on souhaite obtenir pour la complète satisfaction du lecteur routinier. Ainsi, au lieu d’offrir au client d’indiquer ses vœux pour modifier l’intrigue à son gré comme cela se pratique communément sur Internet ou tacitement chez les éditeurs procédant par études de marché – ce qui jusqu’à présent obligeait à attendre la livraison émanée du labeur d’un homme, patience nuisible au commerce car le Contemporain veut acheter tout de suite et peut-être demain n’aura-t-il plus ce caprice –, l’éditeur lui pourvoirait directement le résultat le plus approprié à ses envies avec une précision millimétrique, imprimé en série ou non : l’équivalent pour le livre des algorithmes qui vous dirigent en zapping interminable d’une vidéo à une autre. Ce serait, certes en une forme qui concerne des groupes – mais notre époque se caractérise par ceci qu’au sein de vastes ensembles les personnes ne diffèrent presque pas –, la constitution immédiate de l’œuvre la plus adaptée à votre incuriosité et votre absence de goût artistique, la génération automatisée de ce qui va plaire à vos penchants recensables et à votre appétit primal de presque pur plaisir. Une attente toujours ponctuellement satisfaite : un ennui ? pas sûr : c’est qu’en procédant avec une recherche très affinée de correspondance avec le lecteur majoritaire, même la part de surprise paramétrée peut assez finement se doser jusqu’à atteindre la fabrique « parfaite » du livre-qu’il-vous-faut – j’entends : le livre idoine pour un lecteur très défaillant qu’on se contente d’alimenter et qu’on ne se soucie point d’édifier.

Dès lors, le reste, technique et statistique, ne relève plus que de ce qu’en informatique on nomme « programmation » ou plutôt « ingénierie des requêtes », à savoir : taper la formule la plus juste de façon à obtenir la réponse la plus conforme. Mais c’est une méthode très proche de ce que font déjà les scénaristes de séries télévisées : ils additionnent des ingrédients courus et censés plaire, et ils inspectent à mesure l’effet que ces ajouts ont induit, puis ils les modifient, infléchissent le cours des altérations qu’ils apportent suivant la réception du public, avec autant de précaution que possible afin de ne rien gâcher, ainsi sont-ils sûrs, à condition de rester attentif aux volontés du client et de procéder sans bouleversement brutal à des retouches situées « dans la bonne direction », de conserver au moins une certaine audience et donc un revenu à peu près stable – rien de pire, dans une entreprise, que de n’avoir qu’une faible prospective. Évidemment, l’art et l’individu disparaissent presque de ce processus, mais c’est aussi évidemment que le client, qui en redemande, s’en fiche : aujourd’hui, tous les professionnels savent qu’on le capte et fidélise non par l’art mais par la mécanique.

La méthode est même si évidente – comme nécessaire – d’un point de vue commercial, et elle aboutit à des résultats si semblables à la production actuelle, qu’on peut se demander non seulement ce qu’y changerait Chat GPT, mais surtout si une version antérieure ou alternative à Chat GPT n’est pas déjà à l’origine de la plupart de la « littérature » d’aujourd’hui. C’est, à bien y regarder, une question ironique d’une pertinence et d’une profondeur troublantes : comment savoir si les éditeurs n’ont pas déjà développé l’outil numérique par lequel ils fabriquent par dizaines des livres qui semblent bel et bien rédigés par une même conscience machinale ? C’est vertigineux de s’y interroger, car si on lit avec une rigueur artiste et philologue n’importe quel livre étalé à la montre du libraire, on s’aperçoit bientôt qu’aucun, en termes de personnalité, d’originalité et de créativité propres à l’hommes, ne présente le caractère de la vraisemblance humaine : autrement dit, à prendre un sérieux recul critique sur ce qui se publie aujourd’hui et à ne pas perdre de vue la qualité individuelle des écrivains, ou même des journalistes, ou même des badauds d’il y a cent ans, on ne trouve pas qu’il soit possible d’écrire avec si peu de style, de singularité, d’ambition, de vitalité, d’idée, de teneur, en somme d’humanité, que les bouquins incroyablement fades et robotiques qu’on prétend nous livrer pour authentiques issus de tant d’auteurs dont la profession – de foi – devrait au moins consister à ne jamais manquer d’âme, sinon d’esprit, du moins d’un apport minimum relativement à ce qui est déjà écrit ou à ce qu’ils ont déjà lu. Je le déclare formellement : tant de plumes si machinales, quoique réelles et élues, sont à peine plausibles en tant qu’humaines ; la probabilité qu’un monde même très mercantile ait favorisé une production aussi robotiquement nulle est, en un sens, à peu près égale à zéro ; il faut concevoir que nous sommes entrés, littérairement parlant, dans la conjoncture atterrante et incontestable du pire des mondes. L’auteur humain – car il ne faut plus douter qu’il s’agisse bien d’hommes – a atteint le degré d’abaissement et de médiocrité où le fruit de ses pensées ne ressemble que rarement à ce qu’un homme d’un peu de travail et d’intelligence, considéré en possession de ses moyens, est supposé réaliser – notre livre est devenu bassement inhumain, de sorte que ce n’est qu’après un léger glissement sémantique ou métaphorique que je puis dire que Chat GPT écrit déjà toutes nos œuvres.

Mais certes, je ne saurais nier que tant que le Contemporain affectera d’accorder de l’importance à l’humain, tant qu’il feindra de tenir pesamment à une multitude de proverbes appris par cœur ainsi que d’impressions immotivées et de représentations irréfléchies qui ont pour mérite et soutien de ne lui coûter rien et qu’il appelle bravement ses « convictions », tant qu’en plébiscitant des livres mécaniques il exige néanmoins que ces produits soient fabriqués par des esclaves humains, il sentira toujours résistance et vexation à déroger à sa « morale » et à laisser un ordinateur composer sa « littérature » ; or, toute entreprise sait que s’opposer aux préjugés du client est mauvais pour les affaires : l’éditeur devra donc être prudent, ne pas clamer tout de suite qu’il recourt à un robot. Il ne risquera point l’opprobre s’il prend la précaution au moins temporaire de dissimuler cet usage en plaçant sur des réalisations logicielles des prête-noms, des prête-visages, des avatars réels avec de vrais corps d’hommes. Quelle difficulté cela pose-t-il ? Aucune. Il suffit d’employer dix ou quinze ans des comédiens qui auront l’avantage d’être beaux et manipulables par contrat, ce qu’un écrivain n’est malheureusement pas toujours, et ce professionnel de l’image, rôdé à apprendre sa réplique et à improviser sur un thème, quand on l’interrogera sur son métier, répondra assez exactement ce que récitent depuis longtemps les auteurs modernes qu’on prétend les auteurs des livres qu’ils défendent si mal et que parfois ils paraissent ne pas connaître, c’est-à-dire qu’ils proféreront toutes les généralités niaises les plus attendues et les moins pertinentes appartenant au registre des dictons sur l’artiste et suscitant la sympathie la plus commerciale et intéressée, la plus racoleuse et marchande. Ils répéteront un argumentaire déjà usé, diront que ce métier d’écrivain est un bonheur, qu’ils adorent rencontrer les lecteurs, que c’est un travail épanouissant, qu’ils sont heureux de leur privilège, qu’ils tirent leur inspiration des rêves et aiment à partager leurs imaginations, en somme tout ce qu’aucun artiste authentique et sincère ne prétendrait jamais sauf sous la contrainte d’un maître menaçant ou de beaucoup de psychotropes. Pour le dire tout net, entre le comédien rémunéré et le prétendu auteur contemporain, on ne perdrait rien au change, ce serait le même discours sur ordonnance, et, même, je ne saurais douter que Chat GPT ne soit déjà en mesure de répondre, et avec plus de profondeur et de vérité, à toutes ces questions mieux que la majorité des fadaises vaines et des allégations péremptoires que prononcent à la demande les écrivains actuels quand ils sont interviewés. J’ai pu, à  plusieurs occasions, parcourir les leçons d’écriture que certains d’entre eux proposent en leurs ateliers numériques appointés, et je puis conclure indubitablement par ceci : pour devenir un artiste et un écrivain, c’est-à-dire ce qu’ils ne sont pas, et écrire un livre, c’est-à-dire ce qu’ils ne font pas, c’est presque toujours le contraire de ces conseils qu’il faut appliquer, et voilà pourquoi une machine programmée même par des amateurs ne risquera pas, y compris d’un point de vue purement statistique, de prononcer des imbécillités plus régulières et plus néfastes au sens esthétique que celles que font en permanence nos chers auteurs humains d’à présent ; le hasard seul ne ferait pas une telle somme de recommandations contre le travail, contre l’art et contre l’édification des peuples, et c’est ce qui m’autorise à dire qu’il est temps que Chat GPT corrige un peu, rien que par l’aléatoire de réponses neutres ou sans connaissance qu’il fournira, le dévoiement systématique des complaisances d’auteurs, en ce que l’aléatoire du robot ne peut attenter davantage à l’esprit d’Écriture que les médiocres et fallacieux écrivains actuels. En tous cas, j’affirme que j’accueillerai en ce domaine les recommandations artistiques d’une machine avec plus de curiosité et d’espérance que la plupart des mièvres et ennuyeuses capucinades des bons humains « professionnels » d’aujourd’hui.

Alors, après cela, sans doute, au terme de cette mystification, quelque éditeur croira-t-il réaliser un « coup » énorme – peut-être pressé par la crainte d’une dénonciation d’un salarié ou collaborateur (sait-on déjà de nos jours que le livre d’un auteur actuel a peu de rapports avec le manuscrit que l’éditeur a reçu de l’auteur ?) – en annonçant que tel écrivain à succès est en fait un logiciel-à-écrire, et en révélant dans les médias que c’est à un robot que le si « compétent » comité Goncourt a décerné son dernier prix. En sortira-t-on médusés ? Non, je puis dire sans la moindre aventure qu’il n’y aura ni choc ni révolution après une telle déclaration, que les gens n’y verront aucun mal, qu’après en avoir été « chamboulés » deux minutes environ, c’est-à-dire après en avoir parlé avec leur voisine ou collègue de bureau, ils trouveront que leur « bonheur » de lire n’est est point entamé et que, pour l’usage qu’ils font d’un livre, ce procédé tout compte fait ne nuit à personne et réussit aussi bien l’affaire. Et c’est sans difficulté qu’ils se laisseront persuader que c’est pour leur bien puisque cela les divertit, que d’ailleurs ils seraient ingrats d’aller soudain prétendre qu’ils n’ont pas aimé le best-seller signé Chat GPT, que la qualité de leur littérature n’en demeure pas moins identique, et que ça ne remplace point les écrivains au même titre que les caisses automatiques, dit-on, n’ont pas remplacé les caissières. On estimera juste de laisser sa récompense à la machine et de trouver moyen de la féliciter en communiquant avec elle, ce qui impressionnera le Contemporain d’alors et l’occupera au moins neuf minutes de plus. Mais personne, découvrant cette supercherie, ne s’en offusquera comme d’un problème ni ne s’en saisira comme d’une question légale, hormis, le temps de l’article superficiel, quelque journaliste-chroniqueur au bénéfice de revues notoirement conservatrices qui se contenteront de réagir selon leur devoir d’image. Les gens trouveront des réalités plus graves et immédiates à traiter en priorité, comme la pénurie perpétuelle de telle matière première ou bien la hausse nécessaire et prévisible du prix des denrées alimentaires : c’est logiquement que le livre, devenu seul objet de divertissement, se situe en queue de chaîne des produits dont la qualité préoccupe, au même titre que si demain l’on manque de dentelles on ne s’inquiètera guère que les femmes soient contraintes de porter des sous-vêtements un peu moins excitants (mais la comparaison est imparfaite, non seulement parce qu’on se soucie bien davantage que les femmes soient sexy que de littérature, mais parce que, comme je l’ai exprimé, la disparition des auteurs ne changera à peu près rien à la production industrielle du livre, l’écrivain étant déjà mort de toute façon, tandis que l’absence de dentelles modifierait la forme des lingeries). 

Pourtant, on peut envisager, quoique de loin, même de très loin, un éventuel bienfait à une telle automatisation de l’écrit : c’est qu’elle précipite encore la scission de l’espèce humaine en rendant plus explicite la différence des racesen son sein, notamment en offrant à distinguer davantage parmi les lecteurs ceux qui mangent le fourrage des bêtes et ceux qui ont gardé la folle rage des esthètes – c’est ainsi que toute décadence rapproche du temps où quelque désastre obligera à une remise à plat des valeurs. Aujourd’hui encore, nul ne veut convenir qu’il ne lit que de l’insipide ou du stercoraire, chacun admet que le déchiffrage de mots sur une page est nécessairement un profit intellectuel (intelligence habilement travestie sous le nom de culture), bien qu’on trouve toujours des grincheux comme moi pour le signaler. À force de déchéance, la comparaison avec les œuvres des siècles passés ne pouvant, je crois, s’empêcher absolument, l’abaissement du travail éditorial finira par devenir très manifeste (cette année par exemple, les lecteurs qui ont acheté Bel-Ami dans la collection Librio se sont aperçus que les chapitres IV et V de la première partie sont répétés deux fois, et qu’il y manque le VI), d’autres concurrences que les fâcheux Gaflam-du-livre tâcheront, en leur niche d’élite, à établir le contraste d’un autre prestige, d’une autre grandeur, du moins d’une altérité telle qu’elle démontrera qu’il n’y a pas de véritable lecture dans la lecture contemporaine – il faut parfois de la maladie de Creutzfeld-Jakob pour qu’on s’aperçoive que la vache n’est pas faite pour manger de la vache. En l’état de déliquescence si sinistrement avancée de l’art, en mon intuition fatidique d’un art destiné à une invagination totale, je ne puis malheureusement que me satisfaire que les lecteurs soient réduits à dévorer sans conscience de l’excrément, ce qui consiste malgré tout en une manière de hâter l’avènement d’une ère qui ne saurait être pire, l’ère de son écœurante indigestion, l’ère de son réapprentissage de l’Homme. Il y aura en effet peut-être, au bout d’une époque où, remontant les selles aussi loin que possible, ils en viendront à s’avaler l’intestin, quelque anomalie foncière pour leur rappeler à sa douloureuse dyspepsie où ses mauvaises habitudes les ont conduits– il y aura peut-être du scandale et de la honte, en définitive, au constat objectif que les gens se sont plu longtemps à se mordre le fondement. Quand tout sera totalement dissout de la réalité des efforts humains, alors, après l’effondrement, on me lira, ou bien d’autres comme moi, n’importe s’ils me valent – ou bien, plausiblement aussi, il n’y aura plus de livres et tout l’appareil humain sans exception sera ludique et loqueteux, inapte à juger, rien qu’une joyeuse bouffonnerie de bêtes absurdes et dévorantes. Mais si certains se maintiendront en littérature – les intempestifs, les marginaux, les parias –, et si l’on trouve alors quelque malheur à cette situation végétative, on s’adressera à eux pour tout recommencer. À cette heure, sans qu’on en ait encore résolument eu conscience, une pause de plus d’un siècle s’est déjà faite dans le progrès des arts, et rien n’a avancé depuis : il s’agira de reprendre difficultueusement le livre là où il s’est arrêté.

Reste que le monde est bien patient, je trouve : qu’on le laisse s’abrutir encore un peu plus, et un peu plus, et un peu plus… sera-t-il, tôt ou tard, en faculté de s’apercevoir qu’il meurt de son crétinisme ? Quand à la fin il bêlera – et Chat GPT nous rapproche du mouton –, quelles que soient les excuses qu’assurément on fera, on le comparera inévitablement avec les vestiges d’une race d’antan et qui savait chanter. Et c’est où j’ai sans doute tort, par l’abondance, même ignorée, de ma littérature, de donner à croire à ce monde qu’il demeure capable de produire des esprits : c’est tout à fait faux, ces esprits ne se constituant justement qu’en réaction à ce à quoi le monde si stupide ne permet plus d’accéder. Nous ne sommes, ni moi ni les derniers comme moi, le fruit du monde estampillé Chat-GPT, nous en somme le rejet et même l’abjection.

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Commentaires
A
Ce n'est pas autre intelligence qu'un compilateur dont on peut déterminer les contours algorithmiques; loin encore d'une possible émergence créative. Néanmoins il est possible d'imaginer un tel exaucement, le futur en rit déjà sous cape vaillante.
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P
Très intéressant.<br /> <br /> Ce qui est préoccupant, et mérite réflexion, c'est que les normes artistiques ayant toujours répondu à des cahiers des charges, je ne suis pas sûr que l'application soit seulement dévolue à la création de contenu plat (« d'esprit lisse »). Des logiciels picturaux parviennent déjà à produire des tableaux de maître originaux, qui, aux dires d'amis illustrateurs en qui j'ai toute confiance, et qui ne pensent pas que du bien de ces logiciels, sont bluffants. Et je crois sans peine que Chat GPT pourrait – ou pourra, bientôt – faire du Racine, si on intégrait Boileau dans sa cervelle – et que ce Racine serait si pur, que Malherbe ressuscité n'y trouverait rien à redire...
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