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Henry War
21 février 2023

Le bûcher des vanités, Tom Wolfe, 1987

Le bûcher des vanités

J’ai compris au bout de 334 pages que Le bûcher des vanités est un de ces ouvrages qu’il faut avoir lus pour mettre à l’épreuve sa volonté à résister à un livre agréable mais qui ne réalise en soi-même qu’un divertissement.

J’avais déjà remarqué qu’en général les Américains disposent avec plus d’entraînement que les autres de ce que j’appellerais la technique de la fluidité : même leurs pavés sont aisément comestibles car peu roboratifs, nutritivement délayés, nourriture sans richesse ni densité ; ainsi n’est-on jamais repu de se nourrir d’une eau légère, rafraîchissante et pleine d’air. Wolfe, et ses 920 pages, rend en ce sens une copie digeste : ses personnages sont des stéréotypes auxquels on ne peut croire qu’à condition de se faire sur l’intériorité d’autrui une opinion caricaturale et de passer sur quantité d’illogismes et de superficialités en les admettant un mode du roman, une manière de style, un procédé conventionnel du carton-pâte où il n’est plus question d’inspecter les détails du point de vue de la vraisemblance. Les situations de ces marionnettes ne rendent pas, à bien réfléchir, l’impression nette, précise, perspicace, de logique et de crédibilité, mais on finit par s’habituer à ne pas questionner leurs motifs et leurs réactions dès qu’on devine qu’il n’y aura rien à trouver à un tel crible et que la cogitation ralentirait et abîmerait la lecture : ainsi se laisse-t-on emporter par ce courant de surface sitôt qu’on a admis la piètre profondeur de l’intrigue ; il n’y a pas à quêter des poissons ou des épaves là-dessous, toute exploration en ce sens, toute tentative de plongée, serait vaine – ce qu’on devine bientôt.

J’y pense : toutes les fois qu’on commence un livre, on envoie d’abord une sonde, plus consciente alors qu’après cinquante pages, pour mesurer à quel « degré » il faut lire l’œuvre. On tâche à savoir quelle proportion de finesse et de grandeur, quelle qualité de travail artistique, recèle le commencement, et l’on adapte l’acuité de son esprit à cette estimation, logiquement vers le plus dur pour ne rien manquer de subtilité et ne pas avoir à relire en corrigeant ensuite la négligence avec laquelle on aurait trop feuilleté ce qui méritait une attention plus soutenue. A-t-on déjà remarqué que toute expérience de lecture implique de reconnaître une hauteur et de s’y accorder : on ne lit pas Ormesson et Nietzsche avec la même concentration, on ne les juge pas également dignes d’examen ; même si ça semble injuste, on accommode le soin de sa lecture selon l’évaluation du soin de l’œuvre – ce qui est en vérité d’une impeccable justice, car on distingue alors selon le mérite. Une lecture de plage est typiquement ce qu’on regarde avec distraction, sans se retenir de lever la tête pour voir passer quelqu’un ou surveiller les enfants : c’est à peu près avec la même attention qu’elle fut probablement écrite. Il y a là probablement une expérimentation fertile à tenter, qui suffirait à expliquer l’immense bienfait des livres un peu difficiles : c’est de vérifier si les ondes cérébrales du lecteur tendent à rejoindre celles de l’auteur, comme je l’imagine, et si ces efforts convergent, se ressemblent et s’unissent. Ainsi, on deviendrait provisoirement qui l’on lit, le temps de la lecture, et la transposition de soi, cette décorporation intellectuelle, conserverait dans l’identité initiale, après la lecture, une empreinte supplémentaire : on gagnerait un fragment d’autrui, le fragment supérieur contaminant. Et c’est ce qui expliquerait pourquoi la lecture d’un ouvrage inférieur ne nous change point : l’auteur était en-dessous de la capacité du lecteur, ce dernier n’a nul intérêt à se souvenir de ce qu’il était déjà, il était déjà parvenu à cet autre à sa mesure et n’en tire rien que d’être confirmé. C’est pourquoi la plupart des livres contemporains s’oublient étonnamment vite, n’étant faits que pour épargner la peine à un public diverti qui dès le début sait toujours à quantité d’indices qu’il n’a point affaire à un ouvrage de génie où il devra pencher sa circonspection, qui recherche des livres de tout repos, et qui se contente de confirmer qui il est, le stade où il demeure, finissant par trouver un plaisir confortable à végéter dans la facilité, cette suave fluidité torpide et sans risque. Ce lui devient, à force, le critère même d’un bon livre : un livre de son niveau qui ne lui donne aucun mal.

Wolfe connaît au surplus l’astuce opportuniste d’insérer avec ponctualité dans une scène assez creuse un trait d’esprit qui en relève un instant l’intérêt. Le lecteur ainsi attend mieux que dans l’indigence totale, et il prend dans l’expectative ce morceau presque spirituel mais pas tout à fait : quelque chose arrivera bien enfin qui constituera une matière plus substantielle, et cette matière, le lecteur tendra à la confondre avec une péripétie, un moment de simple progrès, par contraste avec les parties inutiles. Ainsi, Il se passe quelque chose se substitue rapidement en son esprit à : Il y a là un élément palpitant ou pertinent. Il prend l’habitude de se contenter au lieu d’élever la lecture, et il rabat ses exigences à ce piètre degré d’innovation en quoi consistent une impertinence brève et une action importante.

J’interromps ma critique pour songer encore décousûment (par ce signe je démontre que je n’écris que pour moi-même) : on reconnaît un auteur présent, un de ces auteurs irréfléchis et complaisants, sans vénérabilité, à ce qu’il fait toujours des personnages des pantins immatures. On n’entre dans des intériorités que pour rencontrer des adolescents, ainsi que la Bridget Jones qui initia peut-être cette sorte de récits où l’enfant en soi est confortée par la bêtise superficielle et plus ou moins sympathique du protagoniste, et jamais on ne comprend au juste ce qui vaut que précisément ces personnages-ci soient exposés plutôt que d’autres tant ils sont communs et sans rouage personnel, sans individualité, sans distinction ni véritable décision : on se demande si l’auteur lui-même ne se sait pas tel, si, quand il inspecte en lui-même, il ne perçoit pas que cet imbécile puéril qu’il recopie, croyant faire de cette manière acte de réalisme. C’est, si l’on veut, une façon de naturalisme, un roman expérimental : on tâche à vérifier ce que devient un être plongé dans une circonstance racontée comme plausible, mais en tenant pour convention que les personnages, plutôt que de nourrir des réflexions libres changées en actes, répondent à des stimuli à partir d’une vision juvénile et simpliste de l’existence – d’où l’atmosphère toujours potache. Ces créatures de papier, définies par une faible quantité de traits, sont automatisées, au point que les situations où l’auteur les dispose en sortent absurdes, burlesques, décalées, et qu’on n’y croit pas, qu’il faut sans cesse se rappeler cette convention du roman tout d’épiderme et rien de conséquence : c’est le récit de crétins plongés dans le monde des adultes, comme dans les albums pour enfants où des animaux sur deux pieds se promènent en ville, parlent et font des achats. J’ignore si c’est une manière racoleuse d’approcher le lecteur que de lui donner à rencontrer des adultes de corps avec des pensées d’adolescents : beaucoup de Contemporains sans doute doivent s’y retrouver et congratuler la « conformité » et le « réalisme », coïncidence qui leur fait l’effet d’une pénétration, d’une sagacité, d’une sagesse peut-être ; ils se disent sans doute : Voici un auteur qui sait parler avec justesse de moi et du monde ! Et ceci m’amène à la pensée qu’on doit logiquement reconnaître la profondeur d’une société à celle des personnages de sa littérature à succès. Or, si cette pensée est juste, on ne saurait se vanter, à ce que j’ai pu feuilleter de plus vendu chez mon libraire, de la qualité ontologique de l’homme d’aujourd’hui.

Le style américain de Wolfe est national, c’est-à-dire plat et lisible (à moins qu’on doive cela aux traducteurs français qui rendent régulièrement, dans le délai où on les oblige, un travail précipité et sans art), avec une abondance de grossièretés censément amusantes qui, mais avec artifice, rend un sentiment de connivence comique avec le lecteur – c’est le moyen volontaire ou non d’attirer l’indulgence : « Je le fais rire un peu en ami, il en tirera du plaisir, il s’en sentira reconnaissant et n’ira ainsi pas voir aux défauts du récit. » Les dialogues sont en particulier la spécialité des auteurs états-uniens qui s’en servent pour agrémenter, avec un naturel qui n’a rien de subtil, des actions où les paroles, rapportées à dessein de plaire, gardent d’un être à l’autre, illogiquement c’est-à-dire contre les règles de la psychologie humaine, le même tour assez vain et antipersonnel d’épate sympathique, à la fois identique et ménageant la surprise à intervalles calculés. Il semble qu’un écrivain actuel de Washington ou de Sacramento n’ait aucune notion de ce qui fait la pensée fine d’un individu complexe, du moins qu’il ne veuille pas s’en servir. Pour le dire autrement, une propriété du personnage américain en dialogue est de confiner tantôt à une détente vraiment cool, tantôt à un sérieux withemotion, mais rien au milieu. Le passage impromptu d’un état à un autre pourrait être encore une idiosyncrasie si tous les personnages d’un même livre américain ne s’exprimaient pas exactement d’un pareil lunatisme factice. En cela, j’espère vraiment que les États-Uniens ne ressemblent pas à leurs personnages : alors vaudraient-ils dans l’âme aussi peu que ce que vaut un Français contemporain (qui essaye plus que tout de ressembler à un Américain).

Je m’aperçois là que j’ai dressé par hasard la liste à peu près exhaustive de tout ce qu’un écrivain français cherche à imiter pour atteindre (ou conserver) le succès que l’abaissement du lecteur européen accorde aux écrivains d’aujourd’hui. Un livre comme celui-ci est avant tout le contraire d’un livre français au sens d’ouvrage ciselé du XIXesiècle : on peut en écrire suivant une recette, et c’est justement ce que de nombreux éditeurs français proposent à leurs auteurs par contrat : ils ordonnent les personnages, les péripéties et les dénouements, et il n’y a plus pour le pigiste qu’à s’exécuter (on l’appelle auteur quand même pour le flatter, mais on le paye bel et bien comme l’esclave qu’il est). Et je crois qu’en suivant l’exemple de ce qui se vend si bien, on n’a pas fini de déchoir : avec Joël Dicker, par exemple, la France a découvert qu’elle pouvait produire non seulement un roman américain, mais un roman sur-américain c’est-à-dire un roman qui présente tous les défauts de son américanisme sans en entretenir une seule qualité. C’est, dans la littérature états-unienne, qu’au moins l’idée de départ est stéréotypée mais bonne, que l’intrigue est impossible mais rythmée, que les personnages sont excessifs mais stylisés, que les dialogues sont vulgaires mais originaux, que la réflexion est rare mais juste : en France, bien des auteurs comme Dicker sont parvenus, d’une façon étonnante que la théorie statistique pensait irréalisable, à ne produire que le côté déficient de cette littérature, et pire, le lecteur français est au point de s’y attacher ainsi qu’à une caractéristique moderne du livre à dimension visionnaire et à portée universelle. Si le livre n’est pas ainsi négligé, c’est assurément qu’on le juge mauvais.

Wolfe ici aspire à réaliser – ambition perpétuelle des écrivains américains depuis qu’ils ont renoncé à se distinguer par le style et la profondeur – une fresque représentative d’un lieu des États-Unis, en l’occurrence New York, et l’on devine que la taille du roman, inutilement alourdi, projette cette sorte d’hommage : devenir non un exemple du Livre américain, ce qui suppose un travail littéraire de différenciation et de supplantation, mais un livre typiquement sur l’Amérique – confusion critique et rabaissement des ambitions que les écrivains de ce pays ont rarement dépassés. Et voilà un auteur qui, pour cette raison négligeable, désirait le succès qu’il obtint, et espérait un prix… mais l’a-t-il obtenu ? Voilà ce que je m’empresse à présent de vérifier.

… Rien trouvé. J’ai mieux à faire que de chercher, et n’y insiste pas.

Selon cette visée ostensible, je suppose que beaucoup de critiques enthousiasmés par une telle occasion d’un livre « national » ont, plutôt que de décrire méticuleusement le style et la construction qui manquent (exercice qui, seul, prouve la compétence critique), disserté sur les soi-disant « réalités » dépeintes dans l’intrigue, notamment les dénonciations : de l’injustice raciale, de la corruption en politique, de la presse à scandale, des escrocs à la religion, de l’insécurité, du coût du logement, de la promiscuité de communautés inconciliables, du mode de vie moderne urbain ainsi que de la vanité et de la mentalité américaines en général ; mais il n’existe en l’occurrence aucune manière pour moi de vérifier ces relations et leur adéquation au réel, et même, le critique avisé devrait déjà percevoir que la forme globale que Wolfe donne, pour un esprit nuancé, d’une caricature de la ville et de ses habitants, qui n’est pas tant le fruit d’une interprétation subjective qu’un procédé fait sciemment pour en tirer le bénéfice populaire de l’humour, invite à se défier de toute possibilité de position sérieuse relativement à un registre de vérités documentées. Les réactions humaines y sont toujours bizarres et excessives, d’une truculence drôle et d’une verve sarcastique, de sorte qu’on aurait tort, je crois, de pencher une analyse sur ce qui peut, par volonté, par hasard et par intervalles, être avéré dans cette floraison caractérisée de distrayante mauvaise foi où l’effet de grotesque l’emporte manifestement sur le souci du vrai – sans doute peut-on malgré tout repérer des coïncidences et des correspondances à des réalités new-yorkaises, ceci est à peu près inévitable dès qu’on prétend exprimer un avis ou un cliché sur des lieux existants. On sait d’ailleurs que je ne m’intéresse guère, dans un récit, aux thèmes, encore moins aux symboles, qui ressortent toujours à quelque arbitraire et qu’on fait parler à peu près comme on veut, bien que je doute, à ce ton dérisoire dont Wolfe use sans cesse, qu’il dispose de la rigueur profonde et douloureuse d’un Capote ou d’un Sinclair pour produire une analyse ; ainsi, si la vérité d’un passage littéraire suscite éminemment ma vigilance et mon admiration, si j’estime cette faculté une vertu, il importe que sa conformité relève d’un sens hautement artistique qui fait ici défaut, tant les portraits et descriptions y sont évidemment mus du désir exclusif d’un certain tapage. Autrement dit, c’est à tort qu’on prétend comprendre le monde et le révéler quand avec une telle ostentation on le déforme et exagère. La science de la réalité n’y a rien à voir, elle suppose un sens de la méticulosité, et j’imagine mal comment un homme qui aurait passé des heures à examiner une ville conclurait un tel travail par un récit si caustique et léger, si dénué d’attachement fût-ce seulement pour un objet qui aurait réclamé de l’application, du temps et de l’observation, de sorte que ce qu’on présume de perspicacité chez l’auteur ne passe pas la vraisemblance. Une recherche fine implique un compte rendu de semblable finesse, même après stylisation ; or, le résultat ici est trop proche d’un défoulement amusé qu’on destine aux amateurs d’exagérations. Il ne faut pas admettre trop tôt qu’un nom propre qu’on figure dans un texte répond de près à sa définition ou à son occurrence dans la réalité : seuls les journalistes ou les professeurs en mal de « thèmes » se précipitent à cette conclusion, en longues extrapolations simulant le reporter investi ou le philologue exigeant, de façon à écrire davantage que ne leur permet en effet leur véritable discernement littéraire.

Quant à l’art, justement, on peut définir la structure de ce roman disert comme l’exact contraire d’une nouvelle élaborée avec une volonté d’efficace rigueur. Or, ce n’est pourtant pas non plus un épanchement ou une synthèse, un répertoire significatif de descriptions élaborées ou de réflexions abouties : au premier tiers où j’ai arrêté, j’ai fini par comprendre que l’auteur n’avait pas l’intention d’épargner les scènes superfétatoires de son intrigue, qu’il ne conçoit son roman qu’en un déroulement absolument linéaire, et qu’il livrera tous les moments de l’histoire même s’ils sont dénués d’apport narratif dès qu’ils induisent une ironie ou un symbole, sans ellipse ni économie, sans concentration pertinente et astucieuse, pour l’unique raison que c’est ce qui doit arriver, que c’est chaque action qu’exécutent nécessairement les personnages. Ainsi, même si une scène n’induit aucune découverte ni intérêt, Wolfe l’expose quand même, tâchant à la relever s’il le peut de détails plaisants, absurdes ou vaguement critiques, le plus souvent un peu des trois pour faire l’impression d’un brassage impertinent et spirituel et peut-être d’une sorte d’« unité de ton » de nature à conférer à son livre un « genre wolfien » – c’est tout à fait un systématisme d’écrivain qui se rassure en abusant de procédés dont il a l’habitude et que son lectorat réclame (la plupart des auteurs succombent à de pareils « tics », facilités que l’amateur médiocre estime improprement du style, signe par lequel l’artiste signale plutôt qu’il a vieilli : il stagne en se cantonnant à ce qu’il sait faire et à ce qu’on attend de lui). Ainsi trouve-t-on aux antipodes d’une part l’écrivain méticuleux de planification et soucieux de n’offrir à son lecteur que les scènes condensées, astucieuses, les plus indispensables à la construction de l’intrigue, et d’autre part un Tom Wolfe qui décore ce qui n’a presque nulle fonction à être raconté. Alors, si après l’endormissement critique où tend à nous plonger la suite ininterrompue d’anecdotes plutôt sympathiques du roman, on tient à s’interroger un instant sur le besoin et l’importance de ce qu’on vient de lire, de tel chapitre notamment qu’on quitte, on s’apercevra le plus souvent, en sortant de cette aimablehypnose, que rien n’y obligeait l’auteur, qu’il s’agit de vanité anti-artistique et de remplissage infécond. Ce recul passé, le plus difficile, on parvient à entendre le processus de conception du livre entier : paresseux, sans effort, ni travail (hormis la longueur : ne jamais confondre un temps de travail et une performance de travail), sans difficulté sinon la patience, déterminé par étapes plutôt que par effets, produit comme en série selon des procédés rôdés sans s’interroger sur la grandeur particulière de chaque extrait – on ne réussit finalement plus à trouver le sens littéraire de cette lecture. Certes, on s’intéresse à ces destinées, une portion de nous veut savoir si (ou plutôt comment) Sherman McCoy sera rattrapé par la justice et par la presse pour son délit de fuite après que sa Mercedes a percuté un Noir, une certaine empathie nous tient, cependant il faut anticiper que le résumé du dénouement sur Internet nous apportera autant que la lecture même, inapte à réaliser un sentiment d’admiration et une cogitation fertile, même si l’on ne tirera pas autant de « fierté » que si l’on avait résolument poursuivi jusqu’au bout – c’est de la « triche » peut-être, c’est surtout ne pas s’embarrasser d’un livre qui, certes, « raconte assez bien », mais qui n’est pas une œuvre d’art. En effet, on n’est édifié par rien, le récit n’est ni vraisemblable, ni inattendu, ni psychologique, ni original, ni poétique, ni profond : rusé ou malin, tout au plus, un mécanisme d’écrivain stylé. On ne tire nulle leçon de ce récit qui s’avale par paquet sans solliciter un travail de digestion – c’est même faussement éloquent, presque de la tromperie, un attrape-nigaud ; pire, c’est un quête-vanité qu’on suppose pourtant que le livre dès son titre est censé dénoncer. Wolfe appâte un lecteur qui lui ressemble, qui se croit d’une finesse sarcastique toute wildienne et distanciée, et se suppose instruit et complice alors que son œuvre de consommation demeure relativement médiocre et bien en-deçà de l’art. Surtout, ce n’est – je le répète car c’est fondamental – que du divertissement : le prétexte soi-disant spirituel avec lequel, je suppose, on lit un tel roman ne devrait jamais dissimuler le motif foncier avec lequel on s’y adonne, à savoir : fuir tout effort dans des aventures interchangeables et totalement inessentielles sous couvert guindé d’une certaine culture.

 

À suivre : Journal intime, Tinan

 

***

 

« Kramer passa la barre et se dirigea vers la table du greffier. Trois autres substituts du procureur y étaient déjà, tout ouïe et attendant leur tour de passer devant le juge.

Le greffier annonça :

 — Affaire Albert et Marylin Krin…

Il hésita et compulsa les papiers devant lui. Il regarda une jeune femme qui se tenait à un mètre de là, une substitut nommée Patti Stullieri et il murmura, comme un souffleur :

 — Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?

Kramer regarda par-dessus son épaule. Le document disait : Albert et Marilyn Krnkka.

— Kri-nick-a, dit Patti Stullieri.

— Albert et Marilyn Kri-nick-a ! déclama-t-il. Inculpation numéro 3-2-8-1. Puis, à Patti Stullieri : Bon Dieu, qu’est-ce que c’est que ce nom ?

— C’est yougoslave.

— Yougoslave. On dirait que quelqu’un s’est coincé les doigts dans une putain de machine à écrire. » (pages 156-157)

 

« La vérité abyssale était qu’il avait dépensé plus de 980 000 $ l’an dernier. Bon, apparemment, il pouvait rogner ici ou là – mais pas assez – si le pire se produisait ! Il ne pouvait pas se sortir de ce prêt d’un million huit, ces 21 000 $ par mois (grain de sable écrasant) à moins de vendre l’appartement et d’emménager dans un endroit plus modeste et plus petit – Impossible ! Pas moyen de revenir en arrière ! Quand vous aviez vécu dans un appartement à 2 millions 600 000 $ sur Park Avenue, il était impossible de vivre dans un appartement à 1 million ! Naturellement, il n’y avait aucun moyen d’expliquer ça à âme qui vive. À moins d’être complètement idiot, vous ne pourriez même pas pousser ces mots hors de votre bouche. Néanmoins – c’était vrai ! C’était une impossibilité ! » (pages 193-194)

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