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Henry War
26 février 2023

Paralysie de la littérature

Même si l’on considère que les tentatives aussi médiocres et tapageuses que le vers libre, l’écriture automatique ou le Nouveau Roman ont constitué des manifestes littéraires, on doit toujours admettre qu’il fait environ un siècle qu’aucune innovation majeure n’a percé ni même peut-être été proposée dans le domaine des Lettres. La multiplicité effervescente au XIXe siècle des Écoles d’écriture et des poétiques, issus d’une recherche appliquée et d’un travail ardu, n’a abouti en définitive, sous l’effet nivelant de l’édition, qu’à une relative homogénéité de formes et de thèmes, sans véritable innovation, et je ne veux considérer les manières contemporaines de « parler vrai » autre chose qu’un réalisme relâché et qu’une narration de ce qu’il y a de plus accessible et prochain. La dimension bouleversante des approfondissements esthétiques qui ont pu altérer la perception non seulement des arts mais du monde est évidemment sans commune mesure avec les superficiels lissages que la littérature contemporaine oserait prétendre apporter au lot des conceptions artistiques dont nous avons hérité : a fortiori, nous avons tellement perdu l’usage de renouvellements intellectuels et critiques que s’ils devaient se produire, par contraste avec la sclérose ambiante, nous nous en apercevrions sans mal. Le relativisme des sensations dont nous tâchons d’expliquer l’impression de stagnation artistique actuelle serait au contraire plutôt propre à nous porter en faveur de l’extrême sensibilité de nos perceptions au changement, tant ces changements sont rares et minuscules, et tant, je crois, notre pensée, accoutumée surtout à la conformité, s’offusquerait des disparités peut-être.

Il faut se résoudre : au moins en littérature, nous avons, et probablement pour longtemps, « mis en panne ».

Normalement, il appartient aux artistes de fonder ces maisons intellectuelles avec ardeur et implication. Or, l’implication et l’ardeur, qui sont les conditions même de l’artiste, ont à peu près disparu au profit de la périodicité et de la réclame. L’absence d’artistes impliqués et ardents empêche absolument une réflexion sur des alternatives créatives : pas assez de temps, pas assez de soin, et, probablement, pas assez non plus du moindre commencement d’intérêt à entraîner la polémique et à imprégner la postérité, défaut d’interrogation profonde sur l’art, existentielle – preuve que l’argent et la distraction pour toutes justifications à l’écriture ne peuvent suffire à constituer des socles élaborés, des fondations, à d’autres visions ambitieuses de la littérature. C’est trop de travail, bien trop de labeur ! et même trop de risques d’avoir peut-être à se gaspiller en tentatives infructueuses avant de trouver une seule idée applicable, novatrice et lisible par des foules – il faut des tâtonnements, on trouve rarement tout de suite, on se déçoit longtemps avant d’être sûr, et même on n’est jamais sûr. Il n’y a plus que de faibles variations des mêmes refrains, parce que ce sont les seules latitudes que permettent à leurs scribes les marchands du temple qui les emprisonnent. Il n’existe même nul espace public d’expérimentation littéraire : trop de péril commercial, pas assez rentable. C’est fini : on ignore tout à fait de quelle façon improbable pourrait émerger une révolution de facture ou de pensée, et comment échapper aux Maîtres, à leurs Lois, à la corruption qu’ils établiraient si ce n’était strictement plus Leurs règles et Leurs profits ; il suffit, pour se convaincre de cette impossibilité, de constater comme toutes les œuvres différentes du demi-siècle passé – non pas « inédites » mais juste différentes – furent recalées dès la sélection du manuscrit. Les éditeurs, grands, petits, ne veulent permettre cette évolution, refusent d’offrir la moindre place d’expression profonde, balbutiante ou puissante, susceptible de compromettre leurs investissements par la probable stérilité d’une démarche neuve et par le trouble qu’une telle littérature causerait à leurs clients et au sein du marché qu’ils préfèrent stable et prévisible. Il est vrai – on tend à l’oublier à force de propagande – qu’un éditeur n’est pas un philanthrope.

J’ai même songé à titre de comparaison aux altérations typographiques, infimes quoique considérables, que furent l’italique ou le tiret cadratin, inventions certes déjà anciennes, et je me suis aperçu comme ces signes ont révolutionné non seulement l’écriture mais la manière de lire, induisant des niveaux inédits d’interprétation, des strates de sens, du moins chez le lecteur qui en sait les usages ; eh bien ! rien de tout cela ne s’est trouvé complété, et l’émoticône n’y a rien fait, ayant plutôt simplifié voire remplacé le langage par le dessin qu’elle n’y a contribué d’un soupçon ou d’une respiration. Je demande qu’on pense – qu’on pense – aux effets puissants de ces indications, l’italique et le tiret cadratin, et qu’on s’interroge sur ce qui s’y est ajouté, depuis un siècle – vertigineuse réflexion qui confine au gouffre. On conclura possiblement que rien ne s’est créé, que cent ans de littérature n’ont fait que confirmer des écrivains sans audace et sans innovation, de ceux qu’au XIXe siècle on eût ravalé aux romans « de gare » ou « alimentaires », qu’il n’y a eu ni rupture ni continuité depuis ce temps, rien qu’une inertie d’absence d’entreprise et de volonté, comme si la littérature, admise au sens noble, s’était arrêtée : la généralisation du « consommable » constitue certainement la plus grande honte de l’époque contemporaine, et le politique, qui n’en a seulement pas fait le constat, est encore loin de commencer à se poser la question de ses causes et d’y chercher une solution.

C’est, je trouve, ce qu’il y a de plus navrant dans notre « littérature » et pourquoi on me voit souvent insister auprès d’auteurs pour les aiguillonner vers un perfectionnement, quitte à les agacer : tout est paralysé dans la création d’aujourd’hui, et il est temps de s’apercevoir de l’anormalité selon laquelle tous les livres, même les moins mauvais, ne sont que des variations d’autres livres, avec la persistance d’une vaste morale et de grandes figures, de sorte que les auteurs qu’on prétend ou qui se croient les plus révolutionnaires ne font encore que réécrire un ouvrage presque identique à un autre de leurs mœurs : que de temps perdu ! Ils se félicitent de leur distinction, de leur ton, de leur style, de leur ambition, cependant ils ne font qu’apporter une nuance à des vulgarités : on serait étonné et consterné de savoir quel sophisme ils oseraient répondre à : « Comment justifiez-vous l’existence de votre travail ? Qu’avez-vous apporté à ce qui se fait déjà ? » ; ils s’époumoneraient en arguties pour expliquer comment leurs recopies sont néanmoins des directions capitales ou des infléchissements nécessaires, ou bien ils ne s’en défendraient point et ne verraient même pas le besoin d’apporter en art. Je demande en somme que chacun fasse l’expérience, quand il lit un essai ou un roman, de mesurer en quoi l’ouvrage n’est pas foncièrement la resucée, à quelques détails près, d’une pensée commune, largement diffusée et connue, dont l’écrivain scrupuleux eût dû savoir qu’il ne fait que la réitérer sans le moindre bénéfice pour quiconque. Or, cette observation de futilité est LE critère définitoire de la littérature de notre temps : le livre qui, correspondant à tous, ne fait à peu près rien de nouveau à personne, est par essence un livre contemporain.

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