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Henry War
5 mars 2023

L'art aux aristocrates

Il tient peut-être spécifiquement au régime de la démocratie de ne pas promouvoir l’art et de valoriser exclusivement la culture. L’art appartient à une élite distinguée ; la culture est la propriété de tous. L’art suppose de reconnaître la supériorité ; la culture se représente un fruit commun sans hiérarchie. L’art, qui réclame un effort particulier et un certain accomplissement personnel, exclut d’emblée les prétentions d’une large portion de peuple à y atteindre, où se situe le domaine de la culture ; d’ailleurs, l’art ne projette que de servir l’artiste, est un égoïsme si l’on veut, en tant que performance il vise à développer l’excellence individuelle ; tandis que la culture se propose à l’attention des foules et au bénéfice d’une communauté dont il subsume chaque citoyen comme une fraction représentative. Pour suppléer à la hauteur « insultante » des arts qui méprisent ce qui ne naît pas d’un individu et qui ne demande pas une initiation et une puissance, il suffit de concevoir que n’importe quel domaine, des arts et de toute discipline, est une somme de connaissances accessibles à chacun, formant la culture.

J’ai ainsi explicité l’opposition réciproque entre art et culture, et j’en ai retracé l’origine.

Un gouvernement représentatif qui aurait vocation à se faire aimer de ses citoyens élirait et favoriserait certainement en public les productions que les goûts de la multitude ne renieraient pas : comme les éditeurs actuels, il se contenterait de mesurer ce qui plaît facilement et qui est donc populaire, et il en ferait la promotion pour se faire apprécier en tâchant à diffuser combien il correspond à la médiocrité qu’il dirige – c’est bien exactement ce qui a lieu chez nous. Mais un gouvernement aristocratique, assumant l’inégalité de fortunes et de talents, ne craindrait pas de discriminer sans égard pour l’opinion générale, quoique loin de le faire sans critère, et il ne se fonderait pas seulement sur l’adhésion d’une certaine coterie, car il est d’un certain honneur pour l’aristocrate d’au moins relativement se différencier lui-même.

Ce qu’on constate – et qu’on constate avec l’irréfragabilité d’une objectivité de science –, c’est qu’environ un siècle après la Révolution française, les arts en étaient au point de rupture où les artistes les plus pénétrants reconnaissaient l’advenue d’un temps de misère artistique qui ne s’est démentie depuis que par exceptions. L’essor démographique qui aurait dû permettre la démultiplication des esprits et des grandeurs n’a certes pas offert les génies incontestables que les statistiques de proportionnalité pouvaient laisser augurer, et les courants « artistiques » du XXesiècle, l’immense majorité des courants « progressistes » en tous cas, ne se sont attachés qu’à réaliser des œuvres en y retirant le sens de l’effort et la dimension élitiste. C’est qu’il fallut, pour complaire à une société convertie à la publicité, l’adhésion principielle à l’Égalité, « patte blanche » : le credo nécessaire en fut de plus en plus à « l’art pour tous » et au « tout se vaut », c’est-à-dire à la culture. C’est ainsi que l’art disparut presque totalement au tournant de 1900, ce dont les auteurs fin-de-siècle ne furent pas dupes, parnassiens et symbolistes notamment et tous ceux qu’on appela « décadents » afin de marquer leur différence d’un présent-à-venir ou d’un avenir-en-cours, moment climatérique d’une inflexion réelle de décadence artistique qu’on ne voulait pas voir (alors on fabriqua l’appellation de « décadent » par contraste ou antiphrase avec le « progrès » et ses insignes de confort, à dessein surtout d’en embrouiller l’impression). Or, je serais curieux de vérifier si, ailleurs aussi, l’installation d’une mentalité de la démocratie est corrélative à un abandon de l’art par dégoût de ses vertus discriminantes, car en art, en effet, et même en ces arts qui ont atteint un point de perfection presque suprême, on juge et l’on rejette par comparaisons sans scrupule – qu’on voie pour exemple édifiant la haute qualité des œuvres du Salon-des-refusés. C’est une dureté qu’on ne rencontre guère dans les régimes du suffrage universel, parce qu’on y laisse toujours chacun exprimer son « point de vue » dont on tient à la considération, tandis que l’art ne s’accommode pas de telles relativités : une réussite se mesure objectivement – tout ce discours surprendra de nos jours parce qu’on a depuis longtemps admis l’art comme point de vue et qu’on ne devine pas par quels critères on pourrait juger d’une œuvre d’art, preuve que nous vivons une époque qui n’a plus une idée d’en quoi pourrait consister le travail irréfragable d’un critique d’art. Nous estimons les choses de l’art, et probablement toutes choses de la vie désormais, en rapport seulement avec une opinion, une voix, un seulscrutin parmi d’autres : le Contemporain est imprégné de la pensée paradigmatique selon laquelle tout est relatif parceque démocratique. Il n’y a plus d’absolu, plus de valeur absolue : et comment, à l’intérieur d’une telle conception, pourrait-il subsister L’art ?

L’aristocrate se moque de culture, dédaigne par principe ce qui est vulgaire c’est-à-dire populaire, et tout ce qu’il considère d’autrui, il lui trouve des raisons précises de le distinguer. Un vrai aristocrate de fortune et de mœurs dispose des moyens d’acquérir des œuvres et prise la rareté, mais le démocrate-type n’a pas tant d’argent, il aspire donc assez à la reproductibilité des œuvres. Chacun réclame que son idéal soit bon, évidemment : c’est la vanité de tout homme de prétendre à la supériorité de ses pratiques. Pourtant, une société démocratique – c’est logique – n’est pas faite pour celui qui réalise avec une application extrême une ou deux toiles par an, et, de manière réciproque, une société aristocratique n’est pas propre à accepter celui qui produit avec quelque négligente spontanéité des dizaines de peintures par mois. J’ignore si pourraient coexister un régime démocratique avec une mentalité d’aristocratie, de manière qu’on rejetterait nettement les œuvres de pavane sans s’abstenir de goûter à la liberté de placer un bulletin dans une urne : mais cette autre révolution, je le crains, n’est pas pour demain. Ici et pour l’heure, on se contente de calomnier les sinistres grincheux qui tiennent à l’art en méprisant la culture et en persiflant les goûts d’une foule béotienne, et le citoyen s’en tient à une réserve « subjective » pour les tableaux de trente minutes qu’on eût cru des canulars sans l’intervention et l’entremise des collectionneurs, eux-aussi foncièrement démocrates quoique fortunés, qui les achètent pour des millions. Et si je me plains que le temps est mauvais pour l’art que la démocratie annihile, je ne plébiscite pas pour autant un gouvernement d’aristocratie ; j’aspire plutôt à réconcilier les gens avec le discernement et l’effort, gageure très improbable à notre époque. N’importe, ce n’est pas l’objet de cet article qui se cantonne à démontrer qu’à tout régime politique correspond un régime « ouvral » : la culture aux démocrates, et l’art aux aristocrates.

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