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Henry War
9 mars 2023

Lire trop

Je n’estime pas que celui qui lit vraiment beaucoup – disons plus de quarante livres par an en plus de son métier – soit digne de considération et d’éloge, au contraire : en tout domaine, la boulimie marque une incapacité à élire et une frénésie morbide de consommation ; le goinfre est rarement gourmet. Au-delà de cette quantité environ, la lecture, qui est une activité passive – passive par rapport à l’écriture –, devient monomanie et divertissement ahuri, abrutissement de la vie et oubli du primordial, se passant de prises de notes et de critiques rédigées qui obligent à y adjoindre du travail et donc de la mémoire, évoquant le sportif maladif courant en série des marathons absurdes, dépendant d’une hormone, n’imaginant plus d’autre but, sans motivation que la nécessité de perpétuer une routine, abandonné et rompu à un usage même relativement difficile. L’apport personnel, du fait de l’obsession frénétique, de cette compulsion, s’annule ; lire n’est plus qu’entretien, que conservation, qu’occupation insensée et remplissage stylé du vide ; les livres se succèdent probablement sans profit car il ne s’agit nullement d’y penser tout en étant libre mais d’y passer tout le temps libre ; il se met à exister une torpeur insatiable à ce réflexe, comparable à l’appétence d’images que procurent les écrans captateur. C’est d’autant vrai qu’à mon avis il n’existe guère de livres de qualité qu’on puisse multiplier si vite : il m’est déjà difficile d’en trouver à l’unité, de sélectionner pour ne pas me dilapider en futilité, d’élire des supports qui me dépassent et me complètent, c’est pourquoi je n’imagine pas aisément qu’il soit possible, cinquante fois par an ou plus, de trouver tant d’ouvrages élevés pour s’engager à la constance d’une certaine hauteur littéraire et intellectuelle.

Ceux qui lisent à ce rythme effréné en général ne choisissent pas, à ce que j’ai remarqué : ils dévorent en masse des ouvrages d’un certain genre, seul et même, parce qu’ils y trouvent le plaisir de la disparition dans le déjà-connu, sans distinction d’art et de vertu, comblés d’ajouter voracement un nouveau titre à leur bibliothèque, comme on collectionne des jeux vidéo qu’on a terminés. J’ignore quelle « digestion » ils peuvent accorder à de tels avalements : j’ai constaté souvent qu’hormis s’ils ont « aimé » ou non, on obtient peu d’informations argumentées sur les particularités des œuvres qu’ils lisent ; ils peinent considérablement à se souvenir et à expliquer les originalités de chacune, et ils négligent surtout leur jugement au profit de visualisations dont ils ne conservent que la sensation, forte de préférence ; ils parcourent des intrigues comme on regarde en amateur des séries télévisées, davantage par goût des excitations inattendues que par intérêt de la qualité, c’est-à-dire qu’ils ne réclament que le premier degré d’une fiction, celui de la drogue pour agiter le cerveau, où le livre devient une sorte de café ponctuel et énervant, rien qu’un stimulant pour s’épargner l’accès aux profondeurs de soi.

Mon credo : on ne devrait réserver la lecture qu’aux moments où l’on ne peut pas écrire – par manque de temps ou de force surtout, voire par manque d’idées – : la lecture est moindre effort, progrès plus petit. Si lire moins d’un livre par mois relève évidemment d’une indigence mentale grave et honteuse, consternante, navrante, et signalant un esprit limité et la conscience restreinte du monde et des hommes (les français en achètent en moyenne cinq… par an !), lire une trop copieuse abondance de livres – un roman par semaine quand on a un travail –, signale un désœuvrement effarant et une paralysie, une inconsistance située aux antipodes de l’anorexie première : c’est la stupidité de qui ne sait même plus pourquoi il s’alimente. Comment ce lecteur ne voit-il pas qu’avec tant d’expérience, s’il en avait vraiment acquis, il devrait logiquement être en mesure d’écrire, ne serait-ce que par hommage, et y accorder sa priorité parce que c’est plus difficile ? Mais non : il se contente d’une littérature de hobby, idée incompatible avec la pensée noble d’un livre et de la lecture comme accès graduels à quelque sommet d’existence.

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Commentaires
M
J'appartiens à un groupe de lecteurs particuliers, nous faisons du Bookcrossing. Personnellement je lis beaucoup moins que les autres, une vingtaine d'ouvrages par an me suffisent.
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:
Je n’estime pas que celui qui écrit vraiment beaucoup sur un blog, qui sur n'importe quel sujet lui passant par la tête, va nous servir une tartine épaisse, soit digne de considération et d’éloge, au contraire : en tout domaine, la logorrhée marque une incapacité à élire et une frénésie morbide d'exhibition.
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