Autant que j’y réfléchisse et presque sans exception, la méthode utilisée par mes détracteurs, aussi bien relativement à des textes scientifiques qu’à des œuvres plus personnelles, a consisté jusqu’à présent, plutôt qu’à raisonner avec ou contre moi sur ce qui pouvait manquer ou être nuancé dans mes propos d’un point de vue rationnel et critique, à essayer de produire en moi le sentiment de la honte : il fallut toujours que je n’eusse pas le droit morald’arguer tel propos, que ce fût mal, qu’il y eût en moi de la malice et du déshonneur. Surtout, en exagérant mes positions, en les caricaturant même, on s’est efforcé de réaliser une culpabilité sociale, à me déceler un monstre, en tous cas un problème de sociabilité, comme si c’était par méchanceté ou, disons, pour salement « régler des comptes » que je me livrais à des analyses publiques, et aussitôt on m’a reproché davantage un affront qu’une fausseté, selon la technique ordinaire du « procès d’intention ».
C’est assurément la position pratique de ceux qui ont intérêt à ne pas examiner une question pour s’en tenir à s’offusquer par principe du sujet : il faut en quelque manière rendre le sujet grossier, feindre d’en comprendre une grossièreté, comme s’il ne pouvait procéder que d’un esprit inconvenant et donc lui-même grossier. On prétendra que je désire réaliser une nuisance ou un trouble, que c’est cette relation qui m’intéresse, du moins que je manque de « considération » en ce que j’ai touché à de l’interdit, je fus toujours trop « impudique », et l’on s’abstiendra d’analyser scrupuleusement mon texte sous l’effet d’un tabou ou d’un diable, il faut absolument en ignorer la teneur et se contenter de le dénigrer parce que telle chose « ne se dit pas » – idée surtout d’une sorte de défoulement que je projetterais à dessein de me sentir exister ou de prendre je ne sais quelle revanche sur autrui (comment ne pas trouver que cet angle d’attaque, en ce qu’il est dénué d’arguments de fond, s’apparente lui-même à un défoulement plutôt qu’à une justification ?) : une telle obsession chez moi est évidemment étrangère et absurde quand on constate la grande variété, inoffensive ou non, de ce que j’écris.
Surtout, cette méthode de mes calomniateurs signale des esprits eux-mêmes très sensibles à la honte, parce qu’on attaque toujours ses ennemis selon ce qu’on estime humainement une faiblesse, et c’est ce qu’on juge premièrement à travers soi : c’est-à-dire qu’il s’agit de gens habitués à des fautes, et qui ne sauraient empêcher parfois qu’on leur donne justement tort, qui en tirent alors une culpabilité cuisante qu’ils veulent occasionner chez d’autres, voire des gens qui, sans commettre particulièrement de fautes, s’indignent de ce qu’on puisse parler de sujets qui les touchent, en tous les cas des personnes relativement inconséquentes et qui tiennent à ce qu’on ne traite en livres que de sujets anodins. A fortiori, ces accusateurs, pour déformer assez volontairement le sens d’un texte et n’en vouloir que d’inutiles, non seulement ne sont pas des lecteurs honnêtes, mais pour penser qu’un auteur comme moi aventure des écrits publics sans au préalable longuement à l’avance, sont encore moins écrivains, ou ils sauraient combien l’acte de publier engage et soulève de dilemmes intérieurs : ils supposent sans doute qu’on peut écrire avec négligence et diffuser de même, que tout ce que je fais ne m’est rien d’autre qu’un divertissement, que je me crois valorisé à montrer ce que presque personne ne lit ni ne commente ; ce sont des êtres qui manquent d’expérience de l’écrit, de psychologie profonde de l’écrit, ou qui n’y ont qu’un rapport superficiel.
Et la meilleure preuve que ce n’est point par provocation que j’écris, c’est que les accusations qu’on me fait pour susciter ma honte à la fois ne me donnent nulle pointe, ne me laissent aucun regret, ne sauraient atteindre un lieu où la honte se sentirait des raisons d’être, mais surtout ne m’incitent pas particulièrement à soutenir mes opinions ni à reproduire des textes qui pourraient choquer : le choc que je puis causer, y compris de mes opposants, est totalement exclu de mes intentions d’écrivain, et je ne m’en soucie à aucun moment, bien que par seule curiosité je tâche parfois à l’anticiper ; il ne se produit que malgré moi, et, presque toujours, avec le sentiment d’une décevante surprise, même d’une sorte de gêne empathique pour celui qui ne sait pas lire et que j’hésite à consoler de sa tendre misère, plutôt que de toute espèce de triomphe.