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Henry War
3 avril 2023

Comment interviewer un écrivain

On devrait réserver au critique littéraire, au philologue qui ne peut qu’être lui-même un écrivain – tout critique qui n’écrit pas ses articles en la forme perfectionnée du travail d’écrivain ne mérite nul crédit, ne sachant point de quoi il parle –, le soin de mener des entretiens avec des auteurs ; autrement, on condamne de tels entretiens, comme on le fait futilement depuis plus de cent ans, aux séances de poses et de complaisance généralistes qui ne servent que de publicité et de mondanité, et qui galvaudent systématiquement la parole des artistes et leur vie profonde. Le simple journaliste, qui ne vaut souvent pour entendre l’artiste pas mieux que le présentateur le plus pratique et populaire, n’ayant guère d’idée de ce qui fait la difficulté d’écrire, se contente des questions prochaines et ressassées, au même titre qu’il peut converser de tout sans expertise particulière c’est-à-dire avec une méthode unique applicable à n’importe quel sujet, discutant « thèmes » et « impressions » comme si, pour l’écrivain d’une certaine noblesse, cela valait seulement d’en parler, s’attachant aux dimensions infimes et superficielles du livre à l’exclusion du vrai travail d’haleine et de bravoure. Imaginer qu’on demande à un peintre de disserter du « sujet » de son tableau et de son « envie » de le réaliser, par exemple à Léonard de Vinci de raconter pourquoi il a peint « une femme » pour la Joconde et avec quel « désir » il l’a faite : on devine mieux la dose d’amateurisme nécessaire à se figurer que ces considérations relèvent de l’art ou sont au cœur des préoccupations de l’artiste, et l’on sent bien de l’entêtement à s’en tenir à ces pauvres épidermes et à ne pas saisir que rien de ce qui impressionne ou force le respect dans la Joconde ne consiste en motifs représentés sur la toile mais en choix singulier de techniques picturales hors des facultés communes ainsi que de conceptions originales quant à l’esthétique c’est-à-dire d’amoralité. Tout ce que ces interviews banales ont de paisible et de confortable se situe à l’opposé même de l’effort du véritable artiste pour exceller, et dissimule, sous un climat de bonhomie et de badinage stérile, la nature laborieuse et ambitieuse de qui, s’il se sait un labeur, préfèrerait témoigner de sa plus haute fonction et de son plus ardent effort : le livre contemporain apparaît exactement où disparaît l’Œuvre. On a trop fait de ces occasions un divertissement pour foules passantes et peu impliquées, on racole largement pour transmettre l’illusion que n’importe quel liseur est un lecteur digne et suffisant, c’est pourquoi on en reste au terrain du hobby où l’écrivain se met à la portée de l’audience distraitement puérile, bêtement inessentielle, avaleuse d’histoires. On comprend toujours trop facilement ce que l’auteur a fait, comme si c’était pour lui une simple occupation ou un jeu accessible : mais pourquoi ? L’auteur n’est-il pas professionnel ? Sa discipline ne requiert-elle nulle compétence spécifique ? Seriez-vous content si vous aviez absolument compris l’interview d’un physicien alors que vous n’y avez au préalable nulle connaissance ? Ne supposeriez-vous pas que ce physicien cache plus qu’il ne révéle ou, sinon, qu’il est probablement mauvais d’en savoir si peu, du moins qu’il se contente de beaucoup vulgariser ? On suppose indûment que le métier d’écrivain n’est qu’une faible extension de la capacité de n’importe qui – c’est certes la réalité des « écrivains » présents qui ne surpassent guère la mesure du débutant appliqué –, mais ce n’est point la hauteur d’une étude consciencieuse d’un art ou d’un artiste spécialisé. D’ailleurs, on constate presque toujours que le présentateur ne s’intéresse qu’en apparence à celui qu’il interroge, il n’interroge jamais sur ce qui touche à l’écrit, au fait d’écrire, à la composition même, ses questions n’ont jamais rien d’essentiel, l’auteur n’y risque non plus jamais rien, elles ne consistent qu’en variations de questions déjà posées à d’autres, n’ont particulièrement rien de critique, elles servent surtout à faire pérorer longtemps une personne sur des réflexions assez extérieures à son travail d’artiste s’il en est un, comme les thèmes abordés dans son livre et qu’on épuise l’un après l’autre (sans d’ailleurs que l’auteur y semble particulièrement compétent) – la vanité de ces soliloques où l’on perçoit combien l’auteur cherche quoi dire ! Ce ne sont qu’à peine des questions au sens où il ne s’y trouve pas de forme véritablement dialoguée, nulle réciprocité dans le cas courant, le journaliste s’effaçant – ne risquant jamais une opinion – sur ce dont il n’a évidemment nulle capacité et probablement pas d’avis. Est-ce qu’on croit que pour savoir ce que fait un écrivain, il suffit d’avoir lu beaucoup de livres ? Même le lecteur abondant, boulimique, élisant peu, est souvent moins fin et judicieux qu’un autre qui sélectionne beaucoup, qui filtre et espère avant de lire : c’est toute la différence du goinfre au gourmet. Se représenter un avaleur de yaourts, obèse, interrogeant un paysan-artisan sur sa fabrique de lait : « Combien de fois par jour fait-on la traite ? Il y a des machines pour ça ? Vous travaillez avec amour ? »… autant de questions désespérantes pour l’agriculteur qui voudrait réfléchir un peu à son métier et ne pas juste répéter les lapalissades pour Parisiens incultes en vacances et ponctuellement curieux. Cette vacuité est toujours l’impression qu’un auteur tire de ces prestations : on n’y a pas même frôlé la teneur de son métier. Spectateur, auditeur, sache bien que ce que tu entends de ces interviews n’a presque jamais rien à voir avec la profession d’artiste, et que les artistes sont les premiers à s’en sidérer ou s’en moquer. On ne connaît pas un vrai écrivain qui prenne plaisir à répondre à ces interviews ni à en écouter. On en rit entre nous ou in petto : c’est de la communication pour gens crédules. Et l’audience, si attentive et dupe, fait partie de nos risées : on s’imagine quelle naïveté on lui aurait faite pour l’ébahir, selon la question piètre et prévisible de l’intervieweur !

Il faut convenir que ces entretiens ne délivrent que de stupides paraphrases d’un livre – en général le dernier paru –, que leur propos ne fait que répéter un contenu, qu’ils sont d’ailleurs généralement imposés par des éditeurs qui ainsi « se placent », et que, si l’on n’attribuait pas aux auteurs un ego énorme dont ils ne disposent que quand ils ont le temps des palabres c’est-à-dire quand ils n’écrivent guère et ne sont pas écrivains, on se demande ce qu’ils auraient à gagner à ces questions dont ils détiennent facilement les réponses qu’ils récitent vagues pour ne point importuner par des précisions qu’on ne leur réclame jamais – au mieux lèveront-ils de potentiels malentendus sur ce que leur ouvrage ne dit pas, et ce doit être alors ennuyeux pour eux, et même importun, de deviner comme on peut les avoir si mal entendus et ainsi comme ils auraient dû s’exprimer sans ambiguïté pour correspondre à la bête mesure commune. On y sent l’ennui gourmé de l’écrivain qui ne rend jamais de question à son interlocuteur, ne demande jamais si l’on a apprécié son œuvre (car il n’ose pas présumer que l’autre l’a lue !), n’intervient jamais dans les interrogations posées à d’autres auteurs quand il y en a ; rien n’y présente le caractère d’une conversation constructive ou d’un échange franc. L’écrivain se fait flatter, se laisse bercer à son aise, apprécie la manière distinguée qu’on a trouvée pour l’amadouer, attend qu’on le sollicite avec affabilité, qu’on le consulte gentiment, qu’on l’idolâtre, qu’on conforte son amour-propre et sa vanité, mais il n’a aucun moyen d’apprendre grand-chose, ni même une chose, d’une mise en scène si cérémonieuse et artificielle. S’il avait songé seulement à former la pertinence de son vis-à-vis et du public, à les édifier un peu sur son art et sur son travail, il les interpellerait quelques fois, provoquerait leurs réactions par des propos hardis et vraiment artistes, il les remuerait contre des préconceptions, il ne saurait en tous cas tolérer la paralysie d’une situation ronflante où il perd son temps à des poses attendues et gaspille ses mots en les rendant publics, lui qui a les mots pour spécialités et pour trésors. Il sait qu’on le maintient dans une imagerie, lui dont la fonction principielle est d’échapper par les textes aux stéréotypes. Il est ainsi entretenu à une paresse au lieu d’être défié à des actes : cela vaut grand mépris pour lui s’il est artiste. Au terme de ces entretiens, chacun doit honnêtement reconnaître que rien ne s’est créé, que personne, pas même l’audience, ne sort édifié de quoi que ce soit, qu’on n’a à peu près rien conservé, aucune autre information qu’un titre ou deux, de ce bavardage codifié et courtois. Chacun pense que l’écriture est bien toujours la même chose, est conforté dans son idée antérieure de la lecture, a oublié ce qu’il préfère ne pas retenir ; rien de violent ni de dur n’a émergé, on n’a rien assimilé de neuf, on n’est bouleversé par nulle révélation, on quitte la discussion comme après un zapping idiot de trois heures, visée typique du divertissement, et rien ne s’est établi, pas une alternative, pas un soupçon ou un doute, en sorte que l’enjeu même d’un livre n’a jamais été abordé, qu’on ne sait toujours pas diriger ses soins à apprendre à lire, du moins à lire mieux. On n’a rien fait, rien fabriqué en pensée, ce qui est bien l’usage du livre contemporain ; mais, de surcroît, loin d’être uniquement anodin et de s’en tenir à conserver de la littérature un respect assez haut pour défendre l’imbécile de s’y livrer et d’y fourrer sa truffe sale et corruptrice, on a encore promu l’idée, terriblement nuisible, de littérature foncièrement inoffensive, d’une bonasserie d’amateur, d’un divertissement innocent, d’une aménité morale, en somme : d’une culture, et l’on a gagné tout le monde à la pensée qu’il lit très bien et qu’il a raison de ne pas cesser de lire très mal comme il fait. Tout le goût qu’on peut encore trouver à ces prestations normées, tous leur inattendu et leur sel, ne réside qu’en l’espoir réducteur et condescendant – un espoir de propriétaire –, que l’auteur soit drôle ou original, extravagant et badin, indiscret peut-être, comme on aime à s’imaginer l’artiste « épatant », un troubadour pour société élégante, un bouffon plaisant et chatoyant, au service d’une imagerie de l’inspiration et de la verve qui, populaire, n’a absolument rien à voir avec le labeur intègre de l’artiste, avec la force créatrice surtout de qui doit tâcher de ne jamais répéter ce qu’on s’apprête à entendre. On convertit ainsi l’élevé en spectacle, et le voilà qui perd toute grandeur ; l’écrivain se livre au jeu qui l’avilit définitivement, paraît bientôt le cuistre faussement libre qui sait adroitement croiser les jambes et soupeser le menton, la sagesse ne devient qu’une facilité de conversation, on en vient à mesurer la grandeur d’un être exclusivement à l’amour feint qu’on lit en le regard de qui l’interviewe, et l’on perd son discernement propre et subtil au seul bénéfice de critères-à-disposition. Ce théâtre n’enseigne rien à personne et, pire, insinue le contentement de ce qui n’est pas littérature ; il est une vacuité immense et désolante, vecteur de bourgeoisie décadente, et c’est probablement pourquoi on le perpétue : le spectateur s’en sent valorisé car il n’a rien appris, ce qui lui est incontestablement la preuve qu’il était « déjà assez savant comme-il-faut ».

Il faudrait reconcevoir toute cette mascarade, y remettre de la puissance au lieu de cette efféminité de thé-goûter, refaire en entier le mode de ces « conversations » pour les rendre utiles et y instruire une évolution et au moins la possibilité des bilans (mais quel bilan ferait-on d’une interview de M. Trappenard ?), commencer particulièrement par y rétablir la discussion au sens un peu batailleur qu’on applique aux prémices de la dispute – ces interviews devraient contenir un espoir de changement, comme la littérature vraie y aspire. L’entretien ne viserait directement à la valorisation de personne, il n’y figurerait nulle promotion, moins encore faite par l’écrivain (pourquoi ne pas juste afficher à l’écran, pendant les débats, la quatrième des parutions plutôt que d’obliger l’auteur à l’énième présentation de son livre – ignore-t-on combien cette rengaine est mortelle pour l’artiste ?!), mais il produirait en direct de la pensée nouvelle. C’est pourquoi l’interview ne saurait être conduite que par un artiste du domaine concerné, les présentateurs généralistes étant toujours trop ostentatoires pour des éclosions de réflexion et ne sachant jamais élire l’important. On impliquerait des auteurs qui, sans chercher à tout prix la querelle, auraient le souci de bâtir des vérités profondes sur l’art, d’élaborer ou de parachever des poétiques, de faire valoir des représentations plus justes sur la littérature censée révéler l’homme et le monde, opposant et comparant leurs conceptions, confrontant et analysant techniques et résultats, se mettant enfin à l’épreuve de l’examen et du jugement. L’émission serait l’occasion d’entrer en la fabrique du livre, en l’intimité professionnelle des artistes, c’est pourquoi l’analyse d’extraits y tiendrait une place nécessaire et instructive, parce que ce n’est qu’à partir du produit observé minutieusement qu’on juge la vertu du producteur. Le spectateur, grâce à ces entretiens, devrait recevoir l’impression privilégiée de s’immiscer au cœur des ateliers d’artistes, comme parmi les salons de Mallarmé, et acquérir par imprégnation quelques moyens d’une expertise, déciller ou affiner son regard, juger mieux ; ainsi une telle instruction, où jamais l’écrivain, conscient de sa dignité, ne consentirait à attendre qu’on lui pose des questions de novices, et où, avare de ses mots si précieux, il s’inciterait à un véritable développement intellectuel et concret de son œuvre, obligerait-elle le témoin à prendre position, à s’interroger, à douter de ce qu’il aime ou croit savoir, tandis qu’aujourd’hui il ne fait en écoutant qu’être toujours d’accord parce qu’il n’y a pas même d’auteurs qui s’y opposent en quelque chose. Un écrivain, justement parce qu’il a mieux à faire que bavarder – il est celui pour qui la parole doit être acte –, serait toujours le meilleur arbitre d’une stagnation stérile des échanges, et saurait déterminer mieux que personne le moment de changer de sujet ou d’infléchir sa direction. On élaborerait ainsi un contenu, on édifierait sur l’art, au lieu de mettre à disposition d’une foule des sujets, préjugés et superficies, pour la conforter et la distraire – on redonnerait une valeur aux artistes et aux arts au lieu d’en faire des bouffons élégants et des passe-temps de six-heures-un-quart. On y réapprendrait non seulement combien la littérature est sujette à des critères objectifs au lieu de se contenter d’un relativisme d’épate où tout, pense-t-on par confort et à l’imitation des présentateurs qui feignent d’admirer des livres opposés, est « question de goût » – il ne serait évidemment pas imaginable qu’un écrivain vînt sans avoir lu le livre de confrères présents ni ne le critique positivement ou négativement, de manière toujours étayée –, mais en quoi réside la vertu profonde du dialogue entre artistes qui ne consiste pas en ce simulacre de questionnements presque révoltants tant ils sont inutiles et où un adulateur caresse l’invité d’inoffensives et baveuses louanges parce qu’il le doit à un marchand. Il y aurait certes parfois de la tension dans ces débats – comme quand Gainsbourg s’en prit à Béart sur ce que la chanson lui était un art mineur, sans initiation, une sorte de facilité –, mais de telles virulences sont bonnes si l’on veut soulever des progrès dans la représentation des arts : il faut des artistes qui interrogent, révoquent en doute, blessent rien qu’un peu les conventions quiètes où l’on croupit et macère, afin de libérer des carcans d’écoles ou pour poursuivre mieux des traditions trop figées, suivies avec excessive fidélité, sans plus de compréhension ni de recul, bête opiniâtreté que même les fondateurs auraient jugée absurde et offensante. 

Mais pour l’heure, on ne dispose même pas de l’appréhension de ce que serait une telle interview, un si grand test, tant ce qu’on diffuse est bouffi et confit, convenu et ridicule. Pour moi, je sais que je n’accepterais pas d’être interrogé avec cette « mollesse de plateau » où l’on devine d’avance tout ce qui va se dire au sujet de clichés et de platitudes sans effet et altérant la noblesse de l’écrivain ; j’aurais trop envie de m’écrier : « Mais pourquoi me posez-vous cette question rebattue ? Qui pensez-vous que cela puisse intéresser d’intelligent ? » tant j’aurais le soin d’une distance critique sur ce qu’on me demanderait ; surtout, je ne saurais m’y plier sans retour, sans être tenté de m’adresser à l’animateur comme à une personne humaine, curieux de savoir ce qu’il pense ou ce qu’il est. Mais enfin écoutez ! écoutez ce qu’on y demande ! Songez alors pour laquelle de ces questions, si vous étiez artiste sûr et sans complaisance, vous auriez, là, comme votre fonction vous y engage, le sentiment honorable de créer, c’est-à-dire de bâtir quelque chose de neuf !

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Commentaires
P
Votre bel article m'a fait penser à cette citation de Baudelaire, je vous la livre, vous la connaissez peut-être : "Il serait prodigieux qu’un critique devînt poète, et il est impossible qu’un poète ne contienne pas un critique."
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